Billet d'humeur Paysage TEXTE Etel Adnan Un paysage est lie avant tout ä une disposition de l'äme. II y faut une preparation qui se fait ä notre insu - toute une vie peut y passer. On devrait commencer par l'enfance, car il s'agit du monde exterieur, et c'est pendant notre enfance que le monde exterieur nous frappe le plus par sa presence. Dans mon cas, je peux dire que ma memoire dans ce domaine commence par un train, d'abord, roulant de Beyrouth ä Damas. Douze heures pour couvrir 100 km. Nous sommes au tout debut de 1930. De la neige, au sommet. Puis une descente. Cela s'appelait aller pour un grand voyage. Je voyais défiler une montagne, puis une plaine qui me paraissait toujours verte, une autre montagne, un defile... enfin Damas. Plus tard, j'aurais appelé cela une série de paysages. Aprěs quelques jours passes en ville, «la-bas», on allait dans un village traverse par le Barrada, un fleuve-torrent. Puis, un rien plus loin, un ruisseau appelé Ayn el-Khadra (Source verte). Ici commence la découverte de ce qui dépasse la chose présente, un endroit qui semble au-delä du reel et qui fait partie du reel, c'est-ä-dire le sentiment qu'il est autrement que tous les autres connus. Ce fut un amour de petite fille qui rendit ce ruisseau secret, comme toujours ombragé. Celui-ci m'hypnotisait. J'y ai pense trěs souvent au cours de ma vie. En ce moment méme son souvenir trěs vif m'enchante encore. Mais je ne dirai pas qu'il s'agit-la d'un paysage. Non. C'est autre chose. C'est comme pour le mont Tamalpais, au nord de San Francisco, qui fut plus tard et pendant trěs longtemps mon quotidien. Un compagnon mystique. Ce fut un manage. Un besoin jamais satisfait de le voir, de tourner autour, de montér sur son sommet. Ma notion de Nature est née de ce ruisseau, comme pour Hölderlin cela est venu du Rhin. Mais je n'ai jamais considéré que ce ruisseau, ou cette montagne fussent des paysages. Jamais. C'est que 1'idée que nous sommes en contemplation d'un paysage provient du déroulement devant notre regard d'une vastitude de terre, ou de mer, telle qu'elle a le pouvoir de nous couper le souffle, se donnant comme étant hors du temps. Une apparition. Une fusion de ce qui est materiel avec 1'immatérialité de notre äme. Quand cela a lieu, nous pouvons parier de revelation, de beauté ou, encore plus souvent, demeurer silencieux, l'objet de la vision et le moi ayant en quelque sortě fusionné. Je pense en definitive qu'un paysage est destine ä nous demeurer passager, étranger. Autrement dit, il est apercu, toujours, comme un monde qui vient de ne plus étre le nötre dans le moment méme ou il se dévoile. v 29