Laval théologique etphilosophique, 46, 2 (juin 1990) DIMENSION COLLECTIVE DES DROITS FONDAMENTAUX : LE RÔLE DE L'ÉGLISE * Pierre PATENAUDE RÉSUMÉ. -- Le respect des droits fondamentaux repose avant tout sur l'éducation aux valeurs. Déplus, quelle quepuisse tre la qualité des Chartes, les bénéficiaires de ces droits nepourront jouir des libertés lesplus essentielles que s'ils bénéficient de conditions de vie compatibles avec la dignité humaine. ce titre, souvent les droits fondamentaux individuels ne seront effectifs que si l'exercice de certains droits collectifs est auparavant assuré. Mais parfois la protection des droits collectifs ne sefera qu'au prix de certaines limites des libertés individuelles et alors, un conflit de valeurs se présente. -- ce niveau, l'Église a un rôle important : en tant qu'éducatrice, elle doit transmettre les valeurs véhiculées par les Chartes des droits tout en gardant une approche critique si les décisions des gouvernements et tribunaux relatives aux droits fondamentaux ne sont pas conformes l'idéal chrétien. Enfin, la communauté ecclésiale devra tout mettre en oeuvre pour assurer soit la mise en place, soit le maintien de structures démocratiques, car l repose la meilleure garantie du respect des droits de l'homme. Solidarité, fondement des droits humains ! Ce thme nous rappelle la dimension collective de l'instauration d'une société respectueuse des droits de l'homme. OEuvre collective, car le respect des droits fondamentaux repose avant tout sur l'éducation aux valeurs véhiculées par les Chartes des droits. Solidarité, car l'exercice des droits fondamentaux suppose que les titulaires bénéficient de conditions de vie compatibles avec la dignité humaine: la pauvreté, l'ignorance, la désintégration * Rapport présenté au Colloque international sur La culture chrétienne devant les droits humains , tenu sous l'égide de la Fédération internationale des universités catholiques, dans le cadre de la Commémoration du bicentenaire de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen, l'Institut des droits de l'homme, Université catholique de Lyon, 20-23 septembre 1989. 167 PIERRE PATENAUDE sociale amnent en effet une situation de déshumanisation qui rend souvent bien illusoire l'octroi de libertés fondamentales. ce titre, parfois les droits fondamentaux individuels ne seront effectifs que si l'exercice de certains droits collectifs est auparavant assuré. Il y a cependant un prix payer: nous le verrons plus loin, parfois la reconnaissance et l'exercice de droits collectifs fondamentaux implique une limite de certains droits individuels enchâssés dans les Chartes, ce qui cause un conflit de valeurs. OEuvre collective, source parfois de conflits de valeurs, la protection des libertés et droits fondamentaux est un champ d'action important pour l'Église, collectivité institutionnelle consacrée la dignité de la personne. I. DROITS FONDAMENTAUX INDIVIDUELS ET DROITS COLLECTIFS Monsieur Peter Leuprecht, directeur des droits de l'homme au Conseil de l'Europe, décrit les droits collectifs comme étant ceux qui présupposent l'existence d'autres hommes, de groupes, de communautés avec et dans lesquels on les exerce l . Pour Monsieur le professeur Pierre Carignan, on peut qualifier tel un rapport le droit établi en faveur d'une collectivité2 . Les droits linguistiques et culturels des ethnies en sont le prototype. Peuvent aussi tre qualifiés tels la liberté de réunion, d'association et les droits démocratiques comme le droit des élections libres. Parfois, le défaut d'accorder une protection efficace ces droits collectifs amnera, de fait, une mise l'oubli des droits fondamentaux individuels. D'autre part, il peut se présenter des cas o la protection des droits collectifs ne se fera qu'au prix de certaines limites des libertés individuelles et alors, un choix politique devra tre fait. Voyons trois cas titre d'exemple. Premier exemple : Liberté d'expression et liberté de choix