Erik Orsenna La grammaire est une chanson douce * Ellc titbit la, immobile sur son lie, la peine phrase hicn connue, nop eonnm:: Je r\iime. hois mots itij-iisrrcs et pales, si pales. Les sept Letma resworn iem ;i peine sux la blanchem' des draps. 11 me serribla quelle nous souriaii, la petite phrase. JI me semhla quelle nous parlaii ; - Je suis mi peu fatigues 11 pa rait que fat imp travail le. ll hut que je rite repose. — Allons, allons, Je t'aime, I.bi rcpoudii Monsieur I k:nri: je it eomiais. Dcpuis le temps que ui exisirx, Tii & solide. Quek[ues jours de repos er cu seras .fur pied. Monsieur Henri etait aussi bouleverse que moi. Tout Ic monde die el repel c * |e t'aime II fa tit hiire attention aux mots. Ne pus 1<\s repetcr a tout bout de champ. Ki les employer ri ion et a travels, [ex uus pour les autres, en meruit am des men.yonges, Autre menu k:s mots s'usent. Et pari o is > il est trnp tard pour les sauvcr. » i lonvwrisn." : d'npnS I'illuM uLJ^ti Jc BlglK w ww.l i vtwiCik k:Iu:.cc) m 5,00 € prix france tc 32.80 tT Erik Orsenna I'AauUmk franptisi' La grammaire est une chanson douce 9782253149101 LA GRAMM Al RE EST UNI, CHANSON DOUCE CöDseiüCr d'Étät, présidenL du CeiUrc intcvn.itínnal de la mer ct rncmbrc dľ I'Academie lr;ii liaise iIľ^uÍs ISI9KT Erik OrscTinň ,i écrit huk romaus dom La Vin o:>rHfru: a Lausanne (Prix Rógqŕ Niniicť ct ĽExpoíision eokniate (Prix Goncourt Í9HS). ERIK OR SENNA de 1'A cademU; franca ise Partt dam Le Liwe de Pncba t Deux i'TK<; LONGTEMPS La grammaire est une chanson douce STOCK Les vers rcprodutts en pages 98, 148 et 150 sont ex traits de la chanson Le Loup, Bichc et tc Chevalier (Unc chanson doM-ceJt parütös ik1 M;Hir[t:c P«nt musique de f lenri Salvador, © 1950 l>> Henri Salvador & Maurice Ponf avee l1 aim able autoriiaiiexn des Augurs, Pom Jeanne et Jean CayroL Illustrations : ßigre' & F.ditkins Stack, 2001. Merci a Danielle. Leeman, Professeur de grammaire k I'univenite de Paris-X-Nanterre. Son savoir amical et malicieux rn'a Lena compagme tout au long de. ce voyage, I Mefiez-vous dc moi I [e parais douce, timide, 1 eveusc et petite pour mes dix ans. N'cn profit ex pas pour m'attaquer. Jc sais me deiendre, Mes parents (qu'ils soient remer-eies dans les siecles des sieclcs!) m'ont fait cadcau du plus utile ear du plus guerrier des prcnoms : Jeanne. Jeanne comme Jeanne d'Arc, la bergere devenue general, la terreur des Anglais. Ou cette autre Jeanne, baptisee Hachette, caiJ elle n'aimait rien tant que decouper cn tranches ses ennemis. Pour ne citer que les plus eonnucs des Jeanne. Mon grand frerc Thomas (quatorze ans) se le tient pour die. 11 a beau appartenir a une race glo-balement malfaisante (les ga.rcons)> il a bien etc force d'apprendre a rac respecter. Cela dit, je suis au fond ce que je parais en surface : douce, timide et reveuse. Meme quand b vie se fait cruclle. Vous allez pouvoir en juger. 1 I Ce m a ti n-la de mars, veille des vacances de Päqucs, un agneau se désaltérait tranquillemem dans lc courant ďune onde pure. La semaine precedence, j'avais appris que tout renard ťlat-teur vit aux dčpcns du cqrbeau qui ľecoute. Et lä semaine encore antérieure> unc tortu e avait battu u n liévre ä la course... Vous avez devine : chaque mardi et chaquc jeudi, entre neuf et onze heures, les animaux les plus divers envahissaíent notre elasse, invites par notre professeur. La toute je u ne Mademoiselle Laurencin aimait d?amour La Fontaine. Elle nous pťomenáit de fable en fable, eomme dans le plus clair et le plus my s téri e ux des jar d ins. - Lcouteč ca, les enfants : Une grenomlle -vit un berný Qhí. lui setnhla de belie taiííc. Elh qui n'étaitpas grosse en tout comme un ceuf, Envkusv s Wíend, et s'enfle, et se travmlle.,, Ou ceei: Varí*07ii chčtij insecte, excrement dela ierre! C est en ces mots que le lion Parlait un jour au mouckeron* Ľ autre lui dédara la guerre. Laurencin, en récitant, rougissait, pálissait : c'était une veritable amoureuse. - Vous vous rendez compte ? En si peu de lignes, dessiner si bien ľhistoire... Vous la C ■ď ŕ*' ŕ* 12 voyez, la grenouille envieuse, non ? Et Ie mou-cheron chctif, vous ne J'entendez pas vrombir ? - Pardon madame, que veut dire « excrement^ ? -Mais c'cst de la merde, ma Jeanne. Car Laurencin, toute blonde et jcunc qu'elle ctait, n'avait pas peur des mots et scrait plutot morte quedenepas appelcr un chat un chat, -Benisse/i la chance, mcs cnfautst d'avoir vu le jour dans Tunc dcs pins belles langues de la Terre. Le francais est votre pays. Apprenez-le, inventez-lc. Ce sera, toute votre vie, votre ami 1c plus intime. Lc personnage qui, ce matin-la de mars., cntra dans notre classe aux cotes de Monsieur Besancon, le principal, n'avait que la peau sur les os. Homme ou femme ? Impossible a savoir, tant la secheresse Tcmportait sur tout autre caractcrc. - Bonjour, dit le principal. Madame Jargonos sc trouve aujourd nui dans nos murs pour effec-tuer la verification pedagogique reglementaire. - Ne perdons pas de temps! D'un premier geste, la visitcuse renvoya Monsieur Besancon (lui d'ordinaire si severe, je ne I'avais jamais vu ainsi : tout miel et cour-bettes). D*un second^ elle fit signe a notrc chcre Laurencin. -Reprenez. Ou vous en etiez. Et surtout : faites com me si je n'etais pas la! Pauvre mademoiselle! Comment parlcr nor-malement devant un tel squelettc ? Laurencin se tordit les mains* inspira fort et, vaillante, se lanca : - Un agneau se desalterait Dam le courani dyune ondepure; Un loup mruieni kjeun, qui cherchait avemure. Un agneau... Uagneau est associe, vous le savez, a la douceur, a 1'innocence. Ne dit-on pas doux comme un agneau, innocent comme Vagne.au qui vieni de nattre ? D'emblce, on imagine un pay sage ealme, tranquil le-.. Et l'im-parfait confirme cette stability. Vous vous souvenez? Je vous Tai explique en grammaire : Pimp arfait est le temps de la duree qui s'etire, I'imparfait, c'esi du temps qui prend son temps... Vous ct moi, nous aurions ecrit ; Un agneau buvait. La Fontaine a prefere Un agneau se desalterait... Cinq syllabes, toujours Pcffet de longueur, on a tout son temps, la nature est pai-sible... Voila un bel exemple de la «magie des mots*. Oui. Les mots sont de vrais magiciens, lis out le pouvoir de faire surgir a nos yeux des choses que nous ne voyons pas. Nous sommes en classej et par cette magic merveilleuse, nous 15 nous retrouvons ä la Campagne, contcmplant un petit agncau blanc qui,,. Jargonos s'enervait. Ses ongles vcrnisses dc violet gnffaient la table de plus en plus fort, -Je vous en prie, mademoiselle, nous n'avons que faire de vos enth.ousiasm.es I Laurenein jeta un bref regard par la fenetre, com me pour appeler a l'aide, et reprit: - La Fontaine joue coin me persorme avec les verbes. Un loup «survienr» : e'est un present. On aurait plutöt attendn lc passe simple : un loup «survint». Qu'apporte ec present ? Un sentiment accru dc menace. C'cst maintcnant, e'est tout de suite. Le ealme de U premiere phra.se est rompu net. Le danger s'est ins tall e. H survient. On a pcur. -Je vois, je vois.H. De Timprecis, de l'ä-peu-pres..* De la paraphrase alors qu'ort vöus demande de sensibiliser les eleves a la construction narrative : qu'est-ce qui assure la condnuiLe textucllc? A quel type de progression thema-tiquc a-t-on ici affaire ? Quelles sont les compo-santes de la situation d'enunciation ? A-t-on affaire ä du reeit ou ä du discours? Vbilä cc qu?il est tondamcntal d'cnseigner! Lc squeiette Jargonos se leva. — ...Pas la peine dJen entendre plus. 16 Mademoiselle, vous ne savez pas enscigncr. Vous ne respecter aucune des consignes du mmistere. Aueune ngueur, aucune scientificite, aucune distinction entre le narratif, le descriptil: ei Pargumentatif. Inutile de dire que, pour nous, eette Jargon os parlaitchinois. Telle semblait d'ailleurs I'opiniort de Laurencin. -Mais, madame, ccs notions ne sont-cllcs pas trop comphquees? Mes eleves n'ont pas douzc ans et lis sent en sixieme! -Et: alors ? Les petite Fran^ais n'ont pas* droit a de la science exacte ? La sonneric intcrrompit leur dispute. La femme-squelette s'etait assise au bureau et remplissait un papier quelle cendit a no ere ehere mademoiselle en larmes. -Ma chere, vous avez besoin au plus vite d'une bonne remise a jour. Vous tombez bien : un stage commence ap res-demand Vous trouve-rez, sur ce formulaire, Tadresse de l'mstitut qui va s'occuper de vous. Allez, ne pleurniche?, pas, une petite semaiue de soins pedagogiques et vous saurez comment procedcr dorcnavant. Fjlegnma^a un «au revoir». Nous ne lui avons pas repondu. 17 Aecompagnee de Besancon, qui Tattcndait dans le couloir, toujours aussi miel et courbettes, Madame Jargon os s'en est allee torturer allJenrs. if Normalement, vu que les vacances venaient de commences nous aurions du crier, hurler, danser. Surtout moi, qui allais traverser en bateau TAtlantique. Mais rien, le silence. Nous nous regardions, bouche ouvertc, comme pois-sons rouges en bo cab La detressc de notre cherc Laurencin nous bouleversait. Et. quels etaient ccs «soins pedagogiques* quJallait lid inflager le terrible instiuut? Je ne savais pas, jusqu*a cc jour, que les profs, eux aussi, avaient des profs. Et que ccs profs de profs avaient des seventes redou-tables. La nuit, je revai qu'avec des pinees quelqu'nn se preparait a m'ouviir la tcte pour y installer un tas de mots qu'il avait pres de lui, des mots aussi desseches que des squelettes. Heurcuscmcnt, un lion, un moucheron et une torme prenaient ma defense, mettaient cn fu.ite le mediant et ses pinces. C'est le lendemain» dans Tapres-midi, qu'avec man freie je pris la mer. Ii La tempete a commence com me to Utes les lempetes. Sou da in, ['horizon bouge, les tables oscillcnt et les verres, heurtes les uns contre les autresY tintent. Le commandant, pour feter Karri vee pro-ehaine en Arneriquc, avait organise, dans le plus grand salon du paquebot, un «championnat international de Scrabble ». Vous savez, le Scrabble est ce jeu erränge, plutot crispant Avec des teures en plastiquc, on forme des mots rares. Et plus les mots sont rares et plus ils component de lettres impossibles (le Z, le w), plus on marque des points. Les champions, les chain pi on nes de mots rares se sont regarded Tis pälissaient. Vun apres l'autre, ils se sont ieves, ont plaque leur main jauche contre leur bouche et, au pas de course, out quitte le grand salon. Je me souviens d'iinc 21 petite dame proprette qui n'avail pas fait assez vite : une matiere verdatre lui coulait entre les doigts. La honte lui devorait les yeux. Sur les tables demeuraient les lettres blanches el les dietionnaires grands ouverts. Thomas me rcgardait, enchante. Un vieux reste de politessc Tempcchait d'cclater de nre. II faut vous avouer, chcre lecrrice, eher Jeeteur, que nous n'aimons rien tani, mon frere et moi, que la ties grosse mcr : ehavirant les estomacs des passagers, el!e vide la salle a manger ou, admires par l'equipage stupefau de notre appetu, nous pouvons tranquil lenient, lui et moi, en amoureux, fe stover, Le commandant s'approcha : -Jeanne et Thomas, vous m'epacez. On diraii de vieux capitaincs. Oil avez-vous appris Toecan ? Des larmes me vinrent (parmi mes nom-breuses qualitcs, je sais pleurcr a la demande). -Helas, monsieur! Si vous connaissiez notre triste histoire... Une fois de plus, je racontai la separation de nos parents. Leur incapacite a vivre ensemble, leur sage decision de vivre chacun d'un cote de 1'Allantique plutot que de s'injurier du matin au soir. -Je comprends, je comprends, balbutia le commandant, compatissant. Mais.., Vous ne prencz jamais l'avion ? -Pour nous ecraser au decollage, comme notre grand-mere ? Jamais, Thomas, les dents plantees dans son poignet, parvenait difficilement a garder son serieux. Merci Papa, merci Maman de vous aimer si mal! Dans une famille normale, jamais nous n'aurions cant voyage. 