LA FEMME DES ÄNNEES 60 BRIGITTE BARDOT BB forever par Pascal Bruckner Dans la grisaille du gaullisme triumphant, eile dessina une trainee de lumiere. Belle, insolente, opposant ä tous les cafards un sourire rava-geur et une plastique de reve, eile representait la sensualite feminine tenant en echec le malheur et la tristesse. Sans phrases, ni doctrine, mais avec une energie sauvage: eile tenta de se suicider au gaz ä 16 ans parce que son pere refusait qu'elle poursuive sa liaison avec Roger Vadim. Elle I epousa deux ans plus tard. Elle incarna, autant que Simone de Reauvoir qui lui rendit hommage, la voie francaise de l'emancipa-tion, qui intrigue tant nos amis anglo-saxons: la pro-pagande par le plaisir plutöt que par le discours, Elle personnina te seandale dans le sourire, l'immoralite heureuse. Souvent imitee, sans etre jamais egalee, l'egerie magnilique des Trente Glorieuses sera rem-placee au debut des annees 2000 par le personnage delapetasse, caricature grimacante delafemme sexy oü s'illustrent Britney Spears, Paris Hilton, Victoria Beckham, chipics depoitraillees et futiles, porteuses d'une sous-culture de la feminite agressive, sou-cieuses d'exhiber leur patrimoine libidinal en public. Brigitte Bardot, eile, heut pas besoi n de cet affichage excentrique pour s'imposer. Ni explosion maniniaire, ni gonflcmcnt des levres, ni rondeurs callipyges, ni tenues outrageusement affriolantes: eile possedait tout cela en abondance, plus ce je-ne-sais-quoi qui lui permettait de rester elegante et discrete au milieu de la provocation. Elle a su capter l'attention avec un sens de la mise en scene, un talent dans l'exposition de soi qui forcent le respect. Et sur chaque tournage, une modestie touchante, un trac de debutante qui eton-naient chez une actrice au faite de la gloire. Genereuse de ses charmes, eile ne ceda jamais sur ses convictions, ni sur ses interets, et ne sacrifia rien de sacarrlere aux horames qu'elle aima. El leosa gifler Clouzot, qui la martyrisait sur le toumage de «la Verite». Cette liberie d'allure en choqua plus d:un. Apres une autre tentative de suicide, en 1960 sur la Cöte dÄzur, eile recut une lettre anonyme: « La pro-chainefois,jetez-vous du septieme etage. Qafera une salope de mains sur la leitet.»Insultee en Suisse pendant le tournage de « Vie privee » de Louis Malle, eile est menacee, pendant la guerre d'Algerie, par l'OAS, Dans la France corsetee d'alors, eile incarna l'explosion de la liberte et le triomphe de la feminite. Dejä en avance sur la societe. Comme dans ses diatribes d'aujourd'hui contre le relächement des meeurs... I960 « La Verite » (Henri-Georges Clouzot), naissance de Nicolas Charrier (11 janvier), tentative de suicide (28 septembre). 1962 « Vie privee » (Louis Malle), « le Repos du guerrier » (Roger Vadim), premier combat pour la cause animate. 1963 « Le Mepris (Jean-Luc Godard). 1965 H Viva Maria! » (Louis Malle). 1966Epouse Gunther Sachs. 1967 Enregistre « Harley Davidson », et « Je t'aime moi non plus » (en duo avec Gainsbourg). qui tente de lui extorquer 50000 francs. Elle refuse. Comme eile refusera, en 1985, de venir ä l'Elysee rece-voir sa Legion d'honneur, qu'elle dediera «aux ani-maux qui souffrent». On parle dejä ici d'une autre Brigitte Bardot: Bardot apres BB. Abandonnant le cinema des 1973, eile consacre des lors toute son energie ä la cause animale, combat tout ä fait honorable mais qu'elle mene Sans nuances, avec des propos teintes parfois de racisme qui lui vaudront plusieurs condamnations. En 2008, eile ecrira ä Sarah Palin, colistiere de John McCain, pour Tenjoindre de neplus se comparer « ä un pitbull avec du rouge ä levres, car pour bien les connaitre, je puis vous assurer qu'aucun pitbull, aueun chien ni attain autre animal n'est aussi dangereux que vous Vetes. Je souhaite que vous perdiez les elections car le mondey gagnera >» Pas mal, non? pour une femme que Ton catalogue un peu vite ä la droite extreme ? Si elle avail disparu jeune, comme Marilyn Monroe qui la fascinait, Brigitte Bardot serait restee une star incontestable: elle flit adulee ä la fois par John Len-non et Paul McCartney, qui voulaient tourner un film avec elle, mais admiree aussi par Isabelle Adjani, Melanie Thierry, Vanessa Paradis, Michel Serrault, Francoise Sagan et beaucoup d'autres. Dans la serie des vanites, les peintres de la Renaissance representaient souvent de jolies jeunes filles ä la toilette au cote d'une tete de mort ricanante. Grande lecon de l'äge classique: les plaisirsterrestres doivenr etre humilies par l'ombre de la Faucheuse, qui nous rappelle la brievcte de notre passage sur la Terre. II n'est de plenitude qu'en Dieu, et hors de Dieu, que tromperie et dissimulation. Tous ces colifichets, bijoux, perruques. parfums, onguents qui accompa-gnaient alors le goüt de la volupte eloignaient le croyant du seul souci honorable: l'esperance du salut. Notre epoque laique n'est pas moins cruelle pour la beaute: elle la promeut en apparence, la celebre page apres page, mais en enregistre aussi les moindres alterations. La photo, support eclatant de la promotion, devient alors celui de la degradation, traquant sans reläche les rides et les affaissements. Nous ne pardonnons guere aux etres jadis parfaits de nous avoir fait rever et guettons avec une joie sadique les ravages du temps qui les ramenent ä la condition commune. Dans le cas de Brigitte Bardot, la juxtapo - sition de la jeune ňlle émancipée et cle la femme vieillissante iliustre cetre terrible loi de la préearité des j oies mondaines. Mais il y a plus: Ies diatribes de Brigitte Bardot contre les homosexuels et nos moeurs dégradées nous rappel-lent qu'un étre, avec l'age, est tenté de renier ce qui a fait la singularitě de sa jeunesse. Brigitte Bardot, ici encore, est plus le révélateur de ľépoque qu'une anomálie. Tout se passe comme si nos socíétés, aífolées par les libertés qu'elles se sout octroyées, voulaient désomiaischatierceuxqui nejouissentpasconforme. Le soupcon de pédophilie á ľégard de toute per-sonne au comportemem étrange, ľaffaire d'Outreau MOT A MOT •• Tu vois mon derriěre dans la gla.ee? -Out - Tu les rrouvesjolies, mes fesses ? - Oui, tr&s. [...] 1$ Jean-Lve Godard. 2363) qui fabriqua de faux coupables, le projet de punir ies clients desprostituees, lerefusdel'assistancesexuelle aux handicapes, le lynchage de DSK par la gauche morale et la droite vertueuse aiors meme que la Justice ne l'apas condamne prouvent aquel point notre Marianne nationaleaanticipedeuxfolsnos mceurs: a la fln des annees 1950 en affichant Line tranquille liberie amoureuse; aujourd'hui en denoncant la debauche de nos contemporains. Splendeurs char-nelles et chasse aux deviants: Brigitte Bardot est le symptome d'un monde qui oscille entre 1'eloge de la jouissance et le vertige normal isateur. P.B. LzNouvel Ofreejvnrc ur 22 DECEntHC iff 3 - h raq Í440