L'idéal démocratique impose que l'électeur jouisse non seulement de la liberté d'expression mais aussi que son choix soit libre. Or, une publicité incontrôlée, une propagande sans limite peut diriger l'électeur d'une façon telle que seule l'option prônée par les bien nantis, par les puissants, puisse tre choisie ; alors, le droit collectif de vivre en démocratie peut devenir illusoire. On sait que souvent le pouvoir en place s'assure d'une inamovibilité tout simplement en inondant les médias de publicité partisane. Le contrôle de la propagande peut donc devenir essentiel au processus démocratique, mais il comporte nécessairement une limite la liberté individuelle d'expression. Ainsi, parfois, pour empcher les organismes puissants, tels les syndicats ou les compagnies multinationales, d'accaparer les médias et ainsi fausser le processus 1. Droits individuels et droits collectifs dans la perspective du droit au développement , dans Droits de l'homme et droit au développement, Centre des droits de l'homme, Université catholique de Louvain, Bruxelles, Bruylant, 1989, p. 9. 2. De la notion de droit collectif et de son application en matire scolaire au Québec , (1984) 18 R.J.T. 1, p. 9. 168 DIMENSION COLLECTIVE DES DROITS FONDAMENTAUX... démocratique, on s'assurera que seuls les partis politiques aient droit de faire des dépenses des fins de propagande électorale3 . Mais en limitant ainsi l'accs la publicité, on bâillonne l'expression des groupes non affiliés ces partis politiques ou encore celle d'individus qui voudraient faire connaître leur opinion au moyen d'achat de publicité. Entrent donc en conflit d'un côté la liberté d'expression, de l'autre la protection du processus démocratique. Le mme dilemme se présente lors de référendum 4 , et l'exemple québécois en est révélateur: lors du récent référendum sur le projet de souveraineté-association, le législateur québécois avait, dans le cadre de la Loi sur la consultation populaire5 , réglementé rigoureusement les dépenses publicitaires dans le but d'assurer une présence égale chacune des deux options en présence, cet équilibre devant permettre aux citoyens déjuger lesdites options leur réelle valeur6 . Mais dans un cadre aussi rigide, les tenants de solutions autres que celles prônées par les camps du oui ou du non furent laissés pour compte. Selon certains, il y eut muselage politique. Que ce soit lors d'élections ou de référendum, les tribunaux7 peuvent tre appelés, en dernier ressort, porter un jugement sur la raisonnabilité des limites la liberté d'expression imposées dans le but d'assurer un équilibre équitable de la propagande. O se trouve le compromis entre la liberté individuelle et la restriction rigide ? Choix trs politique que doit faire le pouvoir judiciaire ! Deuxime exemple : La liberté de réunion et d'association pour les démunis L'homme parvient trs difficilement un sens de la responsabilité si les conditions de vie ne lui permettent pas de prendre conscience de sa dignité. {Gaudium et spes) Le droit de s'associer est un sine qua non pour les démunis : pour ces derniers, les autres libertés fondamentales demeurent illusoires s'ils ne peuvent obtenir des conditions de vie qui respectent la dignité humaine. C'est avec raison que Madame la professeure Jeanne Hersch écrivait récemment : Il semble parfois que les droits de l'homme, dont l'exigence s'enracine au plus profond du vécu de chaque tre humain, ne sont qu'une utopie ou un exercice de 3. Pierre PATENAUDE, La publicité-propagande électorale et référendaire au Québec , dans Travaux de l'Association Henri Capitant, Tome XXXII : Lapublicité --propagande (Journées portugaises), 1981, p. 571. 4. PATENAUDE, La réglementation du financement des campagnes référendaires, dans Travaux des XIIes Journées Juridiques Jean Dabin : La participation directe du citoyen la vie politique et administrative, Bruxelles, Bruylant, 1986, p. 123. 5. (1978) L.Q. 6. 6. Malheureusement, le gouvernement canadien ne se sentit pas lié au respect de cette loi québécoise et, quelques jours avant le référendum, il submergea les médias de propagande partisane, faussant ainsi le processus référendaire. 7. Voir titre d'exemples: Buckley v. Valeo 96 S. Ct. 612 (1976). National Citizens' Coalition Inc. / Coalition nationale des citoyens Inc. and Colin Brown c. The Attorney-general of Canada Court of Queen's Bench of Alberta, Judicial District of Calgary, 25 juin 1984, n° 8401-01295. 169 PIERRE PATENAUDE rhétorique, au fil de l'histoire. Comment encore oser parler des droits de l'homme alors que tant d'tres humains, dans tant de régions, se trouvent privés la fois de nourriture et de formation, livrés la faim, aux maladies, aux mouches, des conditions de vie pires que celles d'espces animales, et finalement une mort non moins anonyme. Le je de la liberté étant l'intersection de la nature donnée et de la liberté, dépend encore de la situation vitale o il se situe. Il est évident que si un tre humain vit sous la pression constante des besoins élémentaires satisfaire pour lui-mme et ses proches, sous peine de mort, il lui est difficile de vaincre cette angoisse élémentaire et immédiate pour faire de lui-mme, en tant qu'tre humain, un sujet libre et responsable. La sécurité -- qu'on a trop tendance oublier, ou mme mépriser quand on se trouve tre assez protégé et repu -- n'est pas autre chose que la mise distance ... des menaces de faim, de froid, de violence, d'abandon, qui psent sur les vivants dans la nature entire, o rgne la loi du plus fort8 . Or, pour obtenir des conditions de vie convenables, les démunis ne peuvent agir seuls : leur revendication doit s'exprimer collectivement si elle veut avoir quelqu'effet. Car si la communauté internationale n'est pas sensibilisée leur misre, si les autorités politiques locales ne font pas l'objet de pressions, si les médias ne sont pas alertés, la pauvreté demeure le lot de ces démunis. Seule une action collective de leur part pourra tre initiatrice de changement. Plusieurs privilégiés saisissent cependant les conséquences de l'exercice de la liberté d'association: réunis pour exiger des conditions de vie convenables, les démunis contestent inévitablement l'extrme concentration des biens. Ils exigent parfois que le droit la propriété privée s'estompe devant l'impérative nécessité d'un meilleur partage. La tentation chez certains est alors forte de restreindre la liberté de réunion et d'association pour protéger la paix sociale. D'autres ont déj allégué que le droit de propriété avait accédé au rang de droit fondamental et que ce dernier devait tre prééminent9 . C'est alors que la collectivité ecclésiale a un rôle d'éducation important : prendre position en rappelant l'idéal évangélique, influencer de cette manire législateurs et juges pour les amener mettre de côté leurs préjugés pour choisir avec impartialité et objectivité. Car parfois une politique d'aide aux défavorisés entraîne nécessairement une atteinte un droit fondamental individuel : la politique de discrimination positive (affirmative action) en est un bon exemple. Voil le seul moyen, semble-t-il, d'assurer aux membres de minorités visibles d'accéder soit aux professions stratégiques au point de vue social soit aux postes importants de la fonction publique. Une telle politique ne fut accordée que sous la pression collective des groupes minoritaires. Elle 8. Jeanne HERSCH, L'Universalité des droits de l'homme, défi pour le monde de demain , texte présenté au Colloque L'universalité des droits de l'homme dans un monde pluraliste, Strasbourg, 17-19 avril 1989. 9. Voir, titre d'exemples : Déclaration du droit de l'homme et du citoyen de 1789, a. 17 ; Déclaration islamique universelle de 1981, a. 16. 