ďintelligence sur une matiěre intelligemment disposée. L'intelligence jouit du beau parce qu'en lui eile se retrouve» mais «cet éclat de forme, si purement intelligible qu'il puisse étre en lui-méme, est saisi dans le sensible et par le sensible ». Maritain soutient alors que le beau est un transcendantal parce qu'« il est l'etre pris comme délectant par sa seule intuition une nature intellectuelle », aussi « le créateur en art est celui qui trouve un nouvel analogue du beau, une nouvelle maniěre dont la clarté de la forme peut resplendir sur la matiěre » et « il y a chaque fois pour l'artiste une maniěre nouvelle et unique de se conformer á la fin, done de regier la matiěre » grace á « une emotion intuitive unique et dominatrice et qui ne reviendra jamais plus ». L'art « va de l'intelligence oú l'art reside mouvoir la main et faire luire en l'oeuvre une formalitě artistique». L'artiste «est d'abord et avant tout un homme qui voit plus profondément que les autres et qui découvre dans le reel des rayonnements spirituels que les autres n'y savent pas discerner... Avant que l'oeuvre d'art ne procěde de l'art dans la matiěre par une action transitive la conception méme de l'art a dů procéder au-dedans de l'äme par une action immanente et vitale ». Maritain souléve ensuite le probléme d'un art chrétien qu'il ne faut pas confondre avec l'art religieux, e'est « par l'esprit ďoú il procěde que l'art chrétien se définit... e'est l'art de 1'humanité rachetée... Si vous voulez faire oeuvre chrétienne, soyez chrétien et cherchez á faire ceuvre belle oú passera votre coeur ». Tout autre est le probléme des relations de l'art et de la morale. Voici la distinction fondamentale : « L'art a pour seule fin l'oeuvre elle-méme et sa beauté. Mais pour l'homme qui opere l'oeuvre á faire entre elle-méme dans la ligne de la moralitě et á ce titre eile n'est qu'un moyen. Si l'artiste prenait pour fin derniěre de son operation, done pour beatitude, la fin de son art ou la beauté de l'oeuvre, il serait purement et simplement un idolätre... L'art dans son domaine propre est souverain... mais par le sujet et dans le sujet il est subordonné au bien du sujet; en tant qu'il se trouve dans l'homme et que la liberie de l'homme fait usage de lui, il est subordonné á la fin de l'homme ». C'est la distinction classique « entre la fin de l'ouvrier (finis operantis, disaient les scolastiques) et la fin de l'ouvrage (finis opens) ». Done le moralisté « doit juger l'oeuvre d'art en tant qu'elle intéresse la moralitě, il n'a pas le droit de la juger comme oeuvre d'art ». Quant á l'art sacré, il « est dans une dépendance absolue á 1'égard de la sagesse théologique» et c'est pourquoi «l'Eglise exerce son autoritě et son magistere sur l'art sacré ». Peu aprés Art et Scolastique vint Frontiěres de la poesie. Maritain y commence par définir la conception de l'artiste «idée factive ou operative, objet spirituel et immanent né dans l'esprit et nourri de lui, vivant de sa vie, et qui est la matrice immaterielle selon laquelle l'oeuvre est produite dans l'etre, cette idée est formatrice des choses et non formée par elles » mais « cette indépendance á 1'égard des choses, essentielle á l'art comme tel et á 1'idée operative, est 156 157 contrariee chez nous par notre condition d'esprits crees dans un corps, places dans le monde une fois les choses faites, et obliges de puiser d'abord en elles les formes dont ils se servent », ainsi « c'est par la facon dont il metamorphose l'univers passant dans son esprit, pour faire resplendir sur une matiere une forme devinee dans les choses, que l'artiste imprime sa marque sur son ceuvre ». Ce qui precede conduit a definir la poesie : « Cette divination du spirituel dans le sensible, et qui s'exprimera elle-meme dans le sensible ». Et voici l'ex-plication de ce que doit etre pour l'art la soumission a Pobjet: « L'objet formel de l'art n'est pas une chose a