TEMPS GLACIAIRES .y, «Adamsberg attrapa son telephone, écarta une pile de dossiers et posa les pieds sur sa table, s'inclinant dans son fauteuil. II avait ä peine fermé l'oeil cette nuit, une de ses soeurs ayant contracté une pneumonie, dieu sait comment. — La femme du 33 bis? demanda-t-il. Veines ouvertes dans la baignoire ? Pourquoi tu m'emmerdes avec 5a ä 9 heures du matin, Bourlin ? D'aprés les rapports internes, il s'agit d'un suicide avéré. Tu as des doutes? Adamsberg aimait bien le commissaire Bourlin. Grand mangeur grand fumeur grand buveur, en eruption perpétuelle, vivant ä plein regime en rasant les gouffres, dur comme pierre et bouclé comme un jeune agneau, c'était un resistant ä respecter, qui serait encore ä son poste ä cent ans. — Le juge Vermilion, le nouveau magistrát zélé, est sur moi comme une tique, dit Bourlin. Tu sais ce que 5a fait, les tiques ? » Prix France: 19,90 € ISBN: 978-2-0813-6044-0 Flammarion 9782081360440 I © Fred Vargas et Flammarion, 2015. remercions les editions Adelphi de nous avoir permis de nous inspirer de I'une de leurs collections pour la maquette de couverture. ISBN : 978-2-0813-6044-0 Plus que vingt metres, vingt petits metres ä parcourir avant d'atteindre la boite aux lettres, c'etait plus difficile que prevu. C'est ridicule, se dit-elle, il n'existe pas de petits metres ou de grands metres. II y a des metres et voilä tout. II est curieux qu'aux portes de la mort, et depuis cette place eminente, on persiste ä songer ä de futiles äneries, alors qu'on suppose qu'on enoncera quelque formule d'importance, qui s'inscrira au fer rouge dans les annales de la sagesse de l'humanite. Formule qui sera colportee ensuite, de-ci de-lä : « Savez-vous quelles furent les dernieres paroles d'Alice Gauthier ? » Si eile n'avait rien ä declarer de memorable, eile avait neanmoins un message decisif ä porter, qui s'inscrirait dans les annales ignobles de l'humanite, infiniment plus vastes que Celles de la sagesse. Elle regarda la lettre qui tremblait dans sa main. Allons, seize petits metres. Depuis la porte de son immeuble, Noemie la surveillait, prete ä intervenir au premier vacülement. Noemie avait tout tente pour empecher a dit qua cause de mes mensonges, eile allait « mettre au monde une fille de bourreau ». Et que jamais eile vivrait avec un homme qui « avait ca dans le sang ». Nouveau court silence. — £a va passer ga va passer, reprit l'homme, alors que Danglard avait arrete l'enregistrement. Quand on appuie fort sur les yeux, ca fait rentrer les larmes au-dedans. J'ai supplie, j'ai dit tout ce qu'on peut, mais elle est partie. Son visage, quand elle me regardait, il etait devenu degoüte. Et elle est partie le plus loin possible - dans de la famille quelle avait en Pologne - pour que j'arrive jamais ä voir ma fille. Silence. « D s'appuie sur les yeux », dit Adamsberg. — Ä partir de lä, j'ai grossi comme un bceuf, j'ai perdu des cheveux, ca allait pas, quoi. Je l'aurais tuee, la tante, mais elle a eu un accident de bagnole, bien fait pour sa gueule. Et ceux qui avaient fait que les Sanson, ils etaient connus, c'etaient bien ces revolutionnaires de Paris, pas vrai ? Danglard avait relance l'enregistrement. — Parce que les noms de tous les autres bourreaux de province, on les connait pas, hein ? Je les aurais tues, ces gars, je voulais tuer tout le monde, de toute facon. C'est un medecin, un cardio - parce que mon cceur, il faisait des bonds tout le temps -, qui m'a parle de ce true ou on voyait la Revolution vivante et qu'ä la fin, ils mouraient tous, et que ca me ferait pas de mal de voir 9a. Et ce theatre, c'est vrai que ca m'a fait du bien. Quand on sera en juillet, j'irai plus, et je ferai un regime. Des fois que je retrouve une femme, il m'a dit, Desmou-lins. Et ca, j'y avais meme pas pense. L'appel pour l'embarquement ä destination d'Akureyri resonna dans Paeroport, en islandais et en anglais. Ils ramasserent leurs sacs et Veyrenc les guida vers la bonne porte. — Ce nest pas lui, dit Adamsberg. — Je crois que non, dit Veyrenc. Us attendaient l'avis de Retancourt sans savoir si, apres cette pause, elle allait revenir ä la vie ou reintegrer sa fonction de statue. „ — Malheureux, dit-elle. Inoffensif. — Ä quelle heure on atterrit ? demanda Veyrenc. — 19 h 50, heure locale. Adamsberg tira son telephone de sa poche arriere. — C'est Danglard, annonca-t-il. Il nous demande - en style sec - ce qu'on a pense de Pinterrogatoire. «Malheureux, pas dangereux, relachez-le», ecrivit Adamsberg. « C'est fait », repondit seulement Danglard. « Pour quand Pinterrogatoire de Dumoulins ? » « Desmoulins. Demain 10 heures. 