5 T JLja vie reprend pour toute la famille. Mais sans le pere. Ä ľidée que le soir, lorsqu'il rentrera du college, son pere ne sera plus lä ä l'attendre assis devant sa fenétre afin qu'il lui tienne compagnie, le cceur de Momo se serre. La vie reprend, mais sans Ahmed aussi. Fatima et la mere n'ont aucune nouvelle de lui, ä ce qu'elles disent, mais Rachid a affirmé ä son petit frěre que lui il en a, et qu'il faut s'attendre ä ce qu'Ahmed revienne bientôt et que lä, ca va sacrément barder pour les filles. Si Momo n'est done pas complětement ras-suré, il essaie de ne pas y penser et profite de 45 l'accalmie (n.f. Calme momentane du vent et de la mer. Cessation momentanee d'une activite ou d'une agitation). Momo est heureux de retrouver Emilie qui l'attend a la grille du college. - Est-ce que tu pourras venir samedi pro-chain chez moi? lui demande-t-elle. C'est mon anniversaire. - 11 faut que je demande a ma mere et a Fatima, repond-il alors que son cceur se met a faire des grands huit dans sa poitrine. - Mon pere a dit qu'il passerait te prendre vers deux heures. Toute la journee, Momo ne pense qu'a l'in-vitation. Jamais encore il n'a ete invite chez quelqu'un habitant hors de la cite. II espere juste qu'il pourra, que sa mere voudra bien, que Fatima aussi et surtout qu'Ahmed n'en saura rien. Et puis il faudra qu'il s'habille bien. Et aussi qu'il trouve un cadeau a offrir. Mais la, il a sa petite idee. Il demandera a Fatima ce qu'elle en pense mais il est presque sur de ne pas se tromper. 46 Quand Fatima rentre du travail, elle voit tout de suite sur le visage de Momo qu'il a quelque chose a lui demander. - Qu'est-ce qu'il y a, Momo? - Emilie m'a invite a son anniversaire chez elle samedi prochain. Et elle a dit que son papa pour-rait venir me chercher. - Pas de souci, Momo. Mais pas la peine de deranger le docteur, je te conduirai moi-meme, si tu veux. Je ne travaille pas ce samedi. Momo est content mais il a d'autres questions a poser a sa sceur qui est en train de ranger les courses. - Fatima ? - Oui, Momo. - Je voudrais lui offrir un des livres de monsieur Edouard, a Emilie. - C'est une tres bonne idee. Lequel? - Je ne sais pas. Je voudrais que tu m'aides a choisir. - D'accord, je finis de ranger les courses et je viens. Momo ne bouge toujours pas de la cuisine. C'est done qu'il a encore d'autres questions a poser. 47 - Fatima? - Oui, Momo. - Je voudrais savoir comment on s'habille pour aller a un anniversaire chez des... La, intriguee, Fatima s'arrete net et regarde son petit frere. - Des quoi, Momo? - Des...patos. Fatima eclate de rire ou du moins elle fait sem-blant. Elle sait tres bien pourquoi Momo a dit «des patos» car c'est ainsi qu'Ahmed designe les Francais en general. - Momo, oublie ce mot, tu veux? Patos, francais, ca n'a plus de sens, tout ca. On est tous nes ici, nous les enfants Beldaraoui, et on est francais, depuis moins longtemps que ton amie Emilie mais au meme titre... de sejour! ajoute-t-elle en souriant. Et en plus, la famille du docteur Cohen est venue elle aussi d'Algerie, comme papa et maman. Et tu sais quoi, ses parents, ils habitaient ici, dans cette cite. Le docteur Cohen est ne ici, m'a-t-il dit. Et tu vois, ca ne l'a pas empe-che de devenir medecin et d'habiter une jolie maison. Momo en reste bouche bée. 11 ne savait pas qu'on pouvait devenir médecin en habitant aux Bleuets. Ce n'est pas ce que lui disait Ahmed, en tout cas, qui ne cessait de crier qu'on n'offrait pas de travail aux étrangers, ce qui mettait Fatima hors d'elle. - Offrir du travail? hurlait-elle. Tu attends qu'on te l'apporte ici, le travail, sur un plateau? Qu'on vienne te supplier de bien vouloir daigner aller travailler? C'est vraiment n'importe quoi! Le travail, ca se cherche, figure-toi. Et qui cherche trouve! Et je te rappelle qu'on n'est pas des étrangers, nous sommes des Francais d'origine étrangěre, ce qui est le cas de pas mal de Francais, figure-toi! Et puis, le