22 III Cette lois, notre chere tcmpete ne riait pas. Au lieu d'agiter 1'ocean, eomme d'habitude, comme une maman touille l'eau du bain, pour am user son bebe, une vraie colere l'avait prise, qui montait d'heure en heure. Elle frappait notre malhcureutf bateau, de plus en plus mecham-mcnt, eile jetait contre lui des montagnes liquides, eile le prccipitait dans des go uff res. La coque du paqucbot craquait et tremblait, eomme si la peur, une peur paniquc, malgre tout son courage, pcu a pcu, s'emparait de lui. Jamais de ma vie je n'avais etc si sccouee. Je tombais, me reievaiy, retombais, glissais sur lc parquet sou-dain pentu comme un toboggan, partout mc cognais. Un coin de table m'avait entaillc la joue. Je le sentais bien : les cahots me chamboulaient Pinteneur du corps. D un instant a !'autre, mon cceur allait se decroehcr, de meine mon estomac; 25 sous les os de mon crane, les morceaux de mon eerveau se mélangeaient.., Ricn n'est plus contagieux que la peur, Depuis longtemps, le si joyeux steward n'avait pas souri, ni mon futur fiance, le lieutenant blondinet, encore moins le cuisinier noir que notre appčtit d'ogre d "habitude réjouissatt tant. lis sursau-taient á la moindre embardce du bateau, lis fer-maient les yeux, comme si les coups que la mer lui portaii étaient recus par eux, ils se crampon -naient les uns aux autres, ils grimacařent ou peut-etrc priaient-ils, je voyais trembler leurs lévres. Une étrange faiblesse s'emparait de moi : j'etais meme préte ä pardonner a Thomas tout le mal qu'il m'avait fait, Quand vient votrc der-nierc heure, vous abandonnez toute fierte. Mais tant qu'ä mourir, je voulais du bon air. Par la main, je saisis mon frěre et, profitant d'un beau coup de tangage, nous atteignimes la porte qui donnait sur le pont. -Tnterdit! hurla le lieutenant. Vous alle* vous faire empörter! Iis tentcrent bien de nous retenir, mais trop 26 tard, le paquebot dc nouvcau piquait du nez vers le cicl. Pauvrc equipage, e'est la dc:rnic:re vision que je garde dc lui, un trio qui crie et gigote, plaque contre unc paroi blanche... Dehors, impossible de respirer, le vent souf-flait trop fort, j'etouffais. Comme un coup de poing, il ccrasait mes narines. Je croyais avoir trouve la methode dans les rafales : tourner la tete. Mais le vent avait compris ma miserable manoeuvre, il s'engouffrait en moi par les tym-pans; je sentais sous mes cheveux comme un grand nettoyage, tout ce que je savais, le vent me Tarrachait, ga ressortait par 1'autre orcille, mes lecons d'histoire, les dates que j'avais eu tant de mai a apprendre, les verbes irrcguliers anglais... Bientot je serais tout a fait creuse. Et vide. Thomas, comme moi, tentait de se protcger, les yeux affoles et les deux mains plaquccs sur ses oreilles. Un long coup dc sirenc retentit : I'ordre de gagner au plus vite un canot de sauvetage. «Bon, ma petite Jeanne, il faut voir les choscs en face, cette fois c'est la fin. Trop tard pour aller chcrchcr une bouee. Si nous coulons, a qui vas-tu bien pouvoir t'accroeher ?» J'ai cherche, cherche de l'aide dans mon cer-veau desert. Un petit mot m'est apparu, le der- 27 nier qui me restart, blotti dans un coin, deux syllabi minuscules, tout aussi terronsces que moi. * Douceur,» Douceur comme le sourire timuk de Papa quand il se decidait en I in a me parler commc a une grandc, douceur comme la caresse de Maman sur mon front pour m'aider a m'en-dormir, douceur com me la voix de Thomas quand il me raeontait dans le noir qu'il aimait une fille de seconde, douceur, doux et sccur, les deux petits sons qui toujours ra'avaicnt redound confiance et envie de vivre mille ans? ou plus. JJai hurle a Thomas de faire corame moi : - Choisis un mot., celui que tu prefercs! Dans le vaearme, il n'a sure merit pas entendu. La maudite tempete s'acbarnait trop pour nous laisser la moindre chance. A peine ai-je cu le temps de lui crier que je le detestais et aussi que je Taimais. Avait-il, comme moi, voulu choisir un mot et lequel ? Ferrari, football ? Je ne le lui a'i jamais demandc. Nos mots prefercs sont des affaires intimes, comme la couleur de notre sang. Et je sins sure qu'il se serait moque du mien, douceur, un vrai mot de fille. Lcntement, 6 comme la lentcur est angois-sante, lentcment Tarriere de notre bateau s7cst drcsse vers le cicl sans soleil. Je me suis sentie tombcr, douceur, je repctais, douceur, il me sem-blak qu'a force de le dire le mot go.nflait, comme le cou de certains oiseaux amoweux, je i'avais entoure de mcs bras, douceur, ma bouee. Et puis les lumieres no ires se sont eteintes et un a un to us les bruits. Plus Hen. IV D'abord^ quelquc chose de pointu me picora la peau du crane, comme si j'avais eu des poux, ce qui nJétait plua le c as depu í s Janvier dernier. Ensuite, un bruit trés tendre et régulier me caressa le rympan, comme ľaller-retour dJun balai fatigue sur le sol d*une maison, comme le voyage obstiné d'une rape sur la tranche d'un iromage. Enfin, u n ŕumet frais me parcourut les narincs, une odeur de sel et dc terre mouillée. Dans ma tete embrumée, je posaí ľaddítion : une peau vívante + une oreille vivante + un ncz vi van t = une Jeanne vivante. Cette excellentc nouvelle {j'avais survécu au nauŕrage) fut suivic par une terreur noire (qu'cst-il arrive ä Thomas). J'ouvris lentement, tentement les yeux. II était lä? c c monštre de 33 frěre, assis tranquilleme-m sur la plage, occupé ä se gratter, sans aucune elegance, I e pantalon. Absolumcm désintcressé par le sort de sa soeur. La tempcte ne ľ avail pas change : toujours aussi nul! Ii bougea les levrcs, sans doutc pour m'inju-ricr, comme d'habimde. Mais rien ne sortie aueun son. Bicn sür, je cms qu'i! se moquait. Et je lui préparai Line réplique a ma facon. Mais comme lui, rien, le vide dans la bouche. On se; regards, aussi perdus ľun que Lautre, Aussi désespérés mamtenam que joyeux ľinstant d'ävatit d'avoir par miracle survécu. Muets. La temp etc nous avait arraché tous nos mots. ALors, qu'il soit pardonne pour tou tes: ses méchancetes passées et futures, Thomas me: posa une main sur ľépaule. Et de ľautre íl meí; montra notrc uouvelle demeure : un paradis. Une baie bordée ďarbres immenses ä toucher le; ciel bleu; une eau vcn. pale, plus transparente que ľ air; une dentclle de corail, au loin, sur laquelle se brisaient en grondant les assauts de la mer. Plus la moindre trace de bateau. Et d'in-nombrablcs poissons, les uns peáts ct blancs, les autres plus larges et noirs. Pousses par le eou-rant, ils venaient ä notre rencontre, ün oiscau surgit, puis dix? puis mille. Iis criaient de joie, 34 plongeaient, rcmontaient vers le cicl, recriaient, replongeaient. Il me semblait qu'ils ne gardaient pas longtemps leur prise dans 1c bee. A peine 1'avaient-ils saisie qu'ils la recrachaient File retombait, en virevoltant, comme une feuille minuscule et scintillantc. Et les oiseaux disparurcnt, comme ils etaient venus, toujours criant mais cette fois dc colere, du moins le devi-nais-je, ne connaissant pas grand-chose a leur langage. La deception des oiseaux, nous ne la corn-primes qu'un peu plus tard, lorsque les petits poissons blancs vinrent s'echouer devant nous. Trois carres de plastique, chacun marque d'une lettre, z, N, E. Impossible de se tromper : e'etait avec elles que jouaient toute la journee les passages, les champions dc Scrabble. Forcemcnt furieux, les oiseaux! Ils n'en ont rien a faire du Scrabble et detestcnt le plastique. Un peu plus tard, un mot s'approcha du rivage, accompagne de sa definition : Encomijre (sans) [sazakobR] Loc. adv. -av. 1526. De sans et encoiyibrv (fin XII*) de encombrer. Sans rencontrer d'obstacle, sans ennui, sans incident. Voyage sans encombre. « ÍÍ venait de subir sans encombre son dernier \examen.*> (Flaubert) Un mot qui flottait sur Feau verte, un mot plat comme une meduse ou une limande. Inutile d'etre bien maligně pour deviner ee qui s'etait passé. La tempete avait tant secoué, comme nous, les dictionnaires que les mots s'en étaient detaches. Et maimenant ies dictionnaircs, vidés de leur contenu, devaient reposer sur le fond de la mcr, a cote de leurs amis, les champions dc Scrabble. La mcr nous rendait ce que le vent nous avait vole. Des millicrs de mots, un banc immense cla-potait tranquillement devant nous. 11 suffisait de tendre les bras pour les péehcr. Je me souviens des premiers que j'ai pris dans ma main. i JUGEOTE [3y3^t] n. f. Milieu Xix% dejuger. Familicr. Jugcment, bon sens. «11 n'a pas pour deux sous de jngeote! Cette faculté intuitive qvi'en bon francais on nomrne la jngeote.» (Georges Duhamel) 36 CI Taiseux, euse [...] adj. Du latin tacere et de l'ancien francais taisi. Personne qui nc parle euere. GuUlau?ne le Taiseux. lis se deposaient sur ma peau comme des tatouages, ees dccalcomanies fragiles qu'un bain peut cffacer. Si j'avals ose, je nven serais recouvert le corps, lis m'auraient caressec, j'cn suis sure, ä leur maniere dc mots, discrete et troublantc« Mais Thomas, du coin dc Pceil, mc surveillak, j'ai abandonne mes idees tolles et je l'ai imitc. J 'ai recueilli les mots au creux de la paume, ecartant !e plus douccment possible mes doigts pour que Pcau s'egoutte. Et jeles ai etalcs delicatemem sur le sable pour qu'ils sechent au soleil. Un soleil de plus en plus durt d'ailleurs : n'allait-il pas brüler nos petits rescapes? Thomas m'a souri (bravo ma soeur, tu n'es pas toufours imbecile). Pour les proteger, nous sommes alles chercher des fcuilles, de longucs feuiI les de bananicr. Quelqu'un, derriere nous, chantonnaiu lout a notrc travail, nous ne Pavions pas entendu approcher. Ma jo lie petite flenr, Man oiseau des lies Une voix de berceuse, douce, un peu triste, comme les ondees du soir en etc. Une voix fragile comme les i eves. Je me retournai lenrement, lemement, pour ne pas Pcffraye:\ Ce genre de voix devait pouvoir s'enfuir ä jamais aussi vite que les oiseau x\ 38 39 Une apparition nous souriait ; un petit monsieur bas an é, droit comme un *i» dans son costume de lin blanc ct coiffé d'un canotier, Dc quelle planete nous etait-il arrive ? Un film musical, un carnaval oublie ? Je ne suis pas třes specialisté de Page chez les Noirs. Mais, aux rides qui lui griffaicnt le coin des yeux, aux taches plus claires de sa peau, je devinais qu'il n-était plus jeune. IJ s'avanca.. Faseinée, je regardais ses chaussures, des mocassins bicolores, rouge et cremc. Pas la moindre trace de chaussettes. Pkttot que marcher sur le sable, comme nous, il semblait danser, Je relevai la tete juste á temps pour serrer la main quJil mc tend ait: -Bienvenue, mademoiselle. Tout le monde m'appelle Monsieur Henri. Ne craignez ricn, nous avons 1 nabitude des naufrages et des nau-fragés. Voici mon neveu. Nous allons prendre soin de vous... Un ado géant, habillc de couleurs eriardes celui-la, chemise á fleurs, pantalon jaune partes d'eph', et guitare en bandouliere, Paccompa-gnait* 11 se taisait, sans doute trop oceupe á faire admirer ses grands yeux verts* Pas de doute, un neveu sublime. - ... Vous nc pouvez plus parler, n'est-cc pas ? ne vous inquiétez pas, e'est normal, apres les 40 follcs secousses que la tempete volls a infligccs. Nous vous avons regardes du rivagc. Qu'avez-vous fait a la mer pour qtPcllc se montre si vio-lente ? Et le vent, mon Dieu, ces rafales ! C'est un miracle s'il vous teste encore une tete sur les cpaules. Nous nous eiions leves en titubant+ - Bienvenue parmi nous. Un boti petit somme et demain vous irez deja mieux. Vene^., nous allons vous montrer votre logis, Tant bien que mal, nous les suivinies. Nous parvinmes a un village dc paillotes. Monsieur Henri ouvrit la porte de la premiere ou nous attend a ient deux lits bas. -Si la faim vous reveille, vous trouverez des fruits, de l'eau fraiche et du poisson seche dans ce panier. Bon, N'ayez pas peur, nous allons vous redonner les paroles que Pouragan vous a derobces. Et quclques autres qui devraient vous rcjouir. Notre lie a des pouvoirs, comment dire, plutdt magtques. Vous allcz ctonner vos parents. A propos, le prochain bateau arrive dans un mois. Nous avons tout le temps... Le neveu sublime jouait 1'indifferent, le genre qui sifflote et d'impatience tapotc du pied par terre en regardant ailleurs. Mais je les voyais 41 bicii, ses yeux verts, ils brillaient dans la penombre ct n'arrctaient pas de me froler. Nos nouveaux amis refer me rent la porte. Fauliles ä travers les persiennes, les rayons du solcil caress aient le plane be r. La chanson ümide o"une guitare nous bercait. Qui jouait pour nous ? Qui avait compris notre besoin de musiquc apres les fracas desordonnes de la tem-pete ? Monsieur Henri, le vieil elegant, ou son neveu, le sublime aux yeux verts ? V Le solcil tronait dejä au milieu du ciel. Sur la petite