Universitě Masaryk Année universitaire 2017-2018 Licence de langue et littérature francaise - L2 Enseignant: Marcela Poucova Intervenant Erasmus : Pierre Maněn (Universitě Jean Monnet) La Deffence et illustration de la langue f rancoyse (1549) « Pour le devoir que je suis oblige ä la patrie ». 1. Une periodě de reflexion sur le francais 1.1. Développement de 1'usage du francais Carte des langues de France en vert: les langues d'o'i'1 en rouge : les langues ďoc en jaune : les langues franc.oprovenf.ales ľordonnance de Villers-Cotteréts (art. 110 et 111) de 1539 : • pi*** 4« 6 C/r C, Pi f.'., f.-r .... ŕr-V trurrí&fftr f** I Transciption : art. 110. Que /es arretzso/ent ders et entendibles Et afin qu'iln'y ayt cause de doubter sur I'intelligence desdictz arretz. Nous voulons et ordonnons qu'ilzsoient faictz et escriptz si clerement qu'il n'y ayt ne puisse avoir aulcune ambiguite ou incertitude, ne lieu a en demander interpretation. art. 111. De prononcer et expedier tous actes en langaige frangoys Et pour ce que telles choses sont souventesfoys advenues sur I'intelligence des motz latins contenuz es dictz arretz. Nous voulons que doresenavant tous arretz ensemble toutes aultres procedeures, soient de nous cours souveraines ou aultres subalternes et inferieures, soient de registres, enquestes, contractz, commisions, sentences, testamens et aultres quelzconques actes et exploictz de justice ou qui en dependent, soient prononcez, enregistrez et delivrez aux parties en langage maternelfrancoys et non aultrement. 1.2. Debut de la grammatisation du fran?ais Robert Estienne, Dictionnaire frangois-latin, contenant les motz et les manieres de parler frangois, tournez en latin (1539) Meigret: Le trette de la grammere frangoeze (1550) Peletiers du Mans : Dialogue de i'ortografe e prononciation frangoese depart! an deus livres, Poitiers (1550) D £ L*O HJT0 G\~st F87 pcu: e les autrgs, qug nous prononcwns naguergs par diftonguean ladernierg,Ji{tchangeg an u fimplg-e que nous ~veulhons qu'flg dgmeurg la: fgra eg re fin que nous lecriuons tomjours f Comme les Latins quidifi^t prgmiergmant e ecriuoft voltus,fiet, medidics, e au~ trgs: none iz. pas change I ecriturg auec laprolac'ton, quand vultus e fit fint~\gnuz. an ufigg? Oufid'a~ uanturg notrg langugJe doe't ancor/s miens Itmer que-le n^t: pour le moms an corrigant les ~)/icgs qui font diprefant an notrg Ecriturg: egfira atttant dg bgfin-gngfitg, e decharge d 'atttant dg peing ceus quiltien-dront apres nous Hequez. ancorgs fauront par eg mojen commc Ion prononco$t dg notrg tans.E silauient quelg fgchange an mieusuz. acomode'ront leur modgd'ecrir? a leur mode dgparler,comme nous aurons fit a la notre. route foes il i a ng se quiz, figrez. parmi la naturg, qui nous font juger que notrg langue na point a monttr gueres plus haut quelg ri'ct. Car s'd i a comparefon des thofesfinfiilgs aus mteleSlueJgs: e.fifofg dirg einfijes corpsr-.l.s aus ftirituclgs: fans point de doutg la Langug: Francoefe aproche fort de fin tut. Ne Itoions nous pas les Disciplines, les ^frs lileraus e Mecaniqugs, commg j'auo$ditdcs lg commanegmant, ftrg redu'tz. q»afi a textremite defcg que I'hommg an peut comprandrgtng ■yoions nous pas les ctaz., les magmficanegs efomptuofi-tez. an tele ejfancg, queles n'an peuuetplus: e que leur grandeur ng fauront plus ft pen cro'etre quelg ng les af-fimme j5 brief, ne colons nous pas les ejfiriz. ft ouuers, t qui commancgt a ->ouloe'r pajferfi auant: quilfaut non Jeulgmatqu'iz, dgmeuretmes ancorgs quiz, rgcufctar-rierg { Or an eg periodg uniuerftl,commantpourr* ung fa, Langug (a) Quant a I'orthographe, j'ai suivi plus le commun et antigue usage gue la raison : d'autant gue cette nouvelle (mais legitime, a mon jugement) fagon d'ecrire est si mal regue en beaucoup de lieux, que la nouveaute d'icelle eut pu rendre I'ceuvre non guere de soi recommandable, mal plaisant, voire contemptible aux lecteurs. (294-5) 2. Le projet de Du Bellay Edition de reference : Joachim Du Bellay, Les Regrets, Les Antiquités de Rome, Defense et Illustration de la Langue frangaise, Préf. De Jacques Borel, Edition établie par S. de Sacy, Paris, NRF, « Poesie Gallimard », 2014. 2.1. Défendre et illustrer le francais 2.1.1. Du Bellay se présente comme un préeurseur: (b) Or ne veux-je, en cefaisant, feindre comme une certaine figure de poete, qu'on ne puisse ni des yeux, ni des oreilles, ni d'aucuns sens apercevoir, mais comprendre seulement de la cogitation et de la pensée : comme ces idées, que Platon constituait en toutes choses, auxquelles ainsi qu'd une certaine espěce imaginative, se réfěre tout ce qu'on peut voir. Cela certainement est de trop plus grand savoir, et loisir, que le mien : et penserai avoir beaucoup mérité des miens, sije leur montre seulement avec le doigt le chemin qu'ils doivent suivre pour atteindre á /'excellence des anciens, ou quelque autre, peut-étre incite par notre petit labeur, les conduira avec la main. (II, 1, 255) (c) Ce prudent et vertueux Thémistocle Athénien montra bien que la, méme loi naturelle, qui commande á chacun défendre le lieu de sa naissance, nous oblige aussi de garder la dignitě de notre langue (II, 12, 286-7) (d) Sommes-nous done moindres que les Grecs ou Romains, quifaisons si peu de cas de la notre ?(ll, 12, 287) (e) Pourquoi done sommes-nous si grands admirateurs d'autrui ? pourquoi sommes-nous tant iniques á nous-mémes ? pourquoi mandions-nous les langues étrangěres comme si nous avions honte d'user de la nótre ? (II, 12, 287) 2 2.1.2. Pourquoi defendre et illustrer le frangais ? (f) Encore moins doit avoir lieu de ce que les Romains nous ont appeles barbares, vu leur ambition et insatiable faim de gloire, qui tachaient non seulement a subjuguer, mais a rendre toutes autres nations viles et abjectes aupres d'eux, principalement les Gaulois, dont Us ont regu plus de honte et dommage que des autres. (I, 2, 225-6) (g) je confesse que la notre est rude et mal sonnante (I, 9, 241) (h) Ainsi puis-je dire de notre langue, qui commence encore afleurir sans fructifier, ou plutot, comme une plante et vergette, n'a point encore fleuri, tant s'en faut qu'elle ait apporte tout le fruit qu'elle pourrait bien produire. Cela certainement non pour le defaut de la nature d'elle, aussi apte a engendrer que les autres, mais pour la coulpe de ceux qui I'ont eue en garde, et ne I'ont cultivee a suffisance, mais comme une plante sauvage, en celui mime desert ou elle avait commence a naitre, sans jamais I'arroser, la tailler, ni defendre des ronces et epines qui luifaisