Cadeau OU recel ? Les policiers ont saisi les 271 inedits qui dormaient dans le garage de Pierre Le Guennec, I electricien de Picasso. On decouvre aujourd'hui que celui-ci est heritier dune autre collection du peintre, celle de son cousin par alliance, «Nounours», le chauffeur autrefois beneficiaire des largesses du martre. Enquete sur une histoire de famille a enigmes
Picasso,
son electricien et son chauffeur
/] a désormais une rubrique dans Wikipédia! Du « New York Times » á la BBC, les médias internationaux se sont affoles sur le cas de Pierre Le Guennec, 71 ans, l'homme aux 271 Picasso inédits, devenu l'electricien le plus célěbre de la planete. Pour le dénicher, il faut se rendre á Mouans-Sartroux, á un quart d'heure de Cannes. Pierre Le Guennec et sa femme Danielle nous recoivent chez eux, cornaqués par leur avocate Evelyne Rees, qu'ils ont trou-vée dans l'annuaire. Dans ce petit pavilion qu'ils ont retapé de leurs mains habitent éga-lement la mere de Danielle, 86 ans, et leur fils de 37 ans, qui travaille dans une quincaillerie. La déco est plutot rustique qu'Art deco. Sur les murs, des posters d'oeuvres de Picasso et une photo noir et blanc du peintre et de Jacqueline, sa derniére épouse. Une petite porte měne au garage, ce fameux garage qui, selon Pierre Le Guennec, abrita le carton plein de « bouts de papier »: des carnets de dessins, des croquis sur des enveloppes, un tresor ďinédits aujourd'hui estimé á 60 millions d'euros. « Oublié » pendant quarante ans. Ce n'est que debut 2010, aprěs une operation médicale de Pierre Le Guennec, que le carton est exhumé: le couple veut alors « mettre en
« Cheval ».
ordre les affaires pour les enfants ». « Ay ant vu qu'il fallait des certificats d'authenticite », l'electricien ecrit ä la Picasso Administration, l'organisme qui gere les droits des heritiers de l'artiste le plus prolifique - et le plus rentable -du siecle dernier. Le 9septembre, les Le Guennec empilent les dessins dans une valise
a roulettes, achetee pour l'occasion. Direction Paris.« On a pris kTGVen premiere classe, ce n'est pas notre habitude, mais on avait pew de se faire voler», dixit Danielle. Ce jour-la, ils ont rendez-vous avec Claude Picasso, le fils du peintre. Cest la rencontre de deux mondes. L'heritier multimillionnaire face a l'electricien
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Etude de « Main ».
UN CARTON PLEIN DE « BOUTS DE PAPIER ». TRESOR ESTIME A 60 MILLIONS D'EUROS,OUBLIE DEPUIS QUARANTEANS.
a la retraite. «H a tout bien ret pendant trois heures au moins. Et nous a dit qu'il reprendrait contact avec nous.» Les Le Guennec sont retournes a Mouans-Sartroux, confiants. Quelques jours apres, les policiers debarquaient chez eux, sai-sissaient les 03uvres, et ils se retrou-vaient vingt-quatre heures en garde a vue. Aujourd'hui, pas de veine, leur avocate leur apporte en cette veille de fetes une mauvaise nouvelle. «L'enquete preliminaire est close, et maintenant, il y a une information judiciaire ouverte pour recel.» Ce quelle nous traduit tout bas: «Bref, soit une convocation comme temoin assiste, soit une mise en examen.» Les heritiers Picasso ont depose plainte contre X, mais leur X crie le nom des Le Guennec. Pierre Le Guennec:« De toute fagon, pour nous, tout ga c'est du latin.»
Taxi de pere en fils
Du latin ? L'emergence des inedits semblait deja rocambolesque. Quinze jours apres le depot de plainte, un deuxieme rebondisse-ment vient epaissir le mystere. A Drouot, la
vente d'une autre collection Picasso, officielle celle-la, a ete suspendue au dernier moment. La raison ? Les Le Guennec, a qui Ton vient de confisquer leurs Picasso, font en effet partie des heritiers! Pierre Le Guennec s'avere etre un cousin de feu Maurice Bresnu, alias « Nounours », le chauffeur, homme a tout faire
Etude de femme nue.