laquelle se conformer mais une chose a former. Dire que l'art doit etre soumis a l'objet, c'est done dire qu'il doit etre soumis a l'objet a faire comme tel ou aux droites regies d'operation grace auxquelles cet objet sera bien ce qu'il doit etre ». Le reste du livre est une analyse lucide des aspirations et problemes de l'art contemporain et montre comment seul les resoudrait un art authentiquement chretien. L'edition de 1935 a ajoute en annexe divers essais ou Maritain se revele un critique prodigieusement lucide et penetrant de plusieurs grands maitres de la litterature, de la peinture et de la musique contemporaines : jamais il ne juge un auteur avant de l'avoir compris en profondeur. En 1938, au « Courrier des lies », paraissait en collaboration avec Rai'ssa Maritain Situation de In poesie. II s'y trouve un important chapitre, du a Jacques Maritain, intitule De la connaissance poétique. La poésie commence quand Intelligence «par une surabondance naturelle tend de soi á exprimer et manifester au-dehors, á chanter ; eile n'abonde pas seulement dans son verbe, elle demande á surabonder dans une oeuvre... Un acte de pensée qui de par son essence est (créateur, qui forme quelque chose dans ľétre au lieu d'etre forme par les choses, qu'est-ce qu'il exprime et manifeste en produisant ľceuvre, sinon ľétre méme et la substance de celui qui crée ? Mais la substance de l'homme lui est obscure ä lui-méme, c'est en recevant et souffrant les choses, c'est en s'éveillant au monde qu'elle s'éveille á elle-méme. Le poéte ne peut exprimer sa propre substance dans une ceuvre qu'á condition que les choses résonnent en lui et qu'en lui, ďun méme éveil, elles et lui sortent ensemble du sommeil. Tout ce qu'il discerne et devine dans les choses, c'est ainsi comme inseparable de lui et de son emotion, et á vrai dire comme lui-méme, qu'il le discerne et le devine, et pour saisir obseurément son étre á lui, d'une connaissance qui n'aboutira qu'en étant créatrice... Ľintuition ou emotion créatrice est une obscure saisie de moi et des choses ensemble, dans une connaissance par union ou par connaturalité qui ne se forme et ne fructifie, n'a son verbe, que dans ľceuvre et qui de toute sa pesanteur vitale va á faire et á produire... Elle veut s'exprimer et eile n'est exprimable que dans une oeuvre. Cette connaissance n'est pas préalable ni pré-supposée á ľactivité créatrice, mais inviscérée dans celle-ci, consubstantielle au mouvement vers ľceuvre, 158 159 et c'est lä proprement ce que j'appelle connaissance poetique... Elle prend naissance dans l'äme aux mysterieuses sources de l'etre et les revele en quelque sorte par son propre mouvement createur», c'est « une connaissance par connaturalite affective ä la realite comme non conceptualisable parce qu'eveil-lant ä elles-memes les profondeurs creatrices du sujet». Dans un autre chapitre intitule L'experience du poete Maritain precise que l'experience poetique « eveille la subjectivite ä elle-meme pour qu'elle se profere en tant meme que transparente ä quelque rayon de l'etre et en acte de communication avec le monde », que la « connaissance poetique du monde... est pour reveler obscurement ä lui-meme et fecorider dans ses sources spirituelles le sujet createur... L'emotion ou l'inclination y devient une saisie du reel... comme portant le reel qui erneut l'äme, le monde qui l'affecte et qu'elle pätit, au sein de la subjectivite vitalement productive ». Ces divers travaux preparaient l'ouvrage magistral L'Intuition creatrice en art et en poesie. Maritain y commence par definir la poesie comme « cette intercommunication entre l'etre interieur des choses et l'etre interieur du soi humain » qui en fait « la vie secrete de chacun des arts et de tous les arts » en raison d'« une sorte d'interpenetration de la nature et de l'homme » : « quand l'homme eprouve la joie de la beaute... L'homme est seduit par la nature... quand l'invasion de l'homme par la nature releve exclusivement de la joie d'une vision ou d'une 160 intuition... A la racine de l'acte createur il doit y avoir un proces intellectuel tout ä fait particulier, sans parallele dans la raison logique, par lequel les choses et le soi sont saisis ensemble au moyen d'une sorte d'experience ou de connaissance qui n'a pas d'expres-sion conceptuelle et n'est exprimee que dans l'ceuvre de l'artiste... La subjectivite devient un moyen de s'emparer en cachette de la face interieure des choses ». Cela suppose « une Sympathie ou connaturalite avec l'objet que l'amour seul peut causer. Pour produire dans la beaute il faut etre amoureux de la beaute ». Cela suppose aussi « que l'intuition creatrice est la regle premiere qui dans les beaux-arts requiert toute la fidelite, toute l'obeissance, toute l'attention de l'artiste », c'est-ä-dire «la conception meme dans le sein de l'esprit de l'oeuvre ä engendrer dans la beaute. Si l'intuition creatrice n'est pas lä, une oeuvre peut etre techniquement parfaite, et eile n'est rien ». Pour resoudre philosophiquement la question de cette intuition creatrice, Maritain est amene ä etablir « l'existence en nous d'une activite inconsciente non pas animale, mais spirituelle», plus precisement «principalement inconsciente, mais dont la pointe emerge dans la conscience. L'intuition poetique, par exemple, nait dans l'inconscient, mais eile en emerge ; eile n'echappe pas ä la connaissance du poete... II y a deux sortes d'inconscient, deux grands domaines d'activite psychologique soustraite ä la saisie de la conscience: le preconscient de l'esprit dans ses sources vives, et l'inconscient de la chair et du sang, des instincts, des tendances, des complexes, de images et des désirs refoulés ». A propos du premier vient une allusion « á la perception et aux délices de la beauté qui tirent les larmes des yeux sans qu'on sache ce qui s'est passé dans l'esprit» mais plus généra-lement «il existe pour l'intelligence et la volonté un monde ďactivité profonde et inconsciente d'ou emergent les actes et les fruits de la conscience humaine et les. perceptions claires de l'esprit» et surtout « il y a une racine commune de toutes les puissances de l'ame, racine cachée dans l'inconscient spirituel». II reste á appliquer cela concernant l'intuition poétique. II y a une vie de l'intelligence «libre du travail de la connaissance rationnelle et des disciplines de la pensée logique, libre des actions humaines á régler et de la vie humaine á guider », mais « cognitive et productive, elle obéit á une loi intérieure ďexpansion et de generositě qui l'entraine vers la manifestation de la créativité de l'esprit... C'est lá... que la poesie, je pense, a sa source ». Vient ici ce qui avait déjá été dit dans Situation de la poesie:« Ce que le poete discerne et devine dans les choses, il le devine et le discerne, non pas comme autre que lui, selon la loi du savoir spéculatif, mais au contraire comme inseparable de lui et de son emotion, et á vrai dire comme identifié á lui-méme ». De plus dans la connaissance poétique « c'est l'objet créé, le poéme, le tableau, la symphonie, dans son existence propre comme univers particulier, qui joue le role tenu dans la connaissance ordinaire par les concepts et les jugements produits au-dedans de l'esprit. II suit de lá 162 que la connaissance poétique n'est pleinement exprimée que dans l'oeuvre». Quant á 1'émotion, « c'est une emotion — forme qui, ne faisant qu'un avec l'intuition créatrice, donne forme au poéme... L'emotion porte la réalité que l'ame pátit — un monde dans un grain de sable — dans la profondeur de la subjectivité et de l'inconscient spirituel de l'intellect ». Considérée dans son aspect cognitif « l'intuition poétique vise l'existence concrete en tant que connaturelle á 1'áme transpercée par une emotion donnée... Mais elle ne s'arrete pas á cet existant donné..., elle