Chef-d'oeuvre de Breton, Nadja offre Fun des meilleurs exemples de ce que le surrealisme a pu apporter de neuf á la littérature francaise de ľentre-deux-guerres. Cette prose ne se laisse pas définir dans un genre precis. Écrit á la premiere personne, le livre appartient certes au genre autobiographique. Le récit central de la rencontre de Nadja relate en effet un episode de la vie de Breton : Nadja a existé; le poete ľa fréquentée en octobre 1926, et ľa revue ensuite jusqu'á son internement dans un hopital psychiatrique en mars 1927. Elle n'en sortira pas jusqu'á sa mort en 1941. Creature faible, contrainte á la prostitution, eile fut aussi « ľäme errante » qui initia le poete á de nombreux mystéres. Mais ce récit s'enchässe dans le discours ďun narra-teur qui pose á son occasion quelques questions fundamentales : «Qui suis-je?» est celie qui ouvre le livre. Annoncée par un grand nombre de « faits-glissades» qui éveillent son attention sur les vacillements de la réalité autour de lui, la rencontre de Nadja est un « fait-préci-pice », un vertige dans lequel se perd le poete et qu'il cherche ensuite á déchiffrer. Ľépilogue propose un hymne á ľamour et á la beauté qui s'adresse á une nouvelle femme aimée. Breton a voulu ce livre « battant comme une porte ». Le lecteur, á travers une prose somptueuse, y découvre, sans les déchiffrer toutes, les énigmes que cachent les apparences de ľexis-tence quotidienne. Dessin de Nadja pour André Breton (collection Elisa Breton). A.ľirt+or) « Elle va la téte haute » Apres de longs préambules oů sont décrits les signes annonciateurs ďun événement exceptionnel, Breton en vient au récit des journées passées avec Nadja. Au debut de ce récit se place la rencontre. La jeune femme apparait au cours d'une errance dans Paris, une de ces promenades sans but precis mais favorisant un etat de disponibilitě au « hasard objectif » qui fut un des exercices favoris des surréalistes (voir Aragon, Le Paysan de Pans, p. 333). Le 4 octobre dernier1, ä la fin d'un de ces aprěs-midi tout ä fait désceuvrés et trěs monies, comme j'ai le secret d'en passer, je me trouvais rue Lafayette : aprěs m'étre arrěté quelques minutes devant la vitrine de la librairie de ĽHumanité2 et avoir fait ľ acquisition du dernier ouvrage de Trotsky3, sans but je poursuivais ma route dans la direction de ľOpéra. Les bureaux, les ateliers commencaient ä se vider, du haut en bas des maisons des portes se fermaient, des gens sur le trottoir se serraient la mam, il commencait tout de méme ä y avoir plus de monde. J'observais sans le vouloir des visages, des accoutrements, des allures. Allons, ce n'étaient pas encore ceux-lä qu'on trouverait préts ä faire la Revolution. Je venais de traverser ce carrefour dont j'oublie ou ignore le nom, lá, devant une église4. Tout ä coup, alors qu'elle est peut-étre encore ä dix pas de moi, venant en sens inverse, je vois une jeune femme, trěs pauvrement větue, qui, eile aussi, me voit ou m'a vu. Elle va la téte haute, contrairement ä touš les autres passants. Si freie qu'elle se pose ä peine en marchant. Un sounre imperceptible erre peut-étre sur son visage. Curieusement fardée, comme quelqu'un qui, ayant commence par les yeux, n'a pas eu le temps de finir, mais le bord des yeux si noir pour une blonde. Le bord, nullement la paupiěre (un tel éclat s'obtient et s'obtient seulement si ľ on ne passe avec som le crayon que sous la paupiěre. II est interessant de noter, ä ce propos, que Blanche Dervaľ, dans le role de Solange, méme vue de trěs pres, ne paraissait en rien maquillée. Est-ce ä dire que ce qui est trěs faiblement permis dans la rue mais est recommandé au théätre ne vaut ä mes yeux qu'autant qu'il 1. « On est en 1926 » (note de ľauteur, 1962). 2. Cette librairie du journal du parti communiste francais se trouvait alors au 120, me Lafayette. 3. Breton avait été intéressé par la lecture, en 1925, du Lénine de Trotsky. 4. Ľéglise Saint-Vincent-de-PauI. 5. Interprete de la piece Les Détraquées de Pierre Palau, qui a été décrite auparavant dans le texte. 3C est passé outre ä ce qui est défendu dans un cas, ordonné dans ľautre ? Peut-étre). Je n'avais jamais vu de tels yeux. Sans hesitation j'adresse la parole ä ľincormue, tout en m'attendant, j'en conviens du reste, au pire. Elle sourit, mais trěs mystérieusement, et, dirai-je, comme'en connai'ssance de cause, bien qu'alors je n'en puisse rien croire. Elle se rend, prétend-elle, chez un coiffeur du boulevard Magenta (je dis : prétend-elle, parce que sur ľinstant j'en doute et qu'elle devait reconnaitre par la suite qu'elle allait sans but aucun). Elle m'entretient bien avec une certaine insistance de difficultés d'argent qu'elle éprouve, mais ceci, semble-t-il, plutôt en maniere d'excuse et pour expliquer l'assez grand dénuement de sa mise. Nous nous arrétons ä la terrasse d'un café proche de la gare du Nord. Je la regarde mieux. Que peut-il bien passer de si extraordinaire dans ces yeux ? Que s'y mire-t-il ä la fois obscurément de détresse et lumineusement d'orgueil? André Breton, Nadja (1928), éd. Gallimard.