place, tin cJhien bäillait, trois chevres ron-geaient un pneu> un papillon passa.it et repassait sous le nez d'un chat noir obese. Apres taut de Ltimultes, ce calme donnait le veitige. Monsieur Henri, assis stir un trone d'arbre, caressait sa guitare. De temps en temps> ses doigtS se promemient sur les cordes, et revenait le meme air que la veille, celui qui nous avait endormis. Peut-etrc nous avait-il accompagnes toutc la nuit, pour chasser les cauchemars, les cauchemars horribles qui assaillent forccment les survivants dJun dramc ? Quels etaient ces gens qui savaient prendre si bien soin de.s nauira-ges ? Et quels etaient leurs pouvoirs magiques. ? Je mourais d'en vie d'en savoir plus, Quand I'im- 45 patience nie prend, je nc peux m'empecher de bouger. J'esquissai trois pas dc dansc. Monsieur Henri sourit. - Nous a lions mieux, on dirak. U est deja tard. Je vous emmcne au marche. Vous comprendrez ce quii sc passe dans notre lie. Des guirlandes de piments, des Uoncons d'es-padon, de tbon et de barracuda, des chevies dechiquetees, d'autres betes en morccaux, des yeux, des langucs, des foies et de grosses billes brunes (des couiJIes de taurcau), des momagncs beiges de patates douces, des bouteilles blanches (rhum agricole), des saladiers, des casse-noi-sctteSj des ventouscs roses ä deboucher les toilettes, des pattes de lapin (porte-bonbeur), des cliauves-souris dessechees (porte-nialhcur), des batons a mordiller nomraes bois bände (pour guerir la mollesse des maris}... et une foule bigarree qui eaquetait, pourparlait, cancanait, s'msultait, s'esclaffait... Sans compter, au ras du sol, la double armee, celle des enfants qui pleuralem beaucoup, criaient *mainan», et celle des chiens, la gueule ouverte et baveuse, de vraies 46 poubelles vivantes, ils gobaient tout ce qui tom-bait et s'en allaient au soleil mastiquer pensive-ment. Au bout de Pal lee, change me nt d'atmosphere; quatre boutiques etroites entouraient un rond-point. On aurait dit la place d'un village miniature... Les clients n'approchaient qu'en murmurant. lis jetaient de droite a gauche des regards inquicts, commc des gens qui out des secrets a cacher. -Je vous presence notre marche aux mots, dit Monsieur Henri. C'est ici que jc fais mes courses. Vous y trauvercz ou retrouvcrcz toutcc dont vous avez besoin. Et il s'approcha du premier magasim qu'un calieot. pendouillant indiquait comme: L'AMl DES PONTES %t Dli LA CHANSON Drole d'ami que ce commcrcant, un gcant maigre, Pair endormi et qui ne proposait rien. Rien qu'un vieux livre ecorne. Pour le i este, son etalage etait vide. Apres les compliments et embrassades d'usage, Monsieur Henri passa ses com man des : -Mon dernier refrain me turlupine> tu n'aurais pas unc rime a * douce et tine autre a * mam an » ? 47 flu votfl^utfljRE ot ^mnu Tandis. qy*ils faisaient affaire, je mc glissai vers la boutique de gauche. AU vocabulatre L>K LJAMOUR TAKiF RtlHJJT POUR Lt'S RUPTURES Justcment, une femmc en larmes suppliait: -Mon mari m'a sauvagemcnt quittee. Je vou- drais un mot pour qu'il comprennc ma douleui; un mot terrible, qui lui fasse honte, Le vendeur, un jeunot, sans doutc un debu- tant-, comment par rough", «tout de suite, tout de suites, plongea dans un vieux volume et se mit a feuilleter comme un foreene ^j'ai ee qu'd vous faut, une petite seconde. Veil a, vous avez le ehoix ; affliction,..» - £a sonne mal, - Neurasthenic... - On dirait an medicament, - Descspcradc. - Je prefere, celui-la, tl me plait, Dcsesperade, je s.uis en pleme dcsesperade [ Elle glissa unc piece dans la mam du vendeur et s'en alia ragai liar-die. Elle emportait dans, ses bras son mot nouveau? desesperade, desespe-radc... Elle n'etait plus seule, elle avait retrouve quelqu'un a qui parlen Ee client suivant etait un vieux, d'au moins quarante ams; a cct agc? je ne croyai.s pas qu'on s*occupait toujours d'amour. -Voila. Ma femme ne supporte plus mes je t'ainie, «Depu:5 vingt ans, tu pourrais varier; invente autre chose, me dit-elle, ou jc m'en vais,» -Facile, vous pourriez ltd dire : «JTai la puce a j'oreille.* - Pour qu'elle me croie malproprc ? - « Je suis coiffc dc toi.» 48 49 - Ce qui veut dire ? — L'obsession que j'ai de toi s'est enloncec sur ma tetc torn me un chapeau trop grand. Je suis coiiic de toi. Je nc vois plus que toi... -Je vais essay er. Si ne marche pas, je vous le rapport v.. Nous aurions pu rester jusqu'ä la nuit. La file ties clients s'allongeait, Thomas, eomme moi, lendaitl'oreilie, «je vais lui faire une langue four-rec», on jouera a «Ja bete a deux dos». Ses ycux brillaient, il avait l'air dc comprendre des choscs, Ilfaisait provision. I] sail rait leur parier, aux fill es, des son retour, elles n'en reviendraient pas. Depuis le temps qu'il chcrchait une recette pour draguer les grandes, les bien trop grandes pour lui. Devant les autres boutiques aussi, une foule sc press ait J'aurais volontiers passe du temps avec DlEUDONNf. appeleur nTPI.ömf pes PL antes et des pqtssons ou die* la mysterieuse Marie-Louise ltTYMOLOGl.S!J£ EN QLJATRE l.ANGUPS En reponse ä mon air egare, Monsieur Henri expliqua : - L'etymologic raeonte Porigine des mots. «Enfcr», par exemplc, vient du latin infemus (inferieur), quclque chose qui se trouve en des-sous. Mais vertex, j'ai bien d'autres cndroiis de l'Tle a vous montrer. Main tenant, vous eonnats-scz Padresse, Revcnez quand vous voulez. Tl nous entraiiiait dejä. J'ai juste eu le temps d'entendre une belle liste d'injures proposees a quelqu'un qui ne supportait plus son patron. «Guette au trou», «bec a merde», «nain d'la couille»... Je me suis dit que toutes allaient ä mon frerc com me un gant, et plus efficaces que mes petites insultes habituelles, * imbecile*, «cretin», «nullard », J'allais pour de bon l'agonir, celui-la. Je venais de l'apprendre, ce mot-lä, «agonir» cJest-ä-dirc insulter, de «honnir» c'est-a-dire detester. Lagonir pour qu'il agonise, mon fröre adore et deteste, l'agonir pour quJil se tordc ä mes pieds des que j'ouvrirai la bouche, cn demandant grace. 5C Dc ce moment-la, ma vie d'avant m'a fait home, la vie d'avant le naufrage, une vie de pauvre, une existence dc quasi-muettc. Combien de mots cmployais-je avant la terapete ? Deux cents, trois cents, tou jours les memes... lei, taites-moi con Fiance, j'alkis m'enrichir, je reviendrais avecun tresor. VI L'ap res-midi, nous parumes en pirogue. Hcureusement que la frier etait calme et qu'ä travcrs ses longs cils dc fille, les yeux verts du ncveu sublime ne me quittaient pas. Sans eux, je serais morte de terrcur. Le souvenir des vagues enormes nc demandait quJa m'envahir. Comment oublier la vision de notre maifieureux bateau englouti tete la premiere? Mais Peau restait lissc et transparente comme une vitre. II suffisait de se pencher pour suivre la da ose tranquille des poissons, des violets, des jaunes ä bandes rouges, des plats comme la main, des ronds comme un ballon, un festival de eou-leurs joyeuses. Malgre la beaute du spectacle, une tristessc ne me quittait pas. Je ne pouvais m'empceher de penser ä nos anciens compa-gnons de voyage, les champions dc mots riches en Z et w. Comment faire pour remonter les no yes ä Tair fibre ? 55 Une autre lamille d'idees sombres rodaicnt autour de moi a la maniere de guepes qui atten-dent 1'instani propice pour piquer. Au moment ou nous embarquions dans la pirogue, j'avais surpris une conversation, une conversation chu-chotee entre mon sublime et son oncle Henri. - II y a longtemps qti'on ne les a pas vus. - Qui, ca nPetonne. D'habitude, on les a sur le dos des le lendemain d'un naufragc. -Esperons qu'ils vont. laisser tranquilles nos Urate* - Pauvre charmante demoiselle! Je I'imagine ires mal enfermee... De qui parlaient-ils ? El qui voulait nPempri-sonner ? Com me nos accompagnatcurs, je gucttais 1'horizon. D'ou arriveraient mes ennemis? Hcureuscmeni, notre traverser ne dura pas un quart d'lieurc et pcrsonne nc vinL la deranger. Brule, cct ilot, comme une galette des rois trop longtemps laissee dans lc four. Et vide, absolument, de plantes, d'etres vivants, de constructions, Pendroit champion du monde 56 categorie desert, imbattable au Livre Guinness des records (ehapitre «Iiicn»). Un plateau rochcux matron fonce, deterge, delave, recure... Tel ctait Pendroit de charme ou nous avions debarque. Dröle de choix pour une excursion! Monsieur Henri ne tarda pas a nous donncr la raison de notre venue. - Vous savez pourquoi les deserts avanccnt, un peu partout sur notre Terre ?... II suffirait de termer les paupiercs pour la voir avancer vers nous, cette terrible armee de sable. On nous parle de rechautfement de la plancte, de forcts devas-cces... C'est sans doute vrai. Mais l'on oub.lie Pesscntiel. Ici, il y a cent ans, vivaient deux villages, avec tout cc qtPil faut pour ctre heureux, des plantes, des paillotes, de Peau douce, des femmes, des homines, des enfants, des ani-maux... Je nc pouvais y croire. lei, de la viel Sur ce carre de la desolation? Allons done! Je forgais mon cerveau ä imaginet mais il refusait, il renaclait, il me prenait pour une Jolle. - ... Un jour, une tempere aussi forte que la voire a souffle sur cette Tie. Des arbres out etc arrach.es, bien stir, et des maisons se sont envo- 57 - Ices. Mais tout le rcste dcmeurait. II sul'fisait de rcbatir et P existence aurait repris, eomme avant, jusqu'a la proebaine tempete. Depuis quelque temps, je voyais sur la raer se multiplier des triangles noirs. lis tournaient et retournaiem autour de nous comme unc ronde. Jc tie compris pas tout de suite que e'etaiem les requins. Pcut-etre que ces betes-la nc se nourris-sent pas sculement tie chair fraichc mais aussi dMiistoires sinistres? Et cellc que contait Monsieur Henri n'avait Hen de gai. -Les habitants s'etaient fait, comme vous, nettoyer de tous leurs mots. Au lieu de venir chez nous les reapprendre, ils ont cru qu'ils pourraient vivre dans lc silence. TJ.s n'ont plus rien nomme. Mettez-vous a la place des choses, dc Pherbe, des ananas, des chevres... A force de n'ctre jamais appelccs, elles sont devenues tristes, dc plus en plus maigrcs, et puis elles sont niortes. Mortes, faute de preuves detention; tnortcs, une a une, de desamour. Et ics homines et les femmes, qui avaient fait le ehoix dti silence, sont morts a leurtour. Le soleil les a dessech.es. II n'est bientot plus rcste de chacun d'entre eux qu'une peau, mince et brune comme une reuille de papier d'emballagc, que le vent, lacilcment, a emportee. Monsieur Henri s'est tu. Des larmcs lui ctaicnt montces. Sans doute avait-il des grands-meres, des grands-pcres parmi les desseches? II nous a rcconduits a la pirogue. Les requins, aprcs la fin dc Phistoire, avaient disparu. -Vous savez combien de langues meurent chaque an nee ? Comment, prives des mots ct encore plus des chiffrcs, aurions-nous pu lui rcpondre? Je vous rappelle qu'apres les cahots de la tempete et les agressions du vent, nos pauvres tetes ne pou-vaient plus fabrtquer la moindre phrase! Nous parvenions tout juste a comprendre ce qu'on nous disait. - Vingt-cinq! Vingt-cinq langues meurent chaque annec! Elles meurent, faute d'avoir etc parlees. Et les choses que designent ces langues s'etejgnent avec elles. Voila pourquoi les deserts peu a pea nous envaliissem. A bon entendeur, salut! Les mots sont les petits moteurs de la vie. Nous devons cn prendre soin. II nous regardait fixemcnt., Pun puis P autre, Thomas et moi, Sa gaiete, sa gentillesse s'etaient evanouies, avalccs par unc gravitc terrible. II marmonnait pour lui-meme, d'une main il tenait le hors-bord, de Pautre il comptait sur ses doigts vingt-cinq de moms chaque annee, comme il 59 reste einq mille langaés vivantes sur la Terre, en 2100, il n'en restcra plus que la moitié, et apres ? La nüitj en tombam, luí rctira sa Eolere, Comme si l'obseurite était, avcc la musique, la scule vraie maison de Monsieur Henri, Fendroit ou il pouvait vivre ä sa guise sans plus craindre aueun danger. Une fois touchie la plage, il nous laissa ranger la pirogue ét partit rejoindre un orchestre, tm peu plus haut, a la lisiere des arbres. Le temps de nvallonger sur le sable, de salucr poliment les étoiles et je dormais. VII D'habitude, jc bats les vieilles dames. Rien dc plus hypocrite que ces animaux-Ia. Tout miel avec nous, les enfants, caresses et areu, arcu quand les parents les regardent. Mais des qu'ils out le dos tourne, clles se vengent de notre jcu-nesse, elles nous pincent de leurs doigts dechar-nes de soreiere, nous piquent de leurs aiguilles a tricoter ou, pire supplice, nous embrassent a tout bout de champ pour nous punir de sentir si bon et d'avoir la peau si douce< Mais cclle qui me fut presentee ce jour-la, je Fai aimee, des le premier instant. Une maisonnette com me on en voit des een-taines au bord de toutes les plages : banale, 61 blanche, un etage, deux fcnctres et un baleon pour se saouler d'horizon. Un panneau sur la porte: li.NTREZ SANS FRAPPER. MAJS, S'lL VOUS PLAIT, ATTENDEZ LA FIN l.)U MOT. MERGE F,t un chuchotement, dcs sons qui bruissaient plutot que ne parlaicnt, commc un gazouiJJis de mo mean malade ou commc les prieres a 1'eglise. D'ailleurs, jc l'ai compris plus tard, il s'agissan bien d'unc prierc. Monsieur Henri ouvrit. Personne. Nous tra-versames ie salon enc ombre d'animaux empaiiles mi Les et de livrcs dechiquetes. Peut-etre les gens aimaicnt-ils tellement les romans, dans cette lie, qu'ils les dcvoraient? A part eux, rien. Scul le murmure nous guidait. Autre porte. Lc jardin. Un cane minuscule pi ante de trois palmiers, une table ronde reconvene dc dcntellc ou reposait un gros dictionnaire ouvert. Et, bien assise sur une chaise a trcs haut dossier, semblable a celles qu'on voit dans les chateaux, vetue d'unc robe blanche de fete, la personne la plus vieille que j'aie jamais reneontree. 62 Comprene?.-moi: pas seulcment ridee, mais cre-vassee, ravinee, creusec, de vrais canyons, les veux perdus sous d'invraisemblables plis et la bouche disparue au fond d'un trou. L'ensemble surmonte d'une criniere immaculee, la ehevelure d'une lionne des neiges. Je n'osais imaginer le nombre d'annees neeessaircs ponr sculpter ces sillons sur la peau et laver, rclaver ces cheveux. Un ventilaicur veillait sur cette antiquite. On aurait die un chicn, ce ventikteur. Son gros ceil unique fixe sur sa maitressc grondait sur command e. - « Echau bou lure ». Uantiquite modulait les syllabes avec une 63 douceur que jc n'avais entendue nulle pan, unc tendresse timide, ellc articulait comme unc amoureuse. C'est peut-ctre pour eel a qu'clle avait choisi utie robe de mariec. Pourquoi person ne n'ava.it jamais pro nonce ainsi mon prcnom ? Commc le reclamait I'eeriteau, nous atten-dvmes «la fin. du mor». - « £chauboulure Evidemmcnt, je n'avais pas la moindre idee du sens de ces cinq syllabcs. Je n'eus pas a attend re longtemps. Unc main toute rose parut, dans le jardin minuscule, et se posa sur la dentelle de la table. Sur la main, une cioque rouge poussa. -C'cst bien ca, chuchota Monsieur Henri. 11 s'ctait penchc vers le dictionnairc et lisait la definition : Echauboulure : petite cioque rouge qui survient sur la peau pendant les ehaleurs de Vete. Sept minutes s'ecouJerent dans le plus parfatt silence. On n'entendait au loin que le chant de quelques oiseaux et les raclements de la nier sur le sable, Puis la main et la cioque s'evanouircntH Mais le mot demeura, scs cinq syllabes brillantes volctant dans Pair tel un papillon. 11 disparut bicntot en agitant les ailes, pour dire merci, nierci de mJavoir prononce. La plus vieille dame du monde se retourna vers nous. Impossible de savoir si elle nous voyait. Je vous Pai dit : a la place babituelle des ycux nřétaient que des plis. Le ventilateur n'apprcciait pas notre presence. En bon chien de garde, il grondait et souiflait. On le scntait prct, pour délendre sa mattresse, á sauter sur le visiteur et a le decouper en rondel les. ITeureusemeni, le vent qu'il produísait tourna la page du gros dictionnairc. Et, dc sa méme voix douce, attendrie, ď amoureuse, la nommcuse, sans plus s'occupcr de nous, lut lentement les quatrc syllabcs d'un autre mot: - «Échinidčs». 64 65 Une famílie d'oursins ä ľínstant surgtt sur la pelousc du jardin. -Vous avez compris son travail? nous chudlo ta Monsieur Henri. ĽIIc redomic vie aux mots rares. Sans ellc, ils disparaítraient a jamais dans ľoubli. Nous sommes restes longtemps dans le petit jardin, fascines par le spectacle de ces resurrections. Qu'est-cc qu'un «cckteur» ? Un appareil compose de deux pieces metalMqucs entre Ics-quelles jaillirem des čtineeiles. Qu'est-ce qu'un «écrivain * ? Une sorte ďinsecte coléoptére. II se posa sur unc longue ťcuille ďacanthe et, pris ďunc faim soudaine, y découpa des trous en forme de letores... Oh, la joie de ces mots sortis de ľoubli. lis s'ctiraient, ils s'ebrouaient, certains n'avaient pas du voir le grand air depuis des sičcies. Qu'est-ce qu'un «livre éléphamin » ? Un livre aux pages d'ivoire. Que sont des « embras-soires*? Des tenailles utilisées par le verricr pour saísir les pots oú ľon fond le verre. La n u it to m bait. Sur la pointe des pieds, nous a von s quitté notre vieille amie. Ch ére nommeuse! (Monsieur Henri a v a: t les yeux attendris ďun enfant parlant de sa maman.) Puisse-t-elle vivre milíc ans! Nous avons tant besoin d'ellc! Nous devons la pro-tcger de Necrole. Voyant mon air angoisse (qui pouvait bicn are ce Necrole ?), il me prit par Pepaulc et me par la politique, commc a une grande. -Necrole est lc gouvemeur de ParchipcL, bien decide a y mettrc de 1'ordre. Il nc supports pas notre passion pour les mots. Un jour, je l?ai rencontre. Voici ce qu'il m'a dit ; «Tbus les mots sont des outits. Ni plus ni moms. Des outils de communication, Comme les voiturcs. Des outils techniques, des outils utiles. Quelle idee de les adorer comme des dieux! £st-cc qu'on adore un marteau ou des tenailles? D'ailleurs, les mots sont trop nombreux. Dc gre ou de force, je les rcduirai a cinq cents, six cents, le strict ncccssaire. On perd le sens du travail quand on a trop de mots. Tu as bien vu les tliens : ils ne pensent qu'a parler ou a chanter. Fais-moi confiance, ca m changer...» De temps en temps, il nous envoie des hclicopteres equipes dc lance-flammes, et fait b rider une bibltotheque,.. Je frissonnais. Voila done les fanieux eiinemis qui nous mena^aicnt! De col ere, les doigts de Monsieur Henri mc serraient le cou, dc plus en plus fort. Jc mc retenais de crier. J'avais presque mal. 67 -Nc te trompe pas, Necrole n'est pas seul. Bcaucoup pciisent comme Iui, surtout les hommcs d'affaires, les banquicrs, les economist es. La diversite des langues Us gene pour leurs trafics : ils detestent devoir payer des era-ducteurs. Et e'est vrai que si la vie se resume aux affaires, a 1'argent, acheter ei vendre, les mots rarcs ne sont pas tres necessaires. Mais ne t'in-quietc pas, depuis le temps, on sait se proteger. Aiusi J in it notre troisicme journee sur l'Tle. Ainsi commenca pour moi I'habitude d'une petite cercmonie qui ne m*a jamais apporte que du bonheur ; chaque dimanche soir, avant dc m'endormir, je flane quelqucs minutes au fond d'un dictionnaire, je ehoisis un mot inconnu de moi (j'ai le choix ; quand jc pense a lous ceux que j ignore, j'ai home) cl je lc prononce a haute voix, avec amide. AJors, je vous jure, ma lampc quitte la table on d5ordinaire elle repose et s'en va eclairer quelquc region du monde ignoree. VIII Au milieu dc la nuit, un sanglot m'a revcillce. Jc le connais bien, ce sanglot. C'est une sorte de boulc, elle slnstalle dans ma gorge, juste en des-sous dc la place oS se trouvaient mes amygdales, avant qu'un chirurgien-boucher ne me les enleve. La boule me vient quand je suis trop seule, pour me tenir compagnie. De vous a moi, je prefererais quelqu un d'autre comme compagnie. Mais on ne ehoisit pas toujours ses amis et tout vant mieux que la solitude. Je me suis assise dans mon lit. Si je reste allon-gee, ce sanglot-la m'empeche de respirer. «Et si j'essayais ?» L'image de la nommeusc nc me quittait pas. Avais-je moi aussi ce pouvoir de (aire apparaure? Je n'osais pas. Le coeur me battait, Mcs mains trernb.laient J'ai prononce «Maman» doucement, pour ne pas deranger Thomas qui avait fini par s'endormir. 69 Unc seconds apres, eile čuit la, debouL pres de moi, nia vra i e mamnn, ses chcveux blonds, son paríum de savon, son sourire de petite fill e, les yeux plissés cl la main ou verte, tou j ours přete a caresser ma joue. On sc re garda i t, regard ait, a se faire mal, sans rien dire. Cľétait a moi de parier mais je ne pou-vais pas Je iťavais pas encore retrouvé mes mots. Je u'črais pas encore guéríe de la tempete. Maman est restée si peu de temps, ä la lun ii ere de la lune. J'avaís un ceil sur ma montre fluores-cente et ľautre sur ma mere. Qa dure si peu, sept minutes. Et eile s'en est allée, avee un geste du bout des doigts, au revoir. Emportant avec eile lc sanglot. Maman est comme qa, eile m'enleve mes sanglots. J'espere qu'el.le ne les garde pas pour eile. Plus tard, j'invert terai des poubelles ä sanglots. On les jettcrait aux égouts, ou des rats les mange raien t. Lcs rats, d it-on, s e n ourriss en t de n'importe quoj. Nous nous sentirions plus légers. Je nie suis rendorniie. IX -Laisscz-la tranquil lc! Depuis quelque temps dejä, du creux de mon sommeil, j'entcndais ces ebuchotements de plus en plus furibonds, «aElez-votiS-en», «vous voyez bien qu'elle dort», aecompagnes de battc-ment.s d'ailes minuscules, de vronibissements legers, comme ceux des moustiques avant de p.iquer. J'ouvris lentement les yeux, Un vol d'une trentaine de mots m*assaillait. «Epitrope», «Escargarre», «Girasol», «Mastaba» et bien d'autres, que j'ai oublies aujourd'hui* Lc neveu sublime tentait d'eloigner eet essaim a grands coups d'eventail. -Imbeciles ! Si vous eroyez qu*cn la reveillant vous allez la sedtiircl Gentils mots, je comprcnais bien jour demande. Mais que pouvais-je y faire ? Je n'avais pas [avocation ni la patience de notre vieillc amie, 71 pour iiommer toute la journce. Mon metier, a mon age, vingt-quatrc h cures sur vingt-quatre, e'etait de jouer, tie nager, de vivre, pas de chueho-ter des.syllabcs, Je mc levai d'un bond, au grant! effroi de mes assaiHants. Comprenant qu'avec moi ils perdaient leur temps, les mots allercnt ehercher seconrs aillcurs. Du pas de la potte. Monsieur Henri avait assiste a la scene avee un sourire encore plus large tjue d'habitude, Thomas avait subi les mcmes aficctueux assauts que moi. Seulement, comme il est violent, il avait vite chassc ses visiteurs a larges moulinets de polocbon. -Eh bier ditcs-moi, tous les deux, on dirait que nos amis vous ont adoptes! Vous nc souffrez pas trop de ^invasion ? Pour etrc franehe, moi qui de teste ranger ma chambre, j'aurais volonticrs mis un peu d'ordre dans ma tete. Les mots s'ctaient entasses partout, sous mcs chtiveux, derriere mon front, derriere mes yeux, Je les sentais amonceies au petit bon-beur la chance dans les moindres recoins de mon crane. Je sentais revenir a grands pas la migraine. D'autant que Monsieur Henri s* eta it mis a tircr de sa guitarc des horreurs, des sous au hasard, un chaos vraiment cruel, une cacophonic 73 qui entrait dans l'oreillc ct me vrillait le tympan, Qu'cst-ce qui lui prenait de nous torturer ainsi? - Vous voyez, les mots, c'est comme les notes. Il ne suffit pas de les aecumuler. Sans regies, pas d* harmonic. Pas dc musique. Rien que des bruits. La musiquc a besoin de solfegc, comme la parole a besoin de gram.maire. Il vous reste quelques souvenirs de grammairc?,., Misere! Je mc rappelais 1'horrcur des conjugaisons, la t oral re des exereices, les accords infernaux des participes passes,.. Thomas grimagait plus encore que moi. -On fait un pari? reprit Monsieur Henri. Si dans une scmaine, vous n'aimcz pas la gram-maire, je cassc ma guitare. Nous lui avons souri gctitiment, pour lui faire plaisir, II semblaic si convaincu. Mais nous faire aimer la grammaire, jamais. Malhcureuse gui-tarc! Une fois gagne notre pari, nous demande-rions sa grace. Le sublime nous attendak dehors avee quatrc chevaux. - La ville des noms est a ncuf kilometres. Le premier arrive gagne une chanson de moi. Nous avons gal ope a perdre souffle. Jc crois que les deux garcons laisserent Thomas gagner. X Nous avions atteint le sommet d'une collinc ou nous attendait le plus etrange et le plus joy eux des spectacles. - A partir de main tenant, aucun bruit, chu-chota Monsieur Henri, il nc faut pas les deran-ger. Je me demandai pour quelle sortc de person -nages considerables nous devions prendre de telles precautions, Une princesse cn train d'em-brasscr son cheri secret, des acteurs dc cinema cn plein tournage ? La reponse, bien plus simple et parfaiternent imprevisible, n'allait pas larder a m'arriver. A pas de loup, je m'approchai d'une balustrade en vieux bois branlant. En dessous de nous s'etendait une ville, une vraie ville, avec des rues, des maisons, des magasins, un hotel, une mairie, une eglise a clocher pointu, tin palais genre arabc flanquc d'une tour (une mosquee ?), 75 un hópitaJ, une caserne dc pompiers... Une ville en tout point serablable aux nótrcs. Á trois differences pres. 1. La taille : tous les bátiments avaient etc réduits de moitié par rappon aux dimensions normales. On aurait die une maquettc, Lin d écor... 2. Le silence : d'habitude, les villes font grand bruit : voiturcs, mobyletces, moteurs divers, chasses ďeau, engueulades, pictinemems des semeiles sur les trottoir.s... La, ricn. Rien que des froissements trcs legers, d'imp ereep tibi es froufrous. 