tend vers toute la réalité, la réalité inflnie qui est engagée dans tout existant singulier » qui « est saisi par sa resonance dans la subjectivité spirituellement éveillée et par son union avec elle », aussi y a-t-il dans la poesie une « ouvertuře infinie aux richesses de l'etre... car l'intuition poétique rend les choses qu'elle saisit diaphanes et animées et peuplées d'horizons infinis. En tant que saisies par la connaissance poétique les choses regorgent de signification et foisonnent de sens », mais « c'est afin d'exprimer la subjectivité du poete dans l'oeuvre qui precede de la créativité de l'esprit que la saisie des choses a lieu », aussi «l'oeuvre sera revelation á la fois de la subjectivité du poete et de la réalité que la connaissance poétique a fait percevoir á celui-ci... C'est ainsi que la poesie capture les sens secrets des choses et le sens plus secret encore, qui embrasse tous les autres, de la subjectivité obscurément révélée... Le poete est lá pour pátir les choses ďici-bas et tant les souffrir qu'il puisse en les disant se dire ». 163 En ce qui concerne l'ceuvre, la poesie se distingue des autres arts parce qu'en elle « il n'y a que le besoin de donner expression á cette connaissance qu'est l'intuition poétique et dans laquelle la subjectivité du poete et les réalités du monde s'eveillent obscurément ďun méme éveil... La libře créativité de l'intellect, aussitót qu'elle entre en jeu, ne peut pas s'empecher de tendre, en vertu ďune nécessité qu'elle enveloppe, vers ce en quoi l'intellect trouve sa supreme exultation, en d'autres termes vers ce qui cause le plaisir ou le délice de l'intellect», c'est-a-dire la beauté. Maritain montre bien ensuite la difference entre l'experience mystique qui a lieu « par le moyen de la charitě qui connaturalise 1'áme á Dieu et qui transcende á la fois Pémotion et les reces humains de la subjectivité » et « tend vers le silence et a son terme dans une fruition immanente de l'Absolu » et l'experience poétique qui a lieu «par le moyen d'une emotion qui ébranle les humaines profondeurs de la subjectivité », qui « est děs le depart orientée vers l'ex-pression » et « a son terme dans une parole proférée ou une oeuvre produite ». Celle-ci est, « quand elle emerge sur le rebord du préconscient spirituel, un état de connaissance obscure, inexprimée et savoureuse, dont l'expression, quand elle se produira plus tard dans une oeuvre, sera également savoureuse... II n'y a pas de vrai poéme qui ne soit un fruit provenant, par nécessité intérieure, de l'experience poétique... L'intuition poétique est le plus essentiel et spirituel element, 1'élément premier et l'agent catalyseur de l'inspiration... La raison et le calcul dans le poete ne sont lá que pour manier le feu... Tant mieux si la plume qui écrit est attentive et contrólée : les mots n'en bruleront que mieux... Le sens intelligible, par lequel le poéme exprime des idées, est entiěrement subordonné au sens poétique, par lequel le poéme existe... L'intuition poétique exige d'etre objectivée et exprimée dans une oeuvre... Puisque l'oeuvre est l'objectivation finale de l'intuition poétique, ce que l'oeuvre tend finalement á communiquer á 1'áme des autres, c'est la méme intuition poétique qui était dans 1'áme du poete... une oeuvre bonne délecte le sens et l'intellect, mais le rayonnement, dans sa beauté, est en tout premier lieu le rayonnement du mystére onto-logique saisi par l'intuition du poete ; quand l'oeuvre frappe les yeux d'un autre, elle cause une communication d'intuition, un passage de l'intuition créatrice á l'intuition receptive». C'est «une participation á la connaissance poétique et a l'intuition poétique par lesquelles le poete a percu un certain mystére unique dans le mystére du monde ; et puisque l'intuition poétique est une connaissance par emotion, il nous est donné alors, il est vrai, de participer á 1'émotion du poete ». 164 165