SOUVENIRS D'ENFANCE La premiere journee, celle de la Noel, ne fut pas une vraie journee de chasse : il fallut aider ma mere ä mettre en ordre la maison, clouer des « bourrelets » aux fenetres (qui soufflaient des musiques glacees) et ramener, de la pinede voisine, une grande recolte de bois mort. Cependant, malgre tant d'occupations, nous trouvämes le temps de placer quelques pieges au pied des oliviers, dans la «baouco» gelee, mais constellee d'olives noires. Lili avait reussi ä conserver des aludes dans une petite caisse oü elles se nourrissaient de papier buvard : servies au milieu des olives, elles seduisirent une dou-zaine de grives, qui tomberent de branche en broche pour completer le repas de Noel, qui eut lieu le soir meme, car nous fimes le grand souper «des treize desserts », dev ant un brasier petulant. Lili — notre invite d'honneur — observa tous mes gestes, et s'efforsa d'imiter le gentleman qu'il croyait que j'etais. Dans un coin de la salle ä manger, un petit pin, devenu sapin pour la cirConstance : ä ses branches etaient suspendus une douzaine de pieges tout neufs, un couteau de chasse, un poudrier un train ä ressort, du fil d'archal pour faire des collets, des Sucres d'orge, un pistolet ä bouchon, enfin toutes sortes de richesses. Lili ouvrait de grands yeux, et ne disait pas un mot : on l'aurait pris sous un chapeau. Ce fut une soiree memorable : je n'en avais jamais vecu d'aussi longae. Je me gavai de dattes, de fruits confits, et de creme fouettee; je fus si bien seconde par 144 LE CHATEAU DE MA MERE Lili que vers minuit, je constatai qu'il respirait par saccades, et qu'il gardait la bouche ouverte pendant des minutes entieres. Par trois fois, ma mere nous pro-posa le sommeil. Par trois fois nous refusames, car il restait encore des raisins sees, que nous croquames sans plaisir veritable, mais a cause du luxe qu'ils repre-sentaient. Vers une heure du matin, mon pere declara que «ces enfants allaient eclater», et se leva. Mais a ce moment meme, je crus entendre au loin les cris de souris de la bicyclette de l'oncle Jules : cependant, il etait une heure du matin, et il gelait a pierre fendre : sa venue me parut tout a fait improbable, et je croyais avoir reve lorsque ma mere tendit l'oreille, et dit surprise : — Joseph, voila Jules! Est-ce qu'il serait arrive quelque chose ? Mon pere ecouta a son tour : les crissements se rapprochaient. — C'est lui, dit-il. Mais sois sans inquietude : s'il etait «arrive quelque chose», il ne serait pas venu jusqu'ici. II se leva, et ouvrit la porte toute grande : nous distinguames la silhouette d'un ours enorme, qui debouclait les courroies du porte-bagages : l'oncle fit son entree dans un pardessus de fourrure a longs poils, que completait un cache-nez a quatre tours, et il posa un gros paquet sur la table en disant: « Joyeux Noel!» tandis qu'il deroulait son cache-nez. 145 SOUVENIRS D'ENFANCE J'ouvris aussitot le paquet : encore des jouets, encore des pieges, un gros sac de marrons glaces, et une bouteille de liqueur. Mon pere fronca le sourcil : puis il examina l'eti-quette, qui brillait de plusieurs couleurs, et parut ras-serene. — Voila, dit-il, une liqueur honnete! C'est du vin, oui, mais du vin cuit : c'est-a-dire qu'en le faisant bouillir, on l'a debarrasse de son alcool! II nous en versa deux doigts a chacun, et la fete continua, tandis que ma mere emportait Paul endormi. — Nous sommes heureux de votre venue, dit mon pere, mais nous ne vous attendions pas... Vous avez done abandonne Rose et le bebe ? — Mon cher Joseph, dit Poncle, je ne pouvais pas les conduire a la messe de minuit, a laquelle je n'ai jamais manque d'assister depuis mon enfance. Et d'autre part, il n'eut pas ete raisonnable de rentrer a la maison vers une heure du matin, en prenant le risque de les reveiller. J'ai done choisi d'entendre la messe de Noel dans l'eglise de La Treille, et de monter celebrer avec vous la naissance du Sauveur ! Je trouvai qu'il avait eu une heureuse idee, car je deshabillais deja les marrons glaces, sous les yeux de Lili qui n'en avait encore jamais vu. — Cette messe, dit l'oncle, a ete tres belle. II y avait une