3. Les habitants : pas d'hommes ni dc femmes; auctin enfant. Les rues n'etaient par-courues que dc mots. Oes mots mnombrables, radieux sous le soleih lis sc promenaient commt; cliez eux, ils etiraient dans Pair Lranquillemem leurs syllabes, ils avancaient, les uns scveres, clai-rement conseients de leur importance, amoureux de Pordre, dc la ligne droite (le mot «Constitution», les mots « analyse d'urine* bras dessus, bra.s dessous, le mot <*carburateur»). Kien n'ecait plus rejouissant que dc les voir sJarrcter aux leux rouges alors qu'aucune automobile ne les mena-cait. Les autres mots, beaucoup plus fantaisistes, ineontrolables, voletaient, caracolaicnt, cabno-laient comme de minuscules chevaux fous, comme des papulous ivres : « Plaisir « Souticn-gorge», «TTuile d'olive*... Je suivais, fascincc, leur manege. Jc iPavais jamais prete assez attention aux mots. Pas une seconde, je n^aurais imagine qu'ils avaient chacun, comme nous, leur caractere. Monsieur Henri nous priv par Pcpaule, 'Thomas et moi, et nous glissa dans Poreille I'his-toire dc eette cite. 76 77 - Un beau jour, dans notre íle, les mots se son t revokes. Cľétait il y a bien longtemps, au debut du siecle. Je venais de naitrc. Un matin, les mots out refuse de continuer leur vie d'esclaves, Un matin, ils iťont plus acceptc d'etre convoqués, ä n-importe quelle bcure, sans le moindre respect et puis rejetes dans le silence, Un matin, ils n'ont plus supportc la bouche des humains. J'en suis súr, vous n'avcz jamais pens č au many r e des mots. Oú mijotent les mots avant d'etre pronon-ces? Réŕléchissez une seconde. Dans la bouchc. Au milieu des caries ct des vieux restes de veau eoincés entre les dents; empuantis par la mau-vaisc haieine ambiante, čcorehčs par des kngues páteuses, noyés dans la salive acide. Vous accep-teriez, vous, de vivre dans tme bouche ? Alors un matin, les mots sesont enfuis. Ils ont cherchč un abrä, un pays oil vivre entre eux, loin des bouches détestées. lis sont arrives ici, une ancienne villc miniete, abandonnée depu i s qu'on n'y trouvait plus d'or. Ils s y sont installés. Voilä, vous savez tout. Je vais vous laisser jusqu'ä ce so i r, j'a í ma chanson a fin i r. Vous pouvez les regarder tant que vous voudrez, les mots ne vous feront pas de mal. Mais ne vous avísez pas ďen-trer chez eux. Ils savent se déťendre. Ils peuvent piqucr pirc que des guepes ct mordre mieux que des serpents. ::- Vous etes comme raoi, j'imagine, avant mon arrivee dans Tile. Vous n'avez connu que des mots emprisonnes, des mots tristes, meme s'ils faisaient semblant de rire. Alors il faut que jc vous disc ; quand ils sont libres d'occuper leur temps comme ils le veulent, au lieu de nous ser-vir, les mots menent une vie joyeuse. lis pas sent leurs journees a se deguiser, a se maquiller et a sc marier. Du haut de ma colline, je n'ai d'abord rien compris. Les mots ctaicnt si nombreux, Je ne voyais qu'un grand desordre. J'etais perdue dans cette foule. J'ai mis du temps, je n'ai appris que peu a peu a reeonnaitre les principals tribus qui composent le peuple des mots. Car les mots s'or-ganisent en tribus, comme les humains. Et ehaque tribu a son metier. Le premier metier, e'est de designer les choses. Vous avez deja visite un jar din bota-nique ? Devant toutcs les plantcs rares, on a pique un petit carton, une etiquette- Tel est le premier metier des mots : poser sur toutes les choses tin monde tine etiquette, pour s'y rccon-naitre. C'est le metier le plus difficile. Ii y a tant de choses el des choses eompliquces et des choses qui changent sans arret! lit pourtant, pour chaeune il faut trouver une etiquette. Les mots charges de ce metier terrible s'appellant les noms. La tribu des noms est la tribu principále, la plus nombrcusc. \\ y a des noms-hommes, ce sont les masculins, et des noms-ťerames, les téminins. II y a des noms qui etiquettent les humains : ce sont les prénoms. Par exemplc, les Jeanne ne sont pas des Thomas (heureuscment), Tl y a des noms qui etiquettent les choses que Pon voit er ceux qui etiquettent des choses qui existent mais qui demeurent invisibles, les sentiments par excmplc : la colěre, I'amour, la tristesse-.. Vous comprene/ pour-quoi dans la ville, au pied dc notre colline, les noms pullulaient. Les autres tribus de mots devaient lutter pour sc faire une place. Par excmplc, la toute petite tribu des articles* Son role est simple et asse/, inurile, avouons-le. Les articles marc Lent de v ant les noms, en agitant une clochctte : attention, le nom qui me suit est tin masculin, attention, e'est un feminin! Lc tigre, la vacbe. Les noms et les articles sc promenent ensemble, du matin jusqifau soil". Et du matin jusqu'au soir, leur occupation favorite est de trouver des habits ou des deguisemcnts. A croire qu'ils se sentent tout nus, a marcher com me $a dans les rues. Peut-etre qu'ils ont froid, memc sous le soleil. Alors ils passcnt leur temps dans les magasins. Les magasins sont ten us par la tribu des adjectijs. Observons la scene, sans fairc de bruit (autrc-ment, les mots vont prendre peur ct volcter en tout sens, on nc les reverra plus avant long-temps). Le nom feminin « maison*- pousse la porte, precede de <■rs montre-moi ta main gauche. JJentendis a mon oreille Ia voix dc Monsieur Henri. - Je crois qu'il vaut mieux laisscr ensemble les virtuoses. Ne ten fais pas, Jeanne, tu ne vas rien perdre au change. Suis-moi, en silence. Les mots sont comme nous. La nuit, ils tremblent de peur. lis s'enfuient au moindre bruit suspect. XIII Les mots dormaient. lis s'ctaient poses sur les branches des arbrcs et ne bougeaient plus. Nous marehions douce-mcnt sur le sable pour ne pas les revciller. Betcment, je tendais Foreille : j'aurais tant voulu surprendre leurs reves. J'aimerais tellement savoir ce qui se passe dans la tete des mots. Bicn sur, je n*entendais rien, Rien que le grondement sourd du ressac, la-bas, derriere la colline. Li un vent leger. Peut-et.rc seulcment le soul fie dc (p plancte Tcrre avan^ant dans la nuit. Nous approchions d'un batimeni qu'eclairait mal unc croix rouge tremblotante. - Voic.i I nopital, murmura Monsieur Henri. Je frissonnai. I .'hopif.al } Un hopital pour les mots ? Je n'ar-rivais pas a y croire. La hontc m'envahit. Quelque chose me disait que, leurs so uftrances 95 nous cn etions, nous les humains, responsables, Vous savez, commc cos Indiens d'Amerique morts de maladies apportees par les con que rants eu rope ens. II n'y a pas d'accueil ni d'mfirmiers dans un hopital de mots, Les couloirs etaieni vidcs. Scules nous guidaient les Incurs bleues des veilleuses. Malgre uos precautious, nos semelles couinaient sur le sol. Commc en reponse, un bruit tres faiblc se fit entendre, Par deux fois. Un gemissement tres doux. II passait sous Pune des portes, telle une lettre qiPon glissc disablement, pour nc pas deranger. Monsieur Henri me jeta un bref regard et decida d'emrcr, Elle etait la, immobile sur son lit, la petite phrase bieneonnue, trop connuc : Je tJ aime Trois mots maigres et pales, si pales. Les sept let tres rcssortaient a peine sur la blancheur des draps. Trois mots relics ehacun par un tuyau de plasrique a un boeal plein de liquide. 11 me sembla qu'elle nous souriait, la petite phrase. II me sembla quelle nous pariah : -Je suis un peu fatigued LI parai't que j'ai trop travaille. Tl faut que je me repose. -Ailons, allonsj Je t'aimc, fui repondit Monsieur Henri, je tc connais. Depuis le temps que tu existes. Tu es solide. Quelques jours de repos et tu seras sur pied. rl ta berc,a longtemps de tous ces mensonges qu'on racontc aux malades» Sur le front de Je t'aime, il posa un gant de toilette hu me etc d'eau fraiche, -C'est un peu dur la nuit, Le jour, les autres mots viennent me tenir compagnie. 97 «Un peu fatiguee», «un peu dur», Je t'aime nc se plaignak qu'ä moitic, eile ajoutait des «un peu» ä toutes ses phrases. -No parle plus. Reposc-toi, tu nous as tant donne, reprcnds des forces, nous avons trop besoin de toi. Et il ehantonna ä son oreille le plus cäJin de ses refrains. La petite hiebe est aux abois Dans le bois se cache le loup Ouh, ouh> ohhy oub Mais le brave chevalier passu Ilprit la biche dans ses bras La, la, la, la lourdes. Cclles-Ia, nous nc pourrons jamais les pleurer. - ... Je t'aime. Tout ic monde dii et rcpetc «je t'aime*. Tu te souviens du marche ? U faut faire attention aux mots. Ne pas les re pet er a tout bout de champ. Ni les employer a tort et I tra-vers, les uns pour les autres, cn racontant des mensonges, Autremens les mots s'usent, Et parfois, il est trop tard pour les sauver. Tu veux rendre visite ä d'autres malades ? II me regarda. -Tu ne vas pas t'evanouir, quand mcme ? II me prit !e bras et nous quittames Phopital. -Vicns Jeanne, mainteuant. Elle dort. Nous reviendrous demain. Or -Pauvre Je t'aime. Parviendront-ils a la sauver? Monsieur Henri ctait aussi bouleverse que moi. Des larmes me venaient dans la gorge, Elles n'arrivaient pas a monter jusqu'a mes ycux. Nous portons cn nous des larmes (rop 98 XIV C'est le lendemain que je fus en levee. Accompagne par le neveu sublime, Thomas ue quittait plus sa guitare. II avail trouve son alliee, son amie. Je n'existais plus. Envahie de jalousie (je vous l'ai dcja dit : on peut aimer son frerc aussi fort qu'on le deteste), je decidai dJaller marcher sur la plage. Quelques lettres de pJastique continuaient de s'echouer sur le sable. Les oiseaux ne s'y lais-saient plus prendre. lis passaient haut dans le ciel en ricanant. C'cst alors que les hcli cop teres noirs sont apparus. Le temps d'appeler a ['aide, je fus embarquee. 101 - Oú est ton frere ? Dcpuis mon arrivéc dans I'He principále, je me taisais. D'adleurs, comment aurais-jc pu parier? Les suites de la tempčte me chamboulaicnt tou-jours la tete. Derricre le grand bureau, un Homme chauve me fixait avec un sourire mcnaeam.. Un policicr ä ses cótés prit le relais. -Quand ie gouverneur Nccrole te pose unc question, tu ferais mieux dc repondre... Pour T instant, Nee role jouait la douceur. -C7est pour ton bien... Alerte, Quand un adulte commence comme 9a, «c'est pour ton bien*, alerte> tous aux abris. Le « pour mon bien » cntraine généralement des catastrophes, des siestes ä faire {« c'est pour ton bien, tu as Pair si fatigue »), des devoirs ä refairc (■« c'est pour ton bien, tu ne vcux pas redoubler, quand měrné?*), la tele ä éteindre (j* cJest pour ton bien, la télé fait grossir »). -C'est pour ton bien, ma petite (je hais qu'on m'appelle comme ca. D'accord, je ne mesure qu'un metre cmquante-quatre, mais j'ai encore au moins six ans pour grandir), Ne me regarde pas ainsi. jc ne te veux aueun mal. Nous avons suivi ton affreuse aventurc. Ne t'inquiete pas. Nous allons prendre soin de toi. Nous connais- 103 sons les nauf rages. Nous savons les troubles grarnmaticophomques (pardon?) qu'ils entraT-nent. Nous allons te rěparer au plus vite. Et i.u pourras rentier chez toi, avec tonfrere. Car nous le retrouverons, u'aie aucune inquietude. Tu as de la chance. Nous avons parmi nous, en toui nee ^inspection, la specialisté mondialc dc la phrase franchise. Bon séjour et pas la peine de me remercier, je ne fais que mon devoir. Á bientót, je viendrai verifier tes progres. 11 se pencha vers moi. Sans doute voulait-il m'embrasser, comnie font avec toutes les pctites til les tons les personnages important*, pour paraitre humains. Bien súr, je me jetai en arriére et m'enfuis. Bien sur, les gendarmes me rattrape-rent. Et une nouvclle vie commenca. XV Dans 1c couloir, une voix. Une voix d'avant le nauf rage. Une voix que je reconnaissais entre toutes. «L'anaIyse du dialogue entrc 1c loup eL 1'agncau montre un non-respect du modele proto-tvpique : aucune sequence phatique d'ouverture et de fermeture. * Je me bouchai les oreilles mais la voix se glis-sait entre mes doigts, eomme un serpent glace. «Les premisses-presupposes ne jouent aucun role dans 1'argumentation eristique choisie par le loup. si-Impossible de m'enfuir, le gendarme me tenait par I'epaule. - Voila, me dit-il. Nous sommes arrives. C'est la porte de ta classe. A. ec soir. 1C5 Des vieux. Aíignčs comme ä ľécole siir des chaises et deniere des tables, mats rien que des vieux. Et aussi des vicilles. Je nťeniends ; pas tout ä fait víeux, pas tou L ä fait vieiltes, autour de trenre ou quaranť.e ans, pour moi\ c'est íe grand áge! Et Madame Jargonos mc souríait ; - Bienvenue, ma petite. Bicnvenue dans notre stage. Tu te rends compte de ra chance ? Rien que des proíesseurs, Autant dire que tu vas rcap-prendre vite ä parler! J*avais eoinpris : une elasse entí ere de profes-seurs. lis suivaient ľune de ces fameuses cures dc soins pédagogiques. Pauvres proíesscurs! lis me regardaient dJun air désolé. Un grand brun me montra une chaise fibre prés de luí. Et Madame Jargonos reprít sa lecon. Sa chanson incomprehensible: -Par Ic «011 me ľa dtt» du vers 26, ľedifiee dialcctiquc acheve de s'eífondreľ pour que ľem-porte la seule sophistique du ionp. Passons maintenant a la fin de h fable : lá-dessus au fond des forets (27) Ĺe hup I'empörte et puis le mange, (2 S) Sans autre forme de proces. (29) Les vers 27 ä 29 sont constitués par deux propositions narratives qui out pour agent S2 (le loup) ct pour patient S J (I'agncau), les prčdicats empörter/manger étaut completes par unc localisation spatiale (forčts). Dans cette phrase narrative, finale, Ic manque (faim de S2), introduit des le debut comnie déclencheur-complicaiion, se trouvc cJliptiquement résoluT Vous avez des questions ? Je suis restee deux scmaines dans la Secherie. Comment appeler autrement notre institut pedagogique ? Le matin, on nous apprenait a decouper la langue francai.se en morceaux. Et I\ipres-midi, on nous apprenait a desseeher ces morceaux decoupes le matin, a leur retirer tout 1c sang, tout le sue, les muscles et la chair, Le soir, il ne restait plus d'elle que des lam-beaux racornis, de vieux filets de poisson calci- 106 107 ncs dont meine les oiseaux ne voulaiem pas tant ils etaient plats, durs et noiratres. Alors, Madame Jargonos etait satis (aite. Elle trinquail. avec ses adjoints. —Je suis ficre de vous. Notre travail avarice comme il faut. Demain, nous dissequerons Racine ci apres-demain Molicre... Pauvre langue franchise! Comment la laire evader dc ce traquenard ? Et pauvrcs profs! La date du controle approchait. L'eprcuvc qu'ils redoutaient le plus etair le «glossairc», une itste de mots imposee par !c ministere, avee des definitions lerribles. Pour Lapprendre, ils tra-vaillaient tout 1c jour et mcme la nuit, apres Pex-tinction des feux, Dans le noir, dc ma petite chambre dont la lenetrc donnait sur Icur dortoir, j'entendais des voix basses, des chuchotcments qui recitaient. «Apposition : cette fonction exprime la relation entre le mot (ou groupc dc mots) appose et le mot auquel il est mis en apposition, relation identique, pour le sens, a celle qui lie 1'attribut et le terme auquel il renvoie, mais diffcrente du point de vuc syn taxi que, car elle n'est pas etablic par le verbe1,» «Valeur des temps : les formes verbales pre-sentcnt le proces de famous dilferentcs, suivant ['aspect et suivant la relation qui existe ou non, dans l'enonce, avec la situation denunciation. Cc sont ces presentations que Ton appcllc valeurs2,» Certains, qui ne parvenaient pas ä sc mettre tout en memoire, allumaicnt une lampe de poche, lis juraicnt, ils pestaicnt. lis pleuraient presquc en lisant le charabia : «Une approche coherentc des genres vcille done a faire comparer leurs manifestations dans le quotidien et leurs realisations litteraires, dans une perspective de poetique generale3.,.» Malheureux profs perdus dans la nuit! J'aurais bien voulu leur venir en aide. Apres tout, ce «glossaire» avail ete fabrique pour moi, el eve de sixieme. Mais ctait-ce ma faute si je n y comprenais rien ? I, Programmes ct (uxompagnetnaril (Francis, c lasse de <■>'), p, 55, ministfcre de I'tdumion nationale, de Ea Recherche et de k Technologic. Paris, Jy99. 5.1 hid- 3. Ibid. ICS XVJ - Vicns,.. Un insecte avail du, pendant la nuit, s'intro-duire dans mon oreille er maintenant, I'effronte, il me grattouillait le tympan. II me fallait sevir. je sortis a regret dc mon reve ; au moment ou mon baLeau allait sombrer, un helicoptere blanc et silcncieux survenait* Sa portc s'entrebaillait et descendait pour moi du ere I une echellc de soie. J'ouvris les yeux. - Quel sommcil tu as! Bon. Habille-toi vitc... De confiancet jc suivis la voix car je ne voyais ricn. Monsieur Henri ne m'apparut que dehors et encore faiblement, comnic une omhre. Pour me sauver, il s'etak camoufle en garcon de cafe (costume noir) et avait ncgocie avec la Lune pour qu'clle aille eclairer aillcurs. A la portc de la Secherie, assis sur sa chaise habituelle, le concierge-gardien dormait, un sou- 1 I 1 rirc a Pun des coins de scs levres, Lin cigare pen-douillant a Pautre. En passant, Monsieur Henri lui tapota son ehapcau, -Je lui ai fredonne Une tie au soleiL Pcrsonnc ne resiste a ma berceuse, Dcmain matin, Neerolc piqucra sa colore, Dans la pirogue du retour, une fois eloignes les dangers, nous avons trinquc (du rhum, encore du rhum) I cc sinistrc Necrolc. Et puis danse, danse, au risque mille fois de nous renver-ser. Et puis chante et rcchante la berceuse de ma liberie. Ce n^est qu'une tie au grand sole.il Un Hoi parmi Lant d'autres parcils Oh ?nes parents ant vu le jour Ok mes enfants naitront a leur lour... Vous comprcne/ main tenant pourquoi, lorsque le sommeil refuse de me prendre, il me suffit de frcdonncr : Ah grand matin coiffee de rush Elk a Vair dyune jeune epousee Je la re garde et mon fardeau Sembk aussitot legersur mon dos, J'ai juste le temps de me rappeler la conii-dence de Monsieur Henri, scs difficult6s pour trouver une time a ^rosee^, sa joie quand lui vint 1'image d'une epousee. - La vie rape, Jeanne, tu vcrras. II taut tout faire pour Eadoucir. Et Hen de tel que les rimes. Oh, elles sc cachent souvent, ellcs ne sont pas facilcs a denichcr. Mais une fois installees a la fin de chaque phrase, elles se reponde.nt. On diraii: qu'elles agitent leurs petites mains amicales. Elles te font signe et elles te bercent. Je crois que je ne pourrais plus vivre sans mes rimes. Thomas m'attendait sur la plage, a cote du neveu decidement de plus en plus sublime. Je croyais qu'en bon frere, il se jetterait a I'eau des que j'apparaitrais pour me serrer contre lui. Et dans ses yeux, je devinerais ce qu'il voudrait me dire : « Oh, ma sccur, jJai eu si peur, tu mJas tant 112 I 13 manque. lis ne t'ont pas maltraitee au moins, auirement je les tuerai, je tc le jure...» Ilelas, mon here demeura mon frere. Un bref coup d'ocil agace : (« C'est a cctte hcurc-la que tu arrives ?») Et, sans plus s'occuper dc sa sceur rescapce, il gratta sa guitare. Souvem, je repensc a Madame Jargonos, a ces jours de malheur passes en sa compagnie. Aucun desir de revanche ne me prend, aucune vague dc col ere. Plutot de la tristesse. J'aimcrais avoir un courage, une gencrosite que je n'aurai pas : braver les helicos noirs et revenir la sauvcr de sa maladie, une maladie qui la ronge plus cruelle-ment que le cancer et Pcmpeche de vivre. Les medeeins n'ont. pas Ieur parcil pour baptiser dc manierc incomprehensible les maladies qu'ils decouvrent. Moi, je nJai pas ce talent ni leur sens du mysterc. La maladie que jJai decouverte en elle, je I'appellerai simplement : la peur, la peur panique du plaisir des mots. XVII 1 e l ende main, pour me rcposer de mes aven-tures, je croyais pouvoir dormir longtcmps. C'etait mal connattre Monsieur Henri. Sous ses dehors nonchalams et rieurs se cachait une obs-tination terrible : cede qui lui taisait, jour et nuit s'il le fallait, traquer la rime. juste apres Taube, il poussa ma porte. Comme vous l'avez devine, Thomas m'avait abandonnee. Pour mieux se consacrer a sa nouvellc amie guitare, il avait emmenage dans la case d'ä cote, ou vivait son professeur. -Debout la-dedans, les lemons contmuent. Tu ne te croyais pas en vacanccs, quand me me? Nous avons asscz tramc. Tu dois reparier au plus vile- Autrcment ton cerveau droit, celui ou nais-sent les phrases, va se changer en desert, ta langue va devenir plate et noirätre, comme !es poissons qu'on fait sedier au solcil et tu baveras 115 ta salivc puisqu'elle n'aura plus rien a faire dans ia bouche! Ccs menaces, on s5cn doutc, me jeterent au has du lit. L'mstant d'apres, je rnarchais aux cotes de mon sauveur. - Madame Jai'gonos avail sa mcthodc. J'ai la mienue. Tu as deja visile bcaueoup d\i sin.es? Non? -Je vous attendais plus tot.., Le directeur de l'usine la plus necessaire de toutes les usines me toisait sans gentillesse. C'etait un long personnage. On aurait. dit unc girafe desincarnce, une sorte de squelette geant stir lequel on aurait colle un peu de peau pour 11 e pas eifrayer completemcnt les gens, je faiths pleurer. N'avais-jc done fui Madame Jargonos que pour tomber sur plus severe encore? Etab-je condamnee, jusqu'a la tin de ma vieT a snbir les tortures des grammairiens ? D'aillcurs, ces grammairiens, ces grammairiennes, pourquoi etaient-ils si maigres ? D'un chuehotemcnt, pendant que nous com-mencions la visitc, Monsieur I Icnri me donna sa reponsc. - Le directcur a Pair terrible. Mais eesi fe plus gentil des homines. Seulcment, il aime tcllement les mots, il s'occupe tcllement d'eux, nuit et jour, qu'il en oubhe de manger. Alors forcement, il manque dc graisse. Une fois par mois, on est oblige de renfermer. On lui ouvre la bouche cl on le gave. Autrement, il mourrait. J'ai une autre explication, je ne sais pas ce qu'elle vaut, je vous laisse juges : les grammairiens se passionnent pour la structure de la langue, son ossature. Alors torcement, chez eux, le squelette est plus visible. Je sais, je sais, il y a des grammairiens gros. Mais la grammaire iPest-elle pas le royaumc des exceptions ? -;■ 5r % L e premier bätiment dc Pli si ne la plus néces-saire du monde ctait une voliére ijnmense, grouillant dc papillons. -Ceux-la, je crois que tu les connais, me dit la girafe. Je hochai la tete (j'avais enfin retire mon masque d'apiculteur). Tous les noms, mes amis de la ville des mots, étaient lä. lis m'avaient reconnuc, ils se prcssaient contre le grillage, i Is me faisaient fete. - On dirait que tu es populaire! L e directeur-girafe semblait side r é par cet accueil. 