Albert Jacquard : « La chose qui compte c'est l'échange » Propos recueillis par Anne B. Walter. Madame Figaro Curieux et passionné, ce grand homme de science publie à 81 ans son «Utopie», réflexion lucide et regard profondément humaniste de notre société. « Madame Figaro ». – Votre constat sur le monde actuel est sombre. Pourtant, à 81 ans, vous croyez tant en l’homme que vous proposez des pistes pour un monde meilleur. D’où vous vient cet espoir ? Albert Jacquard. – D’une nécessité intérieure. J’ai des enfants et des petits-enfants ; je ne peux pas lesabandonner. J’aurais le sentiment de trahir les générations qui viennent, en n’essayant pas de me battre. Contre quoi ? Contre le fait d’avoir bâti une société sur la compétition, ce qui est selon moi une erreur fondamentale. Qu’est-ce qui nous y oblige ? Rien. Nous acceptons de nous soumettre à toutes sortes d’obligations qui sont arbitraires. Puisque être un homme, c’est être capable de choisir son destin, alors allons-y : choisissons. – D’où, dans votre livre, l’appel à une réforme totale de l’enseignement. – Avec ses notations, ses concours, ses palmarès, notre système éducatif instaure la soumission, et la course contre les autres. Je prône un enseignement qui serait davantage fondé sur la solidarité : s’apercevoir qu’à plusieurs on fait mieux que tout seul. J’ai été professeur, et toujours refusé de noter mes étudiants. Le « meilleur élève », cela n’a aucun sens pour moi. Tel élève ne fait pas assez d’efforts? On le gronde, mais, pour autant, on ne le classe pas. On est à l’école pour se construire, pas pour dépasser les autres. Il faut laisser tomber les concours, et enseigner plutôt aux jeunes l’art de la rencontre. C’est cet art, difficile, qui peut sauver notre espèce. – Mais ce système de classement n’a-t-il pas toujours existé ? – Non, pas il y a dix mille ans. Quand on chassait le mammouth, on n’essayait pas d’être le meilleur chasseur de mammouth, ce qui aurait été parfaitement inutile. On essayait plutôt de se mettre à plusieurs pour en venir à bout. Il est urgent de réinterpréter les leçons du passé. – Un enfant n’a-t-il pas besoin de se soumettre à des règles avant d’inventer ? Cela semble avoir été le cas pour vous... – Bien sûr, et je ne prône pas le laxisme. Mais moi, j’ai obéi au point d’entrer à Polytechnique, ce qui n’est rien d’autre qu’un acte de mise en conformité avec la société. À Polytechnique, je n’ai rien appris. Il a fallu que j’en sorte pour pouvoir devenir moi-même. C’est à 39 ans que je me suis passionné pour la génétique mathématique, une discipline qui prenait son essor. Je m’en veux d’avoir tant attendu. – Scientifique mais aussi philosophe, engagé dans la cité... Cela fait penser à Blaise Pascal, l’humanisme. – À son époque, scientifique ou philosophe, on était les deux à la fois. Savez-vous que c’est Pascal qui a lancé les premiers transports en commun? Il avait fondé avec des amis une société qui a mis en place cinq lignes de six voitures à huit passagers dans Paris. Cela a eu un succès formidable. Il s’occupait de mathématiques, de controverses avec les jésuites, écrivait « les Provinciales », mais il s’intéressait aussi à son voisin. De mon côté, je ne me définis pas comme philosophe, je ne connais pas la différence entre Kant et Spinoza ! – Vous écrivez que, dès l’enfance, vous avez tant lu que cela vous a longtemps « coupé du monde ». Mais n’est-ce pas ce qui vous a rendu si apte à réfléchir sur lui? – Bien sûr, et loin de moi de renier les bienfaits de la lecture! Je constate que les apports que j’ai reçus vivent toujours. De temps en temps, il y a une belle pensée qui m’arrive, qui n’est pas de moi mais d’un autre, et soudain je réalise que je l’ai lue il y a bien longtemps. La seule chose que je déplore, c’est qu’on ne m’ait pas enseigné dès l’enfance à aller vers l’autre. Je l’ai appris plus tard. – En quoi consiste cet « art de la rencontre » que vous prônez ? – Notre époque présente la plupart des rencontres comme des occasions de confrontation, de lutte, de palmarès. Or, la seule chose qui compte, c’est l’échange. Aussi, la question décisive pour un être humain ne doit pas être : « Comment tirer profit de ce que j’ai reçu? », mais : « Comment organiser mes rapports avec les autres? » C’est notre regard sur l’autre qui doit être transformé. Il faut cesser de voir en lui un adversaire. – Dans votre essai, vous accusez la télévision d’être un outil néfaste. Cela vous met vraiment en colère ! – Je trouve là encore pervers de mettre des gens en situation de se concurrencer, exactement comme dans les cirques romains. Mais la télévision pose un problème plus vaste. On a mis cent mille ans habituer notre cerveau à transformer des sons en sens. Quand je dis « Ma-man », ces sons évoquent aussitôt mille choses. C’est devenu du sens. Une des caractéristiques humaines, c’est la capacité communiquer par des sons. Mais jusqu’à il y a un demi-siècle, on n’a jamais communiqué par des images qui bougent, et notre cerveau “la seule chose qui compte, c’est l’échange” n’est pas prêt pour cela. Du coup, il est fasciné par le fait que ça bouge. On est tous pris au piège : on se retrouve souvent comme un imbécile à regarder un écran, jusqu’au moment où on se dit : mais qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce que je regarde ? Rien. Ou plutôt, le fait que ça bouge. Il faudra plusieurs milliers d’années pour que notre cerveau s’habitue à transformer en sens des images qui bougent. En attendant, c’est un jeu dangereux. – Ce monde meilleur dont vous rêvez, croyez-vous que chacun est capable de le construire ? – Il y a la nature et l’aventure. Ma nature, je n’y peux rien : j’ai telle taille, telle couleur de peau. Par contre, mon aventure, d’une certaine façon, je la conduis et je peux l’orienter. Si je deviens un salaud, j’y suis un peu pour quelque chose. Certes, il y a des explications à cela, mais je reste responsable. Ce que je voudrais dire à chacun, c’est qu’il peut devenir celui qu’il choisit d’être. Et que le bonheur des autres compte dans son bonheur à soi. * « Mon utopie », aux éditions Stock. http://archives.madame.lefigaro.fr/psycho/20060920.MAD0004.html