Mères porteuses : entretien avec Élisabeth Badinter En mai dernier, le Conseil d’État se prononçait contre la légalisation de la gestation pour autrui. Un avis contesté par l’auteur de L’amour en plus (1). L’ évolution des mentalités, le droit réel à l’enfant, la marchandisation du corps…, la philosophe défend ici ses arguments en attendant la révision en 2010 de la loi sur la bioéthique. Madame Figaro. -Lorsque le Conseil d’État s’est prononcé en mai contre la légalisation des mères porteuses, vous avez estimé qu’il s’agissait d’un « avis moral qui ne tient compte ni de l’évolution des mentalités ni de l’évolution des techniques ». Votre position est-elle féministe ? Élisabeth Badinter. Pas seulement. Je défends cette position d’abord par souci d’humanité. Si je suis favorable à la légalisation et à l’encadrement de la gestation pour autrui (GPA), c’est qu’une telle loi permettrait à un couple, dont la femme ne peut porter d’enfant parce qu’elle n’a pas d’utérus, de devenir parents. Je la défends ensuite parce que je crois que l’amour est construction et que l’instinct maternel n’existe pas. Ça, c’est un acquis du féminisme ! Nous ne sommes pas des femelles animales qu’un flot d’hormones réveille au moment de l’accouchement – au point de prendre son nouveau-né dans les bras et de s’écrier : « Je le reconnais, c’est le mien ! » Les relations se tricotent au jour le jour. En outre, je suis une réaliste doublée d’une pessimiste, contrairement à ceux qui s’opposent à la GPA, que je trouve idéalistes. Au fond, pourquoi rejette-t-on l’idée qu’une femme puisse porter l’enfant d’une autre ? Parce que l’on pense que l’équilibre des enfants nés dans ces conditions est menacé, que les enfants de la mère porteuse vont être perturbés, qu’une femme qui porte l’enfant d’une autre n’aura pas le courage, à la naissance, de s’en séparer… Autant d’arguments que vous écartez… Oui, car j’ai une vision très réaliste de la maternité. De cette période, les femmes ont leur propre perception. Certaines aiment être enceintes sans pour autant avoir envie d’élever des enfants. D’autres se sentent douées pour éduquer des enfants mais trouvent insupportables les moments de la grossesse et de l’accouchement. Et puis il y a celles qui, en chemin, avortent. Compte tenu de tous ces cas de figure, je crois qu’une femme peut tout à fait porter l’enfant d’une autre, soit parce qu’elle aime cet état, soit parce qu’elle veut aider un couple en mal d’enfant. On peut porter un enfant sans fantasmer, sans créer de relations autres que physiologiques et bienveillantes. Quelles précautions faudrait-il prendre, selon vous ? La légalisation est le seul moyen d’empêcher toute dérive, comme la mercantilisation inappropriée du corps de la femme ou l’existence d’agences d’intermédiaires. Être mère porteuse ne peut donc devenir un travail. Alors même que l’enfant possède les gamètes de ses parents biologiques ! Qui est la mère, pour vous ? Celle qui va élever l’enfant. De même que j’ai toujours pensé que le père était celui qui élevait l’enfant, et non le géniteur. Comment analysez-vous l’hostilité quasi unanime des psychanalystes contre la légalisation des mères porteuses ? Je ne la comprends pas. Je trouve curieux qu’ils fassent si peu confiance à la parole. Il n’est pas difficile d’expliquer à un enfant dans quelles conditions il est né. Avec Amandine, l’enfant éprouvette, la dissociation du processus maternel s’est faite il y a vingt-cinq ans, et on n’en a pas fait toute une histoire. Je ne dis pas que ces enfants plus tard n’auront pas de problèmes ! Je dis aussi que les enfants nés dans les conditions les plus « orthodoxes » n’échappent pas non plus aux problèmes. Nous vivons sur une illusion que la famille traditionnelle est nécessairement bonne pour un enfant. Chacun vit avec ses poids, ses chagrins. C’est la condition humaine. Pensez-vous que la femme ait droit à un enfant à tout prix ? Il n’y a pas de droit à l’enfant inscrit dans le Code civil. Ni de droit moral à l’enfant, mais un droit réel à l’enfant. N’importe quelle femme, fût-elle droguée, violente, perverse, peut mettre au monde un enfant sans que la société s’y oppose. On ne peut pas sélectionner les femmes qui peuvent avoir des enfants ! À cause de cette crainte de l’eugénisme, la société n’interdit à aucune femme le droit d’attendre un enfant… et n’interdit à aucune femme d’avorter, ce qui est à l’honneur d’une société démocratique. À mon sens, ce fut une décision à prendre autrement plus lourde de conséquences que celle de légaliser la gestation pour autrui. Je trouve notre société beaucoup plus frileuse aujourd’hui qu’il y a trente-cinq ans. ÉTAT DES LIEUX La pratique des mères porteuses est interdite dans une majorité d’États européens, comme la France (en 1994), l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, l’Autriche et la Suisse. Elle est tolérée en Belgique et aux Pays-Bas, autorisée et encadrée au Royaume-Uni, pour les couples dont la femme est infertile. Dans certains États des États-Unis (Californie, Arkansas, Illinois) et provinces du Canada (Alberta, Nouvelle-Écosse), des agences mettent légalement en relation les parents demandeurs et les mères de substitution candidates. Coût de l’opération : 50000 €.