11 me sourit (e'est-a-dire qu'il grimaca : comment peut-on sourire quand on n'a pas de pcau ?) J'etais heureuse. L'usine nVavait adoptee. Nous nous avancamcs de quelques pas, vers une grande vitre derrierc laqucllc, sur plusicurs étages, s'activaient ď aut res mots. Par I cur maniere de s'agiter perpétuellement et en tout sens, on aurait dit des fourmis. -Et ceux-lä, tu ťen souviens ? Mon air desole lui donna la rcponse. -Ce sont les verbes. Regardez-les, des maniaqucs du labeur. Ils n'arrétent pas de tra-vaillen T] disait vrai. Ces fourmis, ces verbes^ comme il les avait appeEés, serraient, sculptaient, ron- 118 119 geaicut, réparaient; ils couvraient, polissaicnt, limaient, vissaient, sciaicnt; ils buvaient, cou-saient, trayaicnt, peiguaient, croissaient. Dans une cacophunic épouvantable. On aurait dit un atelier dc f ous, chacun hesognait frénétiquemcnt sans s'occuper des autres. -Un verbe nc pent pas se tenir tranquille, nťexpliqua la girale, c"1 est Sa nature. Vingt-quatre he u res sur vingt-quatrc, il travaille. Tu as remarquč les deux, la-bas, qui eourcnt pariout? Jc mis d u temps a les repérer, dans le formidable désordre. Soudain, je les apercus, « étre » et «avoir». Oh, eomme ils étaient touchants! lis cavalaicnt d'un. verbe ä ľautre et proposaient leurs services : *Vous n'avez pas besoin d'aide? Vous nc voulcz pas un coup de main ?» — Tu as vu commc ils sont gentifs? C'est pour ea qu'on ícs appelle des auxiliaires, du latin auxi-lium% secours. Tit maintenant, ä to i de jouer. Tu vas consiruire ta premiere phrase, Et il trie tend i t un filet ä papitlons. -Commence par le plus simple. Va la-bas, dans la voliére, choisis deux noms. Apres, pour le verbe, tu viendras choisir dans la lourmiliere. A lie/,, n'aie pas peur, ils te connaisscnt, ils t'ai-ment bien, ils ne vont pas te mordre. Tl en avait de belles, le directeur-girafe, j'au- rais voulu Yy voir. Ä peine la porte poussce, je fus assaillie, etouffee, avcuglee, les noms se bat-taient, ils m'entrajent dans les yeux, les narines, les oreilles, j'eternuai, je toussai, je faillis mourir, ils voulaient to us que je les retienne, ils devaient tellement s'ennuyer dans leur prison. Au moment de m'evanouir, j'en saisis deux par les ail es, au hasard, «flcur» et «diplodocus», et je refermai la porte, pale, tremblante, ä dem! motte. La girafe nc me laissa pas le temps de souffler. - Allez, maintenant, tu peches un verbe. Avenie par mon experience precedente, je ne passai que la main, Laquelle, en une seconde, fut recouverte, lecb.ee, mordue, grilfee, mais aussi carcssce, pommadee, recurce, maquillee. Les fourmis-verbes s'en donnaient ä cocur joie. Emue par tant d'attention, je les laissai travailler quelques secondes et puis je me retirai avec Pun d'cntrc eux, pris au hasard, «grignoter». -Bon, passe au distributeur d'articles et reviens me voir. Plus sages, ccux-la. Une colonne « masculin», une autre «feminin», il suffisait d'appuyer sur le bouton et tomberent dans le creux de ma main les avant-gardes qui m'etaient necessaires, un «le» et un «la». -Parfait, maintenant tu t'assieds la, ä cc 120 121 bureau, tu deposes tcs mots sur 1| feuille de papier ci tu formes ta phrase. Ivies mots, si peniblcmeiu attrapes, jc les retc-nais ton jours par les ailes, je ne voulais pas les Jaisser, je craignais qu'ils ne s'echappent. Apres tout, une phrase, pour un mot, e'est une prison, lis prefereratent sure mem se prom en er seuls, comme dans la ville que nous avions tant aimee, avec Monsieur Henri. C'est lui qui vint a mon secours. - Pais confiance au papier, Jeanne. Les mots aiment !c papier, comme nous le sable de la plage ou les draps du lit. Sitot qu'ils touehent une page, ils s'apaisent, ils ronronnent, ils devienncnt doux comme des agneaux, essaie, tu vas voir, il n'y a pas de plus beau spectacle qu'une suite de mots sur une feuille. J'obeis. Jc lachai «fleur», puis « grignoter*, enfin «dipIodocus». Monsieur Henri ne nPavait pas menti : le papier etait la vraie maison des mots. Sitot couches sur Lui, ils ces-saicnt de s'agiter, ils fefmaicnt les yeux, ils s'abandonnaient, comme un enfant a qui on raconte une histoire. - Tu cs contente de toi ? La voix de la girafe me tira de ma contemplation attendrie. Jc regardai la phrase que j'avais formée, ma premiere depuis le naufrage, ct j'cclatai de rire : «La lleur grignoter le diplodocus.» -Oú as-tu vu ca? Une plante fragile devorer un monstre! Genéralcment, le premier mot d'une phrase, e'est le Siijeti celui ou celle qui fait I'action. Le dernier, e'est le complement, parce qu'il complete I'idee commcncee par le verbc... Pendant qu'il pari ait, j'avais vire modíťié I'ordre, «Le dipiodocus grignoter la fícur.» -Je prcfere 9a. Entre nous, je ne sais pas tres bien si ces grosses betes-la adoraient les fleurs. Bien. Dei mere étape, nous allons dater le verbc, * Grignoter», e'est trop vague, Et ga ne dit pas quand ca s est passé! Il faut donner un temps au vcrbe. Encore un effort, Jeanne, reste concentric. Tu vois les grandes horloges, lá-bas ? Vas-y. Et choisis. * -1- Une famille de hautes horloges á grands bahm-cicrs de cuivrc se dressa.it sur une so rte ď es trade en hois. On aurait dit que, de leurs cadrans, clles survcillaicm Pusine la plus nceessaire du mondc. 122 123 Je montai les marches, le cceur battantj, ma feuille á la main avec sa phrase minuscule. Je nrťapprochai de la premiere horloge. Son balancier me rassura* II battait com me. ďhabi-tude, vers la gauche, vers ía droitc, réguliěrc-ment. Unc ouvertuře avaít éte percée dans Phorloge, semblable a unc boíte aux lettres. Tout naturellcment, je liti confiai ma fcuillc. J'entendis des grincemenrs ďengreuage, trois notes de carillon. Et la fcuillc mc revint, avec ma phrase complctée : «Le diplodocus giignow la flcur.» AJors seulement je decouvris la pancarte : HOR-I.OGR DU PRESENT. Encouragée par Monsieur Henri, je continual ma promenade dans le temps. Ecs deux horloges voisines se presentaient elles-memcs commc celles du passe. Lcurs balanciers jouaient un dróle dc jeu : monies vers la gauche, lis nc redes-cendaient pas. On !es aurait dit casscs. Et pour-quoi deux horloges? Kien ne semblait plus simple que le passe. Ee passe : le royaume de ce qui est Jini cl nc reviendra plus. - Essaie Tunc apres 1'autre. Tu comprendras. Ma feuille deux fois envoyéc et deux fois revenue, je comparai. Monsieur .Henri lisait derriere mon dos et. commentak ; - « Ee diplodocus grignotait.» Tu es dans 1'im- 125 parfait, C'est clu passc bien sůr, mais un passé qui a dure longtcmps, un passé qui se répctait: qu'est-ce qu'ils taisaient toute ía journée, les diplodocus, du premier Janvier au (rente et un décembre? lis grignotaient. Alors que la, «grignoUi», tu es dans le passč simple, Cľest-ä-dire un passé qui n'a duré qu'un instant. Un jour que, par exception, peut-čtre aprěs une indigestion, lc diplodocus n'avait plus f aim, il grignota une fleur. Lc rcste du temps, il dévorait. Tu comprends ? Simple, ricn de plus simple que ce passé-Iä. Je passai ä ľhorloge voisinc, celíc du futur. Son balancicr était aussi bloquc, mais de ľautre côté, en haut ä dro.ite. je glissai ma feuille et «grigno-ter» me revint «.grigriotera». Le diplodocus eta.it entré dans lc futur : demain, il fera un repas Ičger de 0ems! Dans la derniere horloge dc. haute taille, le balancicr ctait fou. 11 s'agitait en tout sens, plus girouettc que balancier, au gré dJon ne savait quelle fantaisie. - Qa, e'est le conditionnel, expliqua Monsieur Henri. Rien n'est súr, tout peut arriver, mais tout depend des conditions. Si le temps était beau, si les glaces se retiraicnt, si..., si..., alors le diplodocus grignotcrait, tu me suis ? Il sc pourrait qiľi! grignote mais je nc pcux pas te le garantir. 126 Le p résent j les deux passes, le ŕ u tur, le condi-tionnel... J'avais ferine les yeux et je rangcais soigneusement dans ma tete toute s ces especes dc temps. - Bon, Jeanne, il va falloir que j'y aide. Uusine est ä toi. Tu vois, je ne t'avais pas menti. Tu cn connais dc plus utiles, des usines? Que peut-on íabriquer au monde dc plus nccessaire pour les ctres humains que des phrases ? Tu as compris le principe. Tu trouveras le magasin des adjectifs derričre la voliére des noms, Et aussi un distri-buteur de prepositions pour les complements indirects : aller a Paris, rcvenir dc New York. Derniere recommandation : prends bien soin du papier. Tu as vu, c'est lui et lui seul qui sait appri-voiser les mots. Dans ('air, ils sont bien trop voJages. Allez, je te laisse. Bonnes phrases! Tu me les montreras c c so i r. Une chanson m'attend. Il m'a touché ľepaule et s'en est ahe. C'était sa maniere de parler c t aussi de vi vr e. Á tout instant, il répctait : «Une chanson m attend. » Commc si c'čtait sa temme, une ťemme fragile et trés aimée et qui aurait pu disparaítre, s'évanouir dans ľair s"ií n'arrivait pas a temps. Vous avez devine, j'étais jalouse. Depuis certe époque, je reve sou ven t que je s u i s une chanson. Quelques lignes, une musiquc. Unc nuit, la 127 bouehe bicn collec contre I'orcille de men man, je Iuj demandcrai de me fredonner, pas quelque chose, pas un refrain, de me fredonner moi. Ce sera sa plus belle maniere dc m aimer. XVIII JJai joue toute la jouvnee. JJavais I'impres-sion de retrouver les cubes de mon enfance, Je combinais, j'accumulais, je deveioppais, J'avais deeouvert, en fouinant dans l'usine, d'autres dis-tributeurs. Cclui des interjections (Ah! Bonl Helas!), eelui des conjunctions (niais, ou, ct, done, or, ni, car..,), petits mots bien utiles pour relier les morceaux de phrase, Au lil des hcures, mon diplodocus sJetendait, s'allongeait, il gagmiit en taille, il serpentait comme un lleuve, il debordait de la page... Le dirccteur-girafc n'en crut pas ses yeux quand il regard a mon travail: « Au fond de la foret impenetrable, 1c gigantesque et verdatre diplodocus confiait a ses amis en pleunvnt qu'il avait grignote par erreur la lleur delicate, jaunc, rare, ni euro-peenne ni amcricaine mais asiatique, qu'un colporteur terrorise lui avait vendue trois iois rien et 129 que sa fiancee, une blonde acatiatre, coleriquc, rubiconde et neanmoins teudrement aimee, atten-dait impatiemment depuis des annees.-* -Une phrase, e est comme un arbre de Noel. Tu commences par le sapin nu cr. puis tu Pornes, tu le decorcs a ta guise... jusqiTa cc qu'il s'cf-fondrc. Attention a ta phrase ; si tu la charges trop dc guirlandes ct de boules, je veux dire d'adjeetifs, d'adverbes et de relatives, die peut s'ecroulcr aussi. Je me jurai de construire plus leger a Pavenir. -Ne t'inquiete pas, Les debutants surchar-gent tottjours. Uusine est a toi. Comme a tous les habitants de Tile qui veulent s'amuser avec les phrases. Regardc. Je me tournai, Toute a mon travail, je n'avais prcte aucune attention a ccux qui m'entouraient. Pourtant, sis ctaient des dizaincs, hommes et femmes de tous ages, a jouer comme moL Courant de la volierc aux distributcurs, assie-geant les horloges et gloussant de bonheur quand, sur le papier, le resultat correspondait a leur attente ou, mieux, les surprcnaiu - Les vrais amis des phrases sont comme les fabricants de colliers. Us enfilcnt des peries ct de Por, Mais les mots ne sont pas seulemcnt beaux. Us disent la vcrite. -Et qu'y a-t-il derriere cette porte? La girafe me jeta un coup d'oeil joyeux. — Tu t'es entendue? II mc semblc que tu es guéricj non? Et voila, Mademoiselle Jeanne rcparle. Oublié le cauchemar de la tempete! Mademoiselle Jeanne rough. Mademoiselle Jeanne faillit pleurer. Mais Mademoiselle Jeanne est fiere, elle ravala ses larmes. Mademoiselle Jeanne est polie. Elle murmura merci. Mademoiselle Jeanne est aussi obstinee, Elle rep osa sa question, -Qu'y a-t-il derriere cette porte? -Cest le seul endroit interdit de mon usine. AUez, maintcnant, va rejoindrc Monsieur Henri, va faire admirer ta belle voix toute neuvc. Tu n'entends pas la musique ? Une fete se prepare. 130 XIX Tbute la population s'etait rassemblee sur la plage, la plage de notre arrivee. Drole de spectacle! Les uns riaient, chantaieut, s'embrassaicnt. Lcs autres grimacaient de col ere ou de tris tease. Que se passait-il ? Comme d'habitude, Monsieur Henri avait eompris ma question et s/appretait a y repondre alors que je n'avais pas encore ouvert la bouchc. A croirc que son oreillc cntendait mes pensees, litait-cc ce genre d'oreilles qu'on appelle «absolves »? D'autres .interrogations me trottaient dans la tete< Ce pouvoir de deviner etatt-il reserve aux musiaens? Ou nos amis, nos amis les plus proches, avaient-ils aussi cette capacite ? Mais alors, Pamitie n'etait-elle pas une forme de la musique? -Tu nVecoutes, Jeanne? 