170 DIMENSION COLLECTIVE DES DROITS FONDAMENTAUX... semble néanmoins irréconciliable avec le concept d'égalité car elle est essentiellement discriminatoire ,0 : parfois, en effet, le postulant membre de la majorité se voit refuser l'accs soit un poste gouvernemental soit une faculté contingentée alors qu'un minoritaire, ayant des capacités tout fait identiques, y accédera en raison d'un motif d'impératif social prééminent. Le conflit de valeurs, encore une fois, est inévitable. Troisime exemple : Le droit la survie des minorités ethniques Le premier droit des minorités est le droit l'existence. (Jean-Paul II) Tout comme pour la personne qui a faim, le peuple qui est hanté par la question de sa survie doit tout d'abord assurer la permanence de sa langue et de sa culture. Et ici, la rgle est identique : seule une action collective de cette minorité aura quelques chances de succs. Mais les garanties collectives qu'elle obtiendra pourront parfois entrer en conflit avec des droits individuels, telle la liberté d'expression. Ainsi, les tribunaux suisses avaient vu juste lorsqu'ils établirent qu'on ne peut concevoir la garantie du maintien des langues nationales sans leur assurer un territoire propre ' ', que l'exercice des langues menacées est mieux garanti par la conservation de territoires linguistiques distincts et homognes 12 . Mais la création de territoires linguistiques homognes nécessite, en corollaire, la négation, sur ce territoire, du droit de cité aux autres langues. Limite la liberté d'expression ? Certes ! Mais par contre, le principe de la territorialité linguistique assure aux groupes suisses de langue italienne, française et allemande une certaine pérennité puisqu'ils sont protégés contre l'assimilation. Au mme titre, les Flamands belges sont assurés d'une protection efficace de leur langue depuis que la Belgique a instauré une frontire linguistique étanche; cependant, les Wallons qui vivaient en Flandre voient leur droit la liberté de choix en matire de langue grandement restreint. l'opposé, les Acadiens du Nouveau-Brunswick jouissent d'un statut linguistique d'égalité juridique. Cet État pratique la politique du libre choix individuel de la langue. En conséquence, les Acadiens minoritaires sont encore victimes de l'implacable assimilation puisque, depuis le génocide et la déportation des années 1755 1762, on ne leur ajamais accordé une assise territoriale o ils auraient pu imposer leur langue et leur culture. La politique du libre choix en matire linguistique respecte la liberté individuelle mais conduit l'assimilation du groupe économiquement ou démographiquement faible ; la politique de la territorialité linguistique, au contraire, assure la pérennité du groupe faible mais au détriment de la liberté de choix et, quelquefois, de 10. Michel J. SANDEL, Liberalism and the Limits of Justice, Cambridge University Press, 1982, pp. 135ss. Cf. Action positive : théorie et conséquences, Michael Krauss éd., Cowansville (Québec), Éd. Yvon Biais, 1989. Voir la cause Regents of the University of California v. Bakke, 438 U.S. 265 (1968), o un programme d'action affirmative fut jugé inconstitutionnel car contraire l'égalité devant la loi. 11. François DESSEMONTET, Le droit des langues en Suisse, Éd. officiel du Québec, 1984, p. 68. 12. Ibid., p. 69. 171 PIERRE PATENAUDE la liberté d'expression. Le choix est déchirant. Or, le Québec vit actuellement ce dilemme avec intensité. Le peuple québécois assiste, impuissant, l'assimilation fulgurante des canadiensfrançais. Il constate que, seulement l o ils disposent d'une assise territoriale, les francophones peuvent, sur le continent nord-américain, conserver leur langue et leur culture et ce, la condition d'y intégrer les immigrants. ce propos, sociologues et démographes affirment qu'il est essentiel de donner ce nouvel arrivant un message clair l'effet que la langue d'usage est, au Québec, le français. Pour ce faire, et pour lutter contre l'attraction de l'anglais, langue omniprésente en Amérique du Nord, le législateur a imposé le français comme unique langue dans l'affichage commercial. Protection essentielle, semble-t-il, la survie