et confident du peintre lors des six s dernieres annees de sa vie, qui a 3 glane lui aussi une imposante collec- = tion de cadeaux connue dans le mi-1 lieu de l'art. La veuve Bresnu - une & Le Guennec, c'est la cousine de| Pierre - vient de mourir, et c'est le reliquat de la celebre « collection Nounours » qui devait etre mis en vente. Y aurait-il done, apres l'affaire Le Guennec revelee par « Liberation », une affaire dans l'affaire? Etrangement, du cote de la Picasso Administration, on semble tres em-barrasse par ce retournement.« Pas de commentaire», repete Jean-Jacques Nuer, l'avocat des heritiers. Lesquels ne souhaitent « desormais plus s 'exprimer sur l'affaire ». Quelle qu'elle soit. Mais qui etait done « Nounours »? * Cetait un familier de la maison, tres cos-taud, tres baroque. Je le croisais chaque fois que je venais, j'avais mime ma chambre a Notre-Dame-de-Vie», se souvient Roland Dumas, avocat des Picasso et proche des dernieres annees, qui fat gate lui aussi, avec des oeuvres dedicacees a... Alexandre, «•*
13-19 JANVIER 2011 • 45
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NOTRE EPOQUE
comme l'appelait le peintre, reference á 1'écri-vain! Picasso ne savait pas conduire. Aprěs avoir renvoyé son chauffeur de toujours, il a ensuite employe son fils Paulo, puis sa der-niěre épouse et égérie Jacqueline. Maurice, alias «Nounours», chauffeur de taxi á Cannes, entre á leur service en 1967. Le hasard tient á peu, les Picasso auraient pu tomber sur un Le Guennec. Car, dans la fa-mille Le Guennec-Bresnu, on est taxi de páre en fils. Avant de de-venir électricien, Pierre a été chauffeur de taxi. Aprěs la mort du peintre en 1973,« Nounours » et sa femme, qui travaillait comme femme de chambre chez les Picasso, partent s'etablir dans le Lot. Dans une fermette, avec des poules. Rien ne montre qu'ils ont fait fortune. « Nounours » pourtant écoule des dessins auprěs de marchands d'art qu'il a rencontres quand il travaillait chez les Picasso. « Nounours » est trěs malade. En 1989, surprise dans le monde de l'art. Apparait chez le gale-riste Jan Krugier, en Suisse, une foisonnante collection: gravures, lithographies, dessins... La premiére vente estampillee « collection Nounours » authentifiée par la famille fait grand bruit. « Nounours » meurt en 1991. «Nous nations pas á son enterrement, car nous étions brouillés», dit Danielle Le Guennec. Aujourd'hui encore, les Le Guennec sont génés á 1'évocation des Bresnu.«lis nous ont blesses, avoue Danielle de facon elliptique. Eux, c'etaient les cousins riches, nous les pau-vres, Us ont insinué qu'ils nous donnaient la soupe.» Face á Claude Picasso, aux policiers ou dans leurs premieres interviews, les Le Guennec ont ďabord tu ce lien de parenté qui pourtant les légitimait.« On n'avait pas vrai-ment de relations », repete Pierre Le Guennec. Certes, Maurice était« un type pas causant». Mais l'electricien et le chauffeur habitaient deux maisons voisines á Mouans-Sartroux. Difficile de croire que Maurice, déjá dans la place, ne soit pour rien dans l'embauche de son cousin en 1970! Pierre Le Guennec a au depart expliqué qu'il avait été appelé á la mai-son par les Picasso suite á une petite annonce qu'il avait fait paraitre dans le journal: « Ce jour-la, il fallait que je vienne en urgence car madame avait fait brůler son gigot etje devais réparer la rotissoire.»
Aujourd'hui, les Le Guennec assurent qu'ils n'avaient aucune idée des cadeaux regus par « Nounours ». La veuve de « Nounours » a été pourtant séquestrée par des cambrioleurs qui en voulaient á ses Picasso.« On savait ce qui
hi était arrive. Mais on ne savait pas pour-quoi», dit Danielle. Décédée ľan dernier, sans enfants, Mme Bresnu n'a pas laissé de testament. Un peu comme Picasso - « U trouvait que ca portait mallwur», se rappelle Roland Dumas. II a done fallu retrouver ses héritiers
Daix, expert artistique et ami de Picasso. A lepoque, deja, des rumeurs de vol, des soup-cons de contrefagon planaient.« tty avait une centaine de dessins erotiques, dont certains re-presentaient Jacqueline! On nimagine pas Picasso donnant cela a son chauffeur», dit John Richardson, le biographe de Picasso. L'ensemble de la collection a pourtant ete certifie. De tres serieuses expositions ont ete organisees, notamment autour du << kamasutra personnel)) du maitre, comme l'a qua-lifie un journal espagnol. Le tout avec la benediction de Maya Picasso, la fille du peintre.