133 -Pardon, je reflechissais a des choses... - Oh, quelquun qui *reflcchit a des choses*, surtont par une telle chafeur, merite raon respect, Merne si ce quelqu'un qui reflechit a des choses oublie de remercicr. -Remercicr? Remercicr qui? Et pourquoi ? -Mais tu paries, il mc semble. Tu n'es pas heureuse d'avoir retrouve la parole ? -Oh pardon! De home, je faillis mourin Des larmes mc vin-rent aux yeux (les filles, sou vent, plutot que mourir preferent plcurer). Et je me jetai dans les bras de Monsieur Henri (j'avals deja appris que peu d'homines resistent aux sanglots d'une fille). -Calmc-toi, calme-toi, tu as roures les excuses, tu reflechissais a des choses... -S'il vous plait, ne vous moquez pas de moi! Que se passe-t-il ? -Nous fetons l'anniversaire dc notre vieille nommeuse. Personnc ne connatt la date de sa naissanee, Mais quelle importance ? A ce moment re ten tit un hur lenient en forme de prenom, A mi-chemin entre l'injure et le cri de joic. « Jeanne! » C'etait mon frere. - Ou etais-tu ? Je c'ai cherchee partout (men-tcur), Tu veux entendre cc que j'ai appris aiijour-dmm ? -Mais Thomas, toi aussi, tu partes! -C'est gräee ä la musique. Elle a remis de Pordi e dans mon cerveau. -Solfegc et gramniaire, memc combat? - Exactcment, Monsieur Henri et son neveu avaient disparu. Sans doutc avalcs par la foule en liesse. Nous restions tous les deux, mon frere et moi, en lamille, To tu pres, une tortue gcame pondait ses ceufs dans lc sable, iranqui Dement, sans s'occu-per de nous ni du vacarme. Je l'enviais. Moi aussi j'aimerais pondre des oeufs. Plus tard, quand Pheuie scra venue d'avoir des cnfants. Pondre fait forcement moins mal qu'accoucher. Mon frere jouait. Une lumicre que je ne connaissais pas eclairait ses ycux. II jouait Michelle des Beatles, plutöt bien, je äöis lc reconnaitre, sans trop de fausses notes. Peut-etre que les mots n'etaient pas son vrai langage a lui. Je comprenais micux pourquoi il m'avait si souvent parle si mal. 11 s'est arretc. Ce devait etre la fin. J'ai applaudi. Pour lui lairc plaisir. Faire plaisir ä son frere, a toute heure du jour et de la nuit, vous connaisse* d'autres moyens pour rendre po table la vie de famille ? - A propos... Pour nie dire les choses importantes, Thomas 134 I >5 a une technique, il regarde ailleurs* Je plains sa femme future. -A propos, Papa et Maman arrivcnt demain. Tls viennent nous chercher, en hydravion. - Ensemble ? - Toujours tes grands mots! -J'espere que Pile leur tera du bien. - Depuis combien de temps ils ne se sont pas parle? Tu crois qu'ils se parlent dans 1'hydra-vion ? - Impossible. Qa fait trop dc bruit, ces cngins- la. XX Une porte. «Tu peux aller partout dans Tusine, nTavait dit la girafe, Mais jamais, tu m'entends ? jamais, tu ne pousseras cettc porte.» J3avais juste Ie temps avant la nuit. De Pautre cote, ils etaient trois, trois sculc-ment, trois ä travailler devant leur feuillc de papier. Je me suis approchee du premier. - Qui es-tu ? - Un ecrivain-pilotc. -Ou est ton avion ? - Au fond de la men - Il ne te manque pas trop ? 137 - j*ai let; mots, Qu and on est I cur ami, ils rem-placent tout, mcme les avions casses. - Comment tu t'appclles ? -Antoine. Mais je suis plus connu par mon di mi nut if. Saint-Ex. - Comme cclui du Petit Prince? -C'est moi. 1.,'ile m'a recueilli, comme loi. C*est le seul endioit oü aller pour un ccrivain mort. -Mais tu n'es pas mort puisque tu me paries! -Je ne suis pas mort parce que j'ecris. Si tu nc me laisses pas travailtcr, je vais mourir de nou-veau. Alors je te quitte. Bonne chance, Jeanne. - Bonne chance. Avant de partir, je n'ai pas pu m'empecher de jeter un coup d'oeil sur son papier, par-dessus son cpaule. Ses phrases etaient courtes, Iln'y eut qu-'un eclair jaunepres de sa cbeville. II dem-cura un instant immobile. II ne cria pas. II torn ha doHcement comme torn be un arbre. ne fit menu pas de bruit, a cause du sable. Lc deuxiemc travailleur etait tres pale, avec une moustache si mince qu'on aurait dit un trait, un trait noir au-dessus de la bouche. Tl s'etait confection ne une cabane avec des morceaux de liege, ceux qui retiennent les filets et que la metre jette sur lcs rivages, Et c'est la, au milieu de tout ce liege, qu'il ecrivait. II me regardait avec un sourire doux, triste, un sourire d'une profon-deur qui donna it lc vcrtigCH - Comment r/appelles-tu ? -Jeanne. Et toi? - Marcel. - C'est un prenom tres vieux, -Je suis tres vieux. II avait une voix d'essouifle\ Et pourtant, il n'etait pas du genre sportif Tl sembla.it mal en point, pour un survivant. Je me promis de lui rendrc visite souvent et de le proteger. - Qa t'interesse, les phrases ? Je hochai la tete. - J'ai peur que les miennes te paraisscnt beau-coup trop longues. Je me pen chat sur sa feuille, Mais quand ilfut ventre chev. lui, Videe lui vint brmquemcnt que peut-etre Odette attendait quelqu'un ce soir? qu'elle avait seulement simule la fatigue... qu'aussitot qu'il avait ete parti, elle avait rallume et fail rentrer celui qui devail passer la unit aupres d'elle. 141 - Qa te plait ? -Je n'y comprends ricn. Mais quelque chose rac dit, la, dans Je eceur, que tcs phrases m'inte-resseront plus tard, quand je serai grande. Je savais maintcnant ponrquoi il ctouffait. Scs phrases si longues devaient s'enrouler autour dc sa gorge ct I'empechaient de respircr. -Pourquoi tu fais des phrases si lougues ? -Il y a des pccheurs qui prennent des poissons de surface avec une ligne ties courtc et un seul hameeon. Mais pour d'autres poissons, les poissons des profondeurs, il faut des filets tres tres longs. - Comme tes phrases. -Tu as tout compris. Maintenant, laisse-moi. TJair me manque encore plus quand j'abandonne mes phrases. -Tu es fragile. Je prendrai soin de toi, tou-jours. - Je te remercie. De loin, on aurait dit une basse-cour, melan-gee avec un zoo. Ou 1'cmbarqucment pour I'arche de Noc, Je voyais des loups, des anes, des chiens, des pcrroquets, deux taureaux, u n renard, un lievre, des souris, un aigle, douze lions et une lionne, un corbeau, une coulcuvre... Settlement apres, je distinguai ľhomme qu'en tou rait cctte menagerie. Íl portait u n large chapeau d c pays a n. Malgré ces apparences, il devait écrire lui aussi, commc mes deux amis precedents, puisqu'il tenait un carnet ouvert a la main et portait ä l'oreille unc plume d'oic tres effilée. M'approchaní da vantage, j e m'aperc-us qu'il discutait avec un singe et un leopard. Ou 143 plutôt, il écoutait, passionné, leur discussion. Lc félin tachete sc trouvait beau et le singe m a] in. Que valatt-il mieux sur cette terre, i'apparence physique ou ľintelligenee? J'atteiidis poliment la fin de cc vieux debar. -Pardon monsieur, je nťappeíle Jeanne. Un ccrivain a-t-il toujours besoin d'animaux autour de lui? - Un ccrivain a pour metier la veríte. Laquelle a pour meilleure amie la liberté. Uanimal par nature étant plus libre que i'humain, nul ne prete plus attention ä ses propos que ľécrivain. Je n'étais pas sure d'avoir tout compris. J'cntendais juste que, comme Monsieur Henri, cet homme-la avait la passion des rimes. Je n'en menais pas large. Si le singe me souriait, le leopard grondait. Avant de fuir, je devais pourtant ach eve r mon enquete. Je pris mon courage ä deux mains. - Pardon, monsieur, vous pourricz me monger unc de vos phrases? Jren fais collection. [Je savais que, pour apprivoiser un autcur, rien ne vaut la Batterie.) - Ah, che re Jeanne, si les jeunes d'aujourd'hui avaientton intelligence.., Apropos, je m'appelle Jean. Et, ronronnant, il m'ouvrit son carnet. -Celle-ci, avouons-le, j'en suis sati.sfaii. Elle 144 devrait me valoir un peu de gloirc : « Cette legem vaut blen un jrornage sans doute.» Je nr appretais a Pap plaudit (vivc votre brie-vete, vive votre precision, vous avez le genie du resume, vous!), quand des doigts crochus agrip-perent mon epaule. -QtPest-ce que tu fais la? La girafc, folic de colere, me secouait mechamment, - Je t'avais interdit ccttc partie de l'usine. Antoine, Marcel et Jean, mes trois nouveaux amis, vinrent a mon sec ours. - Cette Jeanne est notre invitee permancntc. La girafc sc radoucit: - Tu as vu l'hcure ? Va vite dormir. Tes parents arrivent demain, je te le rappelle. Tu dois etre en forme pour les accueillir. Avant de rejoindre mon lit, jc lui posai a voix basse la question qui me demangeait depuis que j'avais pousse la rameuse porte : -Les trois, je ne eomprends pas, iis sont morts ou vivants ? - Quand la mort s'approche d'un grand ecri-vain ses amis les mots, au dernier moment, Ten-lev ent et le deposcnt ici. Pour qu'il continue son travail - Qu'est-ce qu'un grand ccrivain ? 145 - Quelqu'un qui construit des phrases, sans sc soucier des modes, seulement pour aller explorer la vcritc. - Et la mort ne part pas a sa recherche ? -La Terre est trop vaste, die contient d'in- nombrables cachettes. lit lieureusement, la mort n'est pas bonne en geographic. - Merci. Et jc pris mcs jambes a mon eou. XXI Bien sur, je uai pas dormi. Bien sur, je les ai appelcs plusieurs fois. Sans succes. Peut-etre que dans les airs, mon pouvoir nc pouvait les atteindre. A cote de moi, dans la nuit, ses doigts eclaires par une petite lampe, Thomas s'entramait sur sa guitare, encore et encore. II voulait leur taire la surprise. Moi aussi je leur reservais des cadcaux. Je leur fcrais visiter toute Pile. Je leur reapprendrais les phrases. Le lendemain, jc me suis levee avec lc soleil, Les habitants, y compris lc directeur-girafe et les trois ecrivains avec leurs cravons sur 1'oreille 147 et leurs earners de notes, Ja vieille nommeu.se et son garde du corps-ventilateur, et les chcvres, et les chcvaux, et les cochons s'etaient rasscmbles sur la plage et, comme nous, guettaient le ciel. - Je lc vofs, cria Thomas, m on tram: 1'ouest. - Je le vois aussi! -Tu mens ; tu regardes de P autre cote! -Jeanne a raison. Vos parents arrlvent chacun d'un bout du monde. Nous baissamcs la tete. On a beau s'entratner, on a toujours du mal a croirc ses parents separes, Alors, on entendit un grand bruit d'ailes : les mots deeollaiem, tons les mots de Pile, les mots du marche, les mots de lusine, les mots de la villc des mots, meme ceux de I'hopital, mcme la petite phrase malade, les mots rares des vieux dictionnaires, ils s'ctaient mis en vaca.nces, ils s'envolaient pour allcr a la rencontre des deux hydravions. - Que se passe-t-il ? demanda Thomas. On aurait dit u.ne eclipse. Tous ces mots, ces milliers de mots nous cachaient lc soleil. - Rcgardez, dit Monsieur I Ienri. II avait pris sa guitare, s'etait mis a chanter. La peine biche est aux abois Dans le bots se cache le loup, Qub, ouh, ouh, ouh [48 Mais le brave chevalier passa Jl prit la biche dans ses bras, la, l&y la. Les mots, un a un, quktaicnt sa chanson douce et, comme Ics autrcs, gagnaient Ie ciel. - Vous voyez, i! ne me reste que ma musique. - Que se passe-t-il ? repcta Thomas. Monsieur Henri souriait. - Les mots sont dcpetites betes seiuimcmales. lis detcstent que deux etres humains cessent de sJaimer. -Pourquoi? Ce n'est pas lcur affaire, quand meme! -lis pensent que si! Pour eux, le desamour, cJest du silence qui s'installe sur Terre, Et les mots haissent le silence. - Vu comme ca... Thomas ne voulait. toujours pas comprendre. - Les mots de sentiments, je veux bicnT passion, bcaute, cternite.,. Mais la-bas, friteuse, brossc a dents, clef anglaise, les mots de la vie quotidienne, pourquoi s'intcrcssent-ils a mes parents, quJont-ils a voir avec F amour? -lis ont beau designer dcschoscs ordinaircs, dcs activites de tous les jours, iIs ont aussi leurs grands revcs, comme nous, Thomas, tout comme nous. je rcstais muette. Accompagnés par leur cortege de paroles volantes, les deux hydravions amcrrissaient cote a cote. IT une petite voix blanche, je rčussis á poser la question qui me brulait la langue. — Et les mots... ils peuvent faire recommence] I amour? Monsieur Henri hocha la tete, Ce jour-lá, il portait drólement sa guitare, comme un outil, une pioche ou unc hache, le manche sur 1'épaule, -Tu me permcts d'etre Iranc, Jeanne? Tu es grande maintenant, presque une adulte. Alois je vais tc dire la vé.rké. Pas tou jours, Jeanne. Les mots ne peuvent pas tou jours faire recommenccr Pamour. Ni les mots, ni la musique. Hclas. Un orchestre s'etait approché, deux trompet tes, au moins dix tambours, ils jouaient joyeusement pour nous, de plus en plus fort. Monsieur Henri dut me crier la suite, - Mais 9a n'empeche pas d'essayer. On essaie, Jeanne, depuis dix mille ans, on essaie tons... Les deux hydravions s'etaient arrětés, portes encore i'ermces, au milieu de la lagune. Les oiseaux, jaloux de tous ces événements, bou-daient trcs haut dans le ciei. 150 DU m£mE AUTf-UK Loyolas Bfues, roman, Editions du Senil, 1974; coli «Points». La Vicj com me ä Lausanne, roman, Editions du Scitil, 1977; coli. «Points». Une com edle Fritn^use, roman, Editions da Senil, 1980; coli «Points», Villes rf'eäu, Ramsay, 198! (en collaboration avec Jean-Mau Terrasse). L'Exposition coloniale, roman:, editions du Senil) 1988, coli * Points». Besom d'Afrique, Fityard', 1992 (cn collaboration avec t\ric Fottorino et Christophe GuiUcmin); LCE Clrand amour, roman, fcdition* du Senil, 1993; coli. * Points *,