travail, affirmait encore Fatima, c'est en apprenant bien á 1'école qu'on a toutes les chances de le trouver. Certainement que le docteur Cohen avait rudement bien travaillé á 1'école et s'etait levé trěs tót chaque matin, se dit alors Momo. Mais lui, plus tard, il voudrait étre écrivain-aviateur comme ses deux auteurs préférés, Antoine de Saint-Exupéry et Romain Gary. D'ailleurs, Romain Gary non plus n'etait pas 48 49 ne en France et lui aussi avait fait une promesse a sa maman, la promesse de devenir ecrivain, plus tard. C'est Souad qui le lui avait raconte. Elle lui avait meme dit que quand il etait aviateur a la guerre, sa maman qui etait deja morte continuait a lui ecrire pour ne pas que son fils ait du chagrin. C'est une amie qui envoyait les lettres qu'elle avait ecrites avant de disparaitre. - Maintenant, si tu me demandes comment tu dois t'habiller pour aller a l'anniversaire de ta camarade Emilie, je te repondrai: tout a fait normalement. Un jean propre, une chemise, et le tour sera joue. Momo n'est sans doute pas totalement satisfait car il ne bouge toujours pas. - Qu'est-ce qu'il y a encore, Momo? - Tu ne crois pas que je devrais mettre un nceud papillon? De stupefaction, Fatima laisse s'ecraser au sol le paquet de spaghettis qui se repandent sur le carrelage. Momo, toujours aussi serieux, se precipite pour tout ramasser tandis que Fatima rit a gorge deployee. - Mais enfin, Momo, oil vis-tu? lui demande-t-elle, une fois son rire calmé. Quelle dröle ďidée! Pourquoi un nceud papillon? Qui porte encore des nceuds papillons ? - Le petit prince de Saint-Exupéry, lui répond-il trěs sérieusement. - Oh, mon Momo, tu es trop mignon! Mais le petit prince de Saint-Exupéry est un personnage de roman. Ii n'a pas existé, voyons! - Ah bon? T'es sure? Fatima hésite avant de répondre. Momo lui semble bien perturbé ces derniers jours. Ii est ä fleur de peau et elle ne veut pas lui faire de peine. - Enfin... non, remarque. - Il a existé, Fatima, j'en suis sür, moi. Antoine de Saint-Exupéry l'a rencontre dans le desert. Méme que le petit prince voulait qu'il lui dessine un mouton. - Oui, Momo. Je sais. Mais oublie le nceud papillon. Ce ne sera pas la peine, crois-moi. - Et une rose? La, Momo ne comprend pas pourquoi sa grande sceur fond en larmes en le serrant soudain trěs fort contre elle. 50 51 - Oh! Momo, je crois que la femme que tu epouseras sera une vraie princesse car tu seras le mari le plus extraordinaire de la Terre. Oui, nous lui acheterons une rose, a Emilie. En attendant, viens, on va lui choisir un livre. JLjmilie habite la zone pavillonnaire qui se trouve de l'autre cote de la cite, vers les Belles Feuilles et loin de la voie ferree. Chez eile, les rues ne portent pas de noms de fleurs mais il y en a partout quand meme. Et des vraies fleurs, pas de fragiles coquelicots comme il en pousse le long des rails. De chez elle, Emilie n'entend meme pas les trains. Momo, remarquez, ne les entend presque pas non plus. Il s'est habitue. Momo n'a jamais vu de maison aussi jolie, avec des bibliotheques partout et des tableaux et des tapis et un piano dans le salon. Un piano! s'extasie Momo. Jamais un piano ne pourrait rentrer chez lui. Ii se promet aussitöt que, lorsqu'il sera marie et aura des enfants, il leur offrira un piano comme celui-ci. Et chose plus incroyable encore: sur une petite table en marbre se dresse un somptueux jeu d'echecs dont chaque piece est une ceuvre d'art ä eile toute seule. Le jeu d'echecs le ramene aussitot ä monsieur Edouard qui lui avait appris ä y jouer. Il n'y a plus touche, depuis, faute de partenaire. Installe dans un canape, son journal ä la main, le docteur Cohen observe Momo: - Tu joues aux echecs? lui demande-t-il, assez surpris, sans doute parce que jusqu'ä present il se disait qu'un petit garcon des Bleuets ne pouvait pas connaitre ce jeu. Les gens se font souvent des idees fausses sur ceux qu'ils ne connaissent pas. Et puis aussi, ils ont tendance