du groupe francophone, mais atteinte la liberté d'expression. La Cour suprme du Canada jugea cette limite au droit individuel non proportionnelle au but poursuivi et déclara, en conséquence, cette disposition inopérante 13 . En réponse, le législateur québécois adopta une nouvelle loi qui, de nouveau, imposait le français dans l'affichage commercial extérieur et il immunisa cette législation contre l'application des dispositions pertinentes des Chartes canadienne et québécoise. Bel exemple de conflit de valeurs et de perception: le législateur mettant l'emphase sur le besoin collectif de survie d'un peuple minoritaire, le judiciaire protégeant le droit individuel la liberté d'expression ! Les angloquébécois, alléguant l'immoralité de la nouvelle loi québécoise, firent appel aux évques du Québec. L'exécutif de l'Assemblée des évques du Québec, dans une réponse, marquée, notre avis, d'une grande sagesse, émit l'opinion suivante : En premier lieu, il est nécessaire de ne pas perdre de vue que le jugement d'une cour, fut-elle la Cour suprme, n'est pas décisif quand il s'agit d'établir la moralité d'une action et mme d'une loi. En second lieu, le jugement de la Cour suprme sur la loi 101 voit dans l'obligation de l'affichage unilingue français une violation d'un droit fondamental, celui de la liberté d'expression. Ce jugement est établi partir des Chartes et d'éléments de jurisprudence que les juges ont estimés pertinents: c'est un jugement de nature juridique. Comme tel, il est évalué par les juristes. Tout autre est la question de savoir si, dans les circonstances présentes propres au Québec, la Loi 178 et mme la Loi 101 sont défendables au point de vue moral. On ne peut répondre cette question dans l'abstrait... Pour que nous puissions dire immorale la Loi 178, il faudrait que la langue et la culture des anglophones du Québec soient vraiment menacées ; nous croyons plutôt que c'est le français qui demeure menacé, mme au Québec, étant donné, entre autres, la pénétration si facile de l'anglais dans nos foyers. Le français exige, mme ici, une protection supplémentaire 14 . Et cet extrait nous amne au rôle de l'Église en matire de libertés fondamentales. 13. Devine c. P.G. du Québec (1988) 2 R.C.S. 790. 14. L'Église canadienne, 22 (1989), p. 393. 172 DIMENSION COLLECTIVE DES DROITS FONDAMENTAUX... II. LE RÔLE DE L'ÉGLISE EN MATIRE DE DROITS FONDAMENTAUX Certes, le chrétien doit tre l'avant-garde de ceux qui luttent pour le respect des droits fondamentaux car la dignité de l'homme en est tributaire. Mais le rôle de l'Église ne se limite pas l'implication individuelle de ses membres. En tant que collectivité organisée, elle a un rôle politique important. Si véritablement elle veut s'engager titre d'appui l'instauration d'une société respectueuse des libertés, les actions privilégiées qui s'offrent elle sont de trois ordres: premirement, en tant qu'éducatrice, elle doit transmettre les valeurs qui sous-tendent les Chartes ; deuximement, elle doit garder une approche critique face aux décisions des tribunaux et législateurs ; et enfin, surtout, elle doit tout mettre en oeuvre pour assurer la mise en place de structures démocratiques et leur maintien. Premirement : Une tâche d'éducation La Charte la mieux rédigée risque de demeurer lettre morte si l'éducation aux valeurs qu'elle véhicule n'est pas faite. Ainsi, dans les pays o les libertés sont enchâssées dans la Constitution et o les tribunaux sont investis du pouvoir de déclarer inopérantes les dispositions législatives dérogatoires ces libertés, celles-ci obtiennent une protection maximale. Néanmoins, dans certains pays régis par de tels textes constitutionnels, souvent remarquables dans leur forme, l'État et ses citoyens portent parfois honteusement atteinte aux valeurs fondamentales. l'inverse, le Royaume-Uni fut longtemps le prototype d'un pays respectueux des libertés essentielles alors que ce pays n'a pas de Constitution écrite. Force