8 heures dans votre putain d'lle.» Durant le court vol vers Akureyri, Adamsberg laissait errer ses pensees sur le triste sort du descendant de Sanson et sur son etrange voyage au sein de PAssemblee nationale. Lebrun avait dit que toutes sortes de mede-cines etaient ä l'ceuvre parmi leurs membres. Possible que Levallet ait fini par lui raconter son histoire. Le 348 349 secretaire était attentif et incitait á la communication. Peut-étre l'avait-il aide de ses competences. Muni d'un panneau qu'il secouait en tous sens, 1'inter- vj prěte islandais les attendait. Petit, ventru et noir de che-J veux, contrairement á 1'idée que s'en était faite? Adamsberg, il était assez ágé - quelque soixante ans -, et agité. Mais gaiement agité. H avait Failure d'un gars qui attend impatiemment des amis chers, et il les salua en parlant fort, avec un accent net. — On vous appellera Almar, si vous l'acceptez, dit Adamsberg en lui serrant la main. Je n'arrive pas á pro-noncer voire nom. — Pas de probléme, dit Almar en levant ses petits bras. Ici, on n'a pas de nom de famille. On est « fils de », ou «íille de ». Vous pigez ? Veyrenc estima qu'Almar avait sans doute appris le frangais dans un milieu ou on le parlait plutót vertement. Ce qui expliquait qu'Adamsberg ait pu le recruter si tard et si facilement, Almar ne devant pas étre choisi pour traduire des conferences politiques ou universitaires. — Moi par exemple, mon fils s'appelle Almarson. Almar-son, fils d'Almar, vous voyez ? Pratique et fas-toche. On va ou ? Je ne vous conseille pas la ville, elle est moche. Enfin, pour nous, ceux qui ne sont pas d'ici. Moi je suis de Kirkjubaejarklaustur, alors vous voyez. — Pas du tout. — Jamais venus chez nous ? — Non, nous sommes ici pour une enquéte policiěre. — C'est ce qu'on m'a dit et ca me va impec, ga va étre marrant. — Pas forcément, dit Retancourt. Et le petit homme parut soudain decouvrir, au-dessus de lui, l'imposante lieutenant, qu'il detailla un peu lon-guement. Tandis que les pensees d'Adamsberg filaient vers le descendant de Desmoulins. Bon sang, pas de chance pour lui de s'appeler Mallemort, au vu du destin de ses aieux. De ce petit garcon demeure orphelin apres la mal-mort, la mauvaise mort, de ses parents. Est-ce qu'il venait la en therapie, lui aussi, pour voir mourir les res-ponsables ? Ou pour venger cette mauvaise mort ? — Vous voulez diner dans quel coin ? Adamsberg expliqua qu'ils devaient etre tot leves, ayant un interrogatoire a entendre a 8 heures du matin et leur vol pour Grimsey decollant all heures. — Vous suivez les interrogatoires depuis ici ? Marrant cela, approuva Almar. Alors je vous emmene dans un petit hotel du sud de la ville, pas loin de Paeroport. Comme ca, pas d'embrouilles. Le restau est sympa, la bouffe est bonne - vous aimez le poisson ? - mais les chambres, c'est pas le grand luxe. Ca colle quand meme ? Ca collait. — Couvrez-vous avant de sortir. Qa ne caille pas trop mais quand meme un peu, vous voyez ? Le soir, on est a - 3 degres ici. Chute thermique de 20 degres avec la France, rien de dramatique. Le froid de Plslande, c'est un froid qui revigore, vous verrez 9a. Et on ne peut pas en dire autant de tous les froids. — Bien sur, dit Adamsberg. lis enfilerent pulls et anoraks, et Almar les conduisit jusqu'a un petit hotel a la facade peinte en rouge, dans 350 351 1 la banlieue sud d'Akureyri. Des lambeaux de neige cou-vraient encore les toits alentour. — On aura quand méme vu une maison rouge, dit Veyrenc. — C etait le but du voyage, non ? dit Retancourt. — Tout á fait, lieutenant, confirma Adamsberg. — Ca s'appelle « L'Hotel de l'ours », expliqua Almar en désignant l'enseigne qui clignotait en rose. Tu paries, ca fait un bail qu'on n'a plus vu d'ours en Islande. Et avec la fonte de la banquise, ils auront de plus en plus de mal á débarquer. — Pourquoi tout est peint en couleurs ? — C'est que l'lslande, c'est noir et blanc, vous voyez ? Roche volcanique et neige et glace. Alors les couleurs, ca va bien avec. Tout va avec le noir, c'est ce que disent les Francais. Mais attendez de voir le bleu du ciel. Jamais vous avez vu un bleu pareil, jamais. — Á cette periodě, on voit beaucoup le jour ? demanda Retancourt. — Comme chez vous. Ca veut pas dire qu'on voie beaucoup le soleil, qa