ä se regarder les uns les autres avec les yeux de la tete et non ceux du cceur. C'est pour ca qu'ils se trompent, en fait. - Oui, c'est monsieur Edouard qui m'a appris. - Monsieur Edouard... des Belles Feuilles? - Oui, sourit Momo. C'etait... II a envie de dire; mon grand chambellan, parce qu'il a comme l'impression que le docteur Cohen pourrait comprendre. Mais il rectifie: - C'etait mon ami. - Veux-tu que nous jouions ensemble ? lui propose-t-il. - Papa! proteste Émilie. C'est pour moi qu'il est venu, Momo, je te signále! - Tu as raison. Excuse-moi, ma chérie! réplique-t-il en souriant. Nous jouerons ä ta prochaine visite, si tu veux? Quant Momo pénétre dans la chambre d'Émi-lie, il se dit qu'il n'a jamais vu de plus bel endroit de toute sa vie. C'est sa chambre ä elle toute seule, en plus, car personne d'autre qu'elle ne dort dedans. C'est une vraie chambre de prin-cesse, toute rose, du sol au plafond, avec des voiles et des fleurs et des étoiles et des peluches et des poupées... et des livres, bien súr! En entrant, Momo retire ses chaussures. - Pour ne pas salir, confie-t-il ä Émilie. Puis la maman de son amie leur sert du gäteau et des rafraíchissements dans le jardin d'hiver. 54 55 - Iis sont oü, tes freres et soeurs? chuchote Momo, tellement intimide qu'il n'ose meme pas parier normalement. - J'ai juste une grande sceur qui etudie ä la fac et a son appart. Maintenant, je suis toute seule ä la maison. - Oh, ca doit faire bizarre! Tu ne t'ennuies pas? - Non, pas trop. J'ai toujours de quoi m'occu-per. Bon, tu viens, on va jouer ä la console? Quand Fatima sonne ä la porte pour venir le rechercher, Momo a l'impression d'etre ä peine arrive. - Tu reviendras ? lui demande Emilie en lui faisant la bise. - Euh, oui... repond Momo, qui en creve d'envie. - Et merci pour le livre! Je sens que je vais adorer. - De rien, fait encore Momo en remettant ses chaussures. Puis eile se penche vers lui et lui murmure ä Poreille: - C'est la premiere fois que quelqu'un m'offre une rose, tu sais? Non, Momo ne savait pas et il s'en etonne, pen-sant que des princesses comme Emilie devraient etre couvertes de roses en permanence. Quand Momo est arrive avec son livre et sa rose a la main, Emilie a rougi. Elle a pose le livre sur le meuble de l'entree et demande a sa maman un soliflore. Un «soliflore»? Momo ignorait de quoi il s'agis-sait. Il est encore loin de la lettre S. Mais quand Emilie est revenue avec un vase miniature en verre rose translucide, d'un rose presque identique a celui de la fleur qu'il allait accueillir, Momo s'est senti tout emu. Il ne savait pas qu'il existait des vases faits pour ne recevoir qu'une seule fleur, qu'une seule rose. En voila un qui aurait forcement plu a la rose du petit prince. Puis Emilie a pose la rose sur le bureau de sa chambre et a feuillete le livre. - Lettres d'amour de 0 a 10. Tu l'as lu ? - Oui. - £a parle de quoi? - Euh... de nous! lui a repondu Momo tout a fait serieusement. Emilie a eclate de rire. 56 57 - De nous? - Oui, c'est 1'histoire d'un petit garcon qui me ressemble et d'une petite fille qui te ressemble, sauf que c'est tout le contraire. - Alors c'est nous ou pas nous? s'est-elle esclaffee. - C'est nous! a insiste Momo, sauf que la, le garcon est fils unique et chez la fille, ils sont quatorze enfants! - Quatorze enfants? Le pied! s'est ecriee Emilie, ravie. Momo a fait la moue. II n'est pas sur, lui, que ce soit le pied, meme si Victoire, dans le livre, est du meme avis qu'Emilie. - Alors? lui demande sa sceur sur le chemin du retour. Momo soupire. Comment trouver les mots pour decrire cet apres-midi de reve? Monsieur Edouard aurait su, lui. Momo reflechit. II sait que les mots doivent toujours etre choisis avec soin. - Alors? insiste Fatima. C'etait comment? - Attends, je reflechis. Fatima sourit. Décidément, elle se demande ďoú est sorti ce petit frére pas comme les autres. - C'était éphémerveilleux, Fatima, finit-il par lui confier. S8