creche immense, l'eglise etait tapissee de romarins en fleur, et les enfants ont chante d'admirables Noels provencaux du quatorzieme siecle. C'est pitie que 146 LE CHATEAU DE MA MERE vous n'y soyez pas venu! — Je n'y serais alle qu'en curieux, dit mon pere, et j'estime que les gens qui vont dans les eglises pour le spectacle et la musique ne respectent pas la foi des autres. — Voila un joli sentiment, dit l'oncle. D'ailleurs, venu ou non, vous y etiez tout de meme ce soir. Et il se frotta les mains joyeusement. — Et comment y etais-je ? demanda mon pere sur un ton un peu ironique. — Vous y etiez avec toute votre famille, parce que j'ai longuement prie pour vous! A cette annonce imprevue, Joseph ne sut que repondre, mais ma mere fit un beau sourire d'amitie tandis que l'oncle se frottait les mains de plus en plus vite. — Et quelle faveur avez-vous demandee au Tout-Puissant ? dit enfin Joseph. — La plus belle de toutes : je l'ai supplie de ne pas vous priver plus longtemps de sa Presence, et de vous envoyer la Foi. L'oncle avait parle avec une grande ferveur, et ses yeux brillaient de tendresse. Mon pere, qui mastiquait avec un plaisir evident trois ou quatre marrons a la fois, prit un temps pour achever cette bouchee, l'avala d'un coup de glotte, et dit d'une voix un peu voilee : 147 SOUVENIRS D'ENFANCE — Je ne crois pas, vous le savez, que le Createur de PUnivers daigne s'occuper des microbes que nous sommes, mais votre priere est une belle et bonne preuve de Pamitie que vous nous portez, et je vous en remercie. Alors, il se leva pour lui serrer la main. L'oncle se leva, lui aussi : ils se regarderent en souriant, et l'oncle dit: — Heureux Noel, mon eher Joseph! II lui saisit l'epaule dans sa grosse main, et l'embrassa sur les deux joues. Les enfants ne connaissent guere la vraie amitie. Iis n'ont que des « copains » ou des complices, et changent d'amis en changeant d'ecole, ou de classe, ou meme de banc. Ce soir-lä, ce soir de Noel, je ressentis une emotion nouvelle : la flamme du feu tressaillit, et je vis s'envoler, dans la fumee legere, un oiseau bleu ä tete d'or. * * Lorsqu'il fallut enfin aller dormir, je n'avais plus sommeil. C'etait trop tard. Je comptais faire la conversation avec Lili, pour qui ma mere avait installe une paillasse dans ma chambre : mais il avait un peu « force » sur le vin cuit, que mon pere connaissait mal, et s'endormit sans avoir eu la force de se deshabiller. Etendu sur le dos, les mains sous la nuque, et les yeux grands ouverts dans la nuit, j'evoquais les images LE CHATEAU DE MA MERE de ce beau réveillon, illumine par la bonté de l'oncle Jules, lorsque je fus envahi par une grande inquietude : je venais de penser á l'histoire du soldat Trinquette Edouard, que mon pere avait un jour racontée á table. Ce Trinquette, qui était le cousin de M. Besson, faisait en ce temps-lá son service militaire á Tarascon. Le papa Trinquette, qui était veuf, adorait son fils unique, et s'inquiétait grandement de son sort. Or, il découvrit un jour, avec joie, que le colonel du regiment n'était rien d'autre que son meilleur ami d'enfance... II sauta aussitôt sur sa plus belle plume, et lui écrivit une longue lettre, pour lui rappeler de tou-chants souvenirs, et lui recommander son fils, sujet ďélite, et seule consolation de ses vieux jours. Le colonel — ami fiděle — fit sur-le-champ appeler Trinquette Edouard, pour l'assurer de sa bienveil-lance : mais l'adjudant de semaine vint lui apprendre — au garde-á-vous — que le sujet ďélite était parti depuis huit jours en permission extraordinaire pour assister aux obsěques de son vieux pere, consoler sa mere éplorée, et régler de délicates questions d'héri-tage avec ses quatre fréres et sceurs. Le colonel fut tout pres de périr d'apoplexie, et la maréchaussée se mit á la recherche du farceur. Comme Tarascon est une petite ville, ou les gens parlent volontiers, on le découvrit le soir merne, á l'Hotel des Trois-Empereurs, oú il faisait le quatriéme, car il vivait cache dans la chambre d'une servantě rousse, qui le ravitaillait aux dépens de la cuisine. Les gendarmes surgirent au premier tiers d'un páté de 148 149