est donc de constater que l'éducation est plus importante qu'un texte de loi, ft-il fondamental ! L'Église a une mission privilégiée : tre éducatrice pour éveiller au respect des droits fondamentaux. Un peuple formé aux valeurs éthiques imposera le respect des libertés fondamentales ses dirigeants politiques car ces derniers, surtout dans un systme démocratique, cherchent refléter l'opinion majoritaire ; tout au plus adopterontils une voie de compromis si la volonté de la majorité n'est pas facile saisir15 . Bref, la formation éthique de l'électorat assure que le législateur édictera des lois respectueuses des valeurs. Il en est de mme au niveau du judiciaire : les juges, n'étant pas des tres désincarnés, sont profondément marqués par les idées véhiculées: ils partagent quelquefois les préjugés de leur milieu, et dans des causes relatives aux droits fondamentaux, alors que sont en balance deux valeurs opposées (par exemple, les causes relatives l'avortement), il peut arriver que leur jugement soit profondément marqué par leur philosophie personnelle, allant parfois jusqu' faire abstraction des droits de l'homme. Mais mme lorsqu'un tribunal est formé de juges sensibles aux droits fondamentaux, son rôle demeure assez limité. En effet, l'action des tribunaux 15. PATENAUDE, La Loi : Instrument d'éducation populaire ou simple reflet de la volonté générale , dans Droit et morale: valeurs éducatives et culturelles, A. Mettayer et J. Drapeau éd., coll. Héritage et Projet, n° 37, Montréal, éd. Fides, 1987, p. 15. 173 PIERRE PATENAUDE est d'ordinaire a posteriori : ce n'est qu'aprs l'atteinte que l'appareil judiciaire est mis en branle et encore, la condition que la victime ait les moyens financiers et le courage d'intenter un recours. En outre, dans plusieurs pays, les magistrats ne peuvent imposer l'État une conduite, une obligation de faire. Bref, le meilleur moyen d'assurer le respect des droits fondamentaux demeure l'éducation populaire et celle-ci ne sera faite que par une action collective. Deuximement : Un devoir de critique Lorsque se présentent des conflits de valeur, la collectivité ecclésiale doit présenter la position que lui dicte l'éclairage évangélique. Elle doit alors indiquer la distinction entre droit et morale et indiquer les choix parlementaires ou judiciaires qui seraient moralement contestables. Alors, dans sa mission d'éducatrice, l'Église sera parfois appelée rappeler certaines données que le peuple peut tre porté oublier : ainsi, ce n'est pas parce qu'une loi est adoptée par un Parlement démocratiquement élu qu'elle est nécessairement morale. Le droit est ordinairement le triomphe des plus forts. C'est avec raison que George Ripert écrivait : Dans la réalité, la rgle juridique n'a été édictée que parce qu'une force sociale en a exigé l'existence, en étant victorieuse de celles qui s'y opposaient ou en profitant de leur indifférence [...]. Le plus fort sort vainqueur d'un combat dont la loi est le prix. Aprs quoi le juriste déclare gravement que la loi est l'expression de la volonté générale. Elle n'est jamais que l'expression de la volonté de quelquesuns 16 . Parfois, donc, l'Église devra tre le porte-parole des sans-voix pour contester une loi dérogatoire aux droits essentiels des démunis. Il devra en tre de mme quant certainsjugements relatifs aux droits fondamentaux. Lorsque se présente un conflit de valeurs, les tribunaux doivent souvent opter sans avoir l'aide de textes de loi ou encore de jugements antérieurs qui dirigeraient leur choix; alors, en démocratie, ils doivent rendre une décision compatible avec une vision morale respectueuse du consensus social, s'il en existe un ! Si au contraire, les tribunaux optent pour une voie opposée celle dictée par la majorité, il pourrait se présenter des cas o l'Église aurait l'obligation de contester ce choix et ce, particulirement dans les pays o les juges sont nommés leur poste, de façon unilatérale, par le pouvoir exécutif ; en effet, chez ces derniers, c'est souvent la vision d'une classe sociale aisée, possédante, conservatrice, proche du pouvoir qui risque de prévaloir. Or, dans plusieurs pays o les droits fondamentaux sont constitutionnellement enchâssés, ces 16. G. RIPERT, Lesforces créatrices du droit, Paris, L.G. D.J., 1955, p. 81. Voir aussi J.S. Mills, On Liberty, Introduction : The will of the people, moreover, practically means the will of the most numerous or the most active part of the people ; the majority, or those who succeed in making themselves accepted as the majority: the people, consequently, may desire to oppress a part of their number, and precautions are as much needed against this as against any other abuse of power. > 174 DIMENSION COLLECTIVE DES DROITS FONDAMENTAUX... magistrats ont souvent obtenu le pouvoir de déclarer inopérantes des lois démocratiquement adoptées par le Parlement17 . Des décisions judiciaires qui, tout en étant oeuvre intellectuelle puissante, pourraient parfois tre, dans la réalité quotidienne, une limite l'émancipation des démunis. Puisque le message évangélique privilégie ces derniers, l'Église devrait alors s'engager politiquement pour exiger le rappel de telles décisions judiciaires. Troisimement : Un rôle de soutien la démocratie Enfin, la meilleure garantie de respect des droits de l'homme réside dans le systme démocratique. Si l'Église désire réellement s'engager au soutien des libertés fondamentales, elle doit mettre son pouvoir de persuasion au service de l'idéal démocratique. Pour ce faire, elle doit elle-mme accepter de vivre dans le cadre d'un tel systme, ce qui implique que les normes morales chrétiennes ne soient pas nécessairement imposées par le droit. En effet, la loi issue d'une réelle démocratie est le résultat, souvent décevant, de compromis, d'hésitations, de recherches. L'ajustement de la loi humaine l'idéal chrétien se fera non pas par la coercition, mais uniquement par la persuasion ; ce titre, l'Église influencera le législateur uniquement si elle réussit convaincre le peuple de la justesse de ses vues. Car, en dernier lieu, c'est le Parlement élu qui doit demeurer le Souverain. Ou le peuple sera convaincu de la justesse de la position de l'Église, ou celle-ci devra vivre dans une société régie par un droit étranger l'idéal chrétien. Nous en revenons donc notre point de départ : seule la formation morale du peuple assurera que le législateur édicté des lois respectueuses des valeurs. * * * Essentiellement, les droits de l'homme visent protéger la liberté. Or, cette dernire est le pouvoir de choisir et il n'y a de vraie liberté que l o dans la pleine conscience, une personne ou une collectivité prend en charge sa propre destinée 18 . Ce pouvoir de choisir, cette liberté premire, ne sera effectif que si certaines conditions sont auparavant garanties et réalisées et pour ce, l'action collective est souvent nécessaire, la protection de certains droits collectifs est, dans certains cas, indispensable. 17. Certains auteurs soutiennent qu'il s'agit l d'un accroc majeur l'idéal démocratique. Ainsi, Michael MANDEL, The Charter of Rights and the Legalization of Politics in Canada, Toronto, Wall & Thompson, 1989, p. 38 : Once we admit the controversial nature of constitutionalrightsand the great differences in "interpretation" that can result from different ideological points of views amongjudges, and between judges and the rest of us, the idea that judicial review is democratic, in the usual sense of enhancing popular power, evaporates into thin air. In fact, with judges as protagonists, who not only are not responsible to anyone for their decisions but who are empowered to nullify the laws of those who are responsible, we are left with the conclusion that the Charter is even less democratic than the parliamentary democracy it is meant to keep honest. 18. Richard BERGERON, Jésus, l'Homme libre, Parabole, 12/1 (aot-septembre 1989), p. 4. 175