« Pipe et bouteille ».
via un généalogiste. Six légataires en tout, dont quarre Le Guennec, les frěres et soeurs de l'electricien.
La juge d'instruction de Grasse Catherine Bonnici, nommée sur l'affaire, et les policiers de l'OCBC (Office central de Lutte contre le Trafic des Biens culturels), qui ont saisi les inédits, désormais places dans des coffres á Nanterre, vont-ils s'interesser, par ricochet, á la « collection Nounours »? Ce serait logique s'ils prenaient á la lettre les arguments de l'avocat des Picasso, trěs catégorique quant au cas de l'electricien:«]e ne crois pas au ca-
«ILYAVAIT DES DESSINS ÉROTIQUES, DONT CERTAINS REPRÉSENTAIENT JACQUELINE. ON N'IMAGINE PAS PICASSO DONNER CELA Ä SON CHAUFFEUR.»
deau. Quand Picasso donnait, il dédicacait, datait et signait. Pourquoi aurait-il donné des litliographies identiques en dix exemplaires ? Pourquoi se séparer d'eeuvres anciennes, lui qui y tenait tant!» Dans la « collection Nounours » vendue en 1989, de nombreux dessins inédits n'etaient ni dédicacés ni si-gnés. Certains provenaient eux aussi de la premiére periodě de Picasso, du debut du siede. « On a tous été surpris de l'ampleur de la "collection Nounours"», reconnait Pierre
Dans la gueule du loup
Bref, le cousin chauffeur a ete bien mieux loti que le cousin electricien! Peut-etre parce que beaucoup de gens avaient inte-ret a ce que la «collection Nounours » soit sur le marche. Maurice Bresnu, qui avouait ne rien y connaitre, s'en etait remis aux marchands d'art. Sa collection a ete ecoulee par les gale-ristes les plus renommes. Comme Jan Krugier, tres introduit aupres de la famille, qui s'oc-cupa de la grande vente de 1989. Plus tard, e'est un collectionneur et galeriste italien bien connu qui retrouva la trace de la veuve Bresnu en 1996, et lui rafla le reste de sa collection, notamment les dessins erotiques. Aujourd'hui, des dessins de provenance « Nounours » sont vendus sur le marche, a 80 000 euros piece. Et personne n evoque de vilain mot comme recel. Preuve de son honne-tete ou de sa naivete ? Pierre Le Guennec est alle tout seul «se jeter dans la gueule du loup », selon son avocate. La Picasso Administration, creee en 1995, est redoutee de tous pour son obsession du controle et son gout procedurier:« Dans le milieu, personne n'ose se brouUler avec eux », decode Pepita Dupont, amie proche de Jacqueline, qui a recolte qua-tre proces pour son livre «la Verite sur Jacqueline et Pablo Picasso » (1). « Vous etes avec eux ou contre eux», lance Jean Clair, an-cien directeur du Musee Picasso, en declinant une demande d'interview. Pour vendre un Picasso, en effet, il est indispensable d'obtenir le sesame du certificat d'authenticite que seul Claude Picasso peut desormais accorder...
Face au clan, l'electricien ne pese pas lourd. Maigre consolation, apres avoir confisque les ceuvres, les policiers ont restitue au couple un livre dedicace par Picasso «A mon ami, Pierre Le Guennec». Danielle a quant a elle conserve pieusement tous les petits mots et cartes de « son amie Jacqueline ».« Le premier
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Un pantalon payé ďun dessin
Picasso le prolifique avait conscience de sa valeur, mais il en a fait profiter un grand nombre. Le peintre faisait des cadeaux á ses amis Eluard ou Max Jacob, mais «il ne faisait pas de distinction de classe sociak », dit Pepita Dupont, auteur de «la Vérité sur Jacqueline et Pablo Picasso ». «Je connais la relation que Picasso entrete-nait avec ceux qui le servaient, racontait André Malraux. Sa femme de chambre avait I'air d'une confidente, son secretaire d'un disciple.» Avec cette deuxiěme famille, les relations sont paradoxalement plus simples qu'avec la famille, la vraie: á la fin de sa vie, le peintre était brouillé avec ses enfants. Le personnel de Picasso a été gáté. Iněs Sassier,
sa gouvernante, recevait tous les ans son portrait. Méme generositě envers son coiffeur, Eugene Arias, espagnol, á tel point que ce dernier, aprés la mort du peintre, réclama... de figurer dans le testament comme «fils spirituel»! Alka Sapone, qui tient une galerie á Nice, est la fille du tailleur de Picasso. «Mon pére était proche de beau-coup ďartistes, Giacometti, Picasso... Qui lui avait reclame un pantalon á rayures horizontales car il voulait le méme que Courbet.» Pour payer ledit pantalon, Picasso avait realise un dessin. II avait plai-santé: «Dis done, ce pantalon, il me coüte 1 million de francs, e'est le plus eher du monde!» D. B.
jour ouje suis montee Id-liaut, cliez eux, e'etait apres la mort du maitre. Elle m 'a laissee seule dans le salon, sur la table, ily avait une boite ouverte avec plein de pierres precieuses. Quand elk est revenue, elk m'a dit que si j'avais touche d quoi que ce soit, je n'aurais plus remis les pieds a Notre-Dame-de-Vie», raconte-t-elle. Pepita Dupont confirme: «Jacqueline a fait la mime chose avec moi, en me laissant dans la chambre un sac plein de billets. Elk vous testait, mais une fois que vous aviez sa confiance, elk etait tres fidele. Et ex-tremement genereuse.» Pierre Le Guennec ex-plique ainsi que e'est Jacqueline qui, un beau jour de 1971, lui a tendu le carton, en disant « e'est pour vous ». Ne voyant que des « bouts de papier », alors quVe un peintre ca peint des toiles», Pierre Le Guennec assure «quit n'a pas pense que cela avait de la valeur », lui qui pourtant frequente les salles de vente: il est collectionneur d'armes. Plus tard, apres la
Jacqueline et Pablo Picasso
mort du peintre, quand Danielle et Jacqueline devinrent amies, il ne fut plus jamais mention du « cadeau ». Les «papiers »restěrent dans le garage, pas un dessin ne fut aceroché aux murs. Pierre Le Guennec n'en a parlé á per-sonne. Pas méme á son beau-frěre qui tient pourtant une petite galerie ďart á Cannes.
Protagonistes tous morts
Divine surprise - ou déveine... - pour les Le Guennec, leur « cadeau » contient des pé-pites encombrantes. Comme ces neuf papiers collés de l'epoque de la collaboration avec Braque, extrémement rares, qui á eux seuls vaudraient quelque 40 millions d'euros. «Picassoy tenait extrémement. D'autant qu'il en avait perdu beaucoup lors de I'inondation ďun de ses ateliers á Montrouge », note Cecile Ritzenthaler, experte en art et amie de Jacqueline Picasso. Qui refute toute hypo-thěse de « bettencourtisation »:«Jacqueline et
« Portrait d'Olga », premiere femme de Picasso.
Pablo donnaient beaucoup, mais savaient tres bien ce quits donnaient. »]ohn Richardson se rappelle avoir vu certaines de ses oeuvres dans les annees 1960.« Picasso avait toujours un probleme de stockage. E a ete traumatise quand il a du vider ses appartements pari-siens I Ces inedits proviennent des cartons de demenagement. Je me rappelle tres bien le jour ou ils sont arrives a la Californie, sa maison de Cannes. J'etais Id et je I'ai vu, heureux comme un gamin, debalkr les paquets et les re-decouvrir. Pour moi, jamais il ne les await donnes, meme a sa femme I» En 1961, Pablo et Jacqueline demenagent a Notre-Dame-de-Vie, a Mougins. Mais a son habitude, Pablo laisse derriere lui, a la Californie, un stock astronomique de toiles, dessins, gravures...
Jacqueline a-t-elle donne par erreur ce carton de «papiers » aux Le Guennec, elle qui pourtant respectait l'ceuvre de son epoux comme celle d'un dieu, et qui savait pertinem-ment qu'il ne jetait rien, pas meme les tickets de metro et de cinema ?« Nounours » s'est-il servi, faisant beneficier au passage ses cousins de ses « emprunts », avant leur brouille ? Pierre lelecfricien, qui avait ete charge d'ins-taller les systemes d'alarme dans les residences des Picasso, fut-il complice? Ou les deux cousins furent-ils tres, tres gates ? Aujourd'hui, les protagonistes de l'affaire sont tous morts. Jacqueline, inconsolable apres la mort de son « Seigneur », comme elle l'appe-lait, s'est suicidee en 1986.« Nounours » n'est plus, sa veuve non plus. En choisissant la voie penale, en clamant qu'ils refuseraient «tout arrangement a l'amiable», les heritiers Picasso ont deliberement choisi d'adopter une ligne dure. Faute de preuves, ce sera parole contre parole. DOAN BUI
(1) «La Verite sur Jacqueline et Pablo Picasso », par Pepita Dupont, Le Clierche Midi, 2007.
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