pleut pas mal, faut avouer. Almar les aida á s'installer dans leurs chambres - trěs fraiches -, commanda le diner et organisa le petit-dejeuner. II ne restart pas avec eux ce soir, il profitait de sa venue á Akureyri pour retrouver des amis pas vus depuis sept ans. — Qa va étre marrant, dit-il. Je vous ai commandé de la biěre, ne vous faites pas refiler du vin, 5a vous coúte-rait le prix du voyage. Rendez-vous á 10 heures en bas demain. Largement suffisant pour sauter dans le petit coucou. Á cette époque, il n'y a pas de touristes qui viennent poser leurs pieds sur le cercle polaire. Vous allez 352 interroger qui, sur l'ile de Grimsey ? Parce qu'il n'y a qu'une centaine d'habitants la-bas. — Personne, dit Adamsberg. On va simplement sur un rocher en face, lä oü il y a une stele tiede. Almar perdit son entrain d'un coup. — L'ile du Renard ? demanda-t-il. — Elle en a la forme je crois, avec deux oreilles pointues. — Pas marrant, 5a, jugea Almar en secouant la tete. Vous savez au moins qu'il y a dix ans, un groupe d'abru-tis s'est perdu lä-bas ? Y en a deux qui y sont passes, morts de froid. — C'est pour cela qu'on y va, dit Veyrenc. C'est l'enquete. — Y a rien sur cette terre, insista Almar. Vous comp-tez trouver quoi, apres tout ce temps ? Des indices ? Ne vous fourrez pas le doigt dans l'ceil. Des centaines de tempetes sont passees dessus, des vents polaires, des neiges, des glaces. Rien ne reste, sur l'ile du Renard. — On doit voir tout de meme, dit Adamsberg. On a des ordres. — Eh bien, sans vexer vos chefs, c'est des ordres debiles. Et pire, vous ne trouverez personne pour vous y conduire. Iis croient que l'ile est la demeure d'une creature. — Qui? — II y a ceux qui y croient dur comme fer, et ceux qui n'y croient pas mais qui preferent ne pas tenter le diable. Mais vous, les Francais, le diable, vous l'avez dans le corps. C'est ce qu'on dit ici. Un Frangais, ca s'emballe pour un oui pour un non. On ne vit pas comme ca, ici. 353 ".lit* — Alors on louera un bateau, et on ira par nos propres moyens. Ce n'est qu'a un jet de pierre du port. — Un jet de pierre ici, commissaire, ca peut etre une eternite. Le temps qu'on se mouche, le del a change. Appelez vos chefs, n'y allez pas. — Mais vous, Almar, vous saurez qu'on est la-bas. Si vous ne nous voyez pas revenir, vous declencherez les secours. — Les secours ? dit Almar en s'echauffant, et agitant ses bras de plus en plus. Et si la brume tombe ? Comment il vous repere, l'helico ? Comment il se pose, s'il ne voit pas le sol ? Skit! dit-il en les quittant brusquement. — Je pense qu'il a dit «Merde», dit Veyrenc en regardant s eloigner leur traducteur, qui continuait a brasser l'air de ses bras. — Ca me parait justifie, dit Retancourt. Le patron - tres blond celui-la, visage severe et taille pour resister a toutes les intemperies - leur apporta les entrees sans mot dire, de fines tranches de hareng sale sur du pain de seigle, puis un plat d'agneau fume - iden-tifia Veyrenc - avec des legumes. — On dirait de la choucroute, dit Adamsberg en goutant. — Oui mais c'est rouge. — Eh bien c'est de la choucroute rouge. Hs aiment les couleurs. — Vous avez entendu Almar ? dit Retancourt, qui mangeait deux fois plus vite qu'eux. — On louera un bateau. — On ne louera rien du tout, on n'ira nulle part. II connait le pays. Dix ans de tempetes auront tout nettoye. Vous vous attendez ä quoi ? Ä retrouver le couteau avec des empreintes ? Un petit billet cale par des pierres, avec une confession ? — Je veux regarder, Retancourt. Voir si c'est conforme ä ce qu'a raconte Victor. Voir s'ils ont fait du feu. Cela, meme dix ans apres, ga laissera bien des traces sur la roche. Voir s'ils ont arrache les pans de bois du vieux sechoir ä poissons. Me rendre compte, imaginer. Voir si la stele tiede existe, ou si on nous l'invente pour qu'on ne s'approche de rien. Retancourt haussa ses lourdes epaules et tourna du doigt les meches blondes qui bouclaient sur son cou, sa touche naturelle de raffinement. — L'agneau etait fondant, dit Veyrenc, tentant une diversion. Je vous ressers ? — Restez ä quai, Retancourt, dit Adamsberg, je n'impose rien. — Vous etes sorti des rails, commissaire. Et tout cela pour quoi ? — Parce que cela me gratte, a dit Lucio. Ce soir, Violette, depuis votre fenetre, regardez les lumieres de la ville enchässee dans ses montagnes et la brillance des glaces. C'est beau. Cela detend. — C'etait le but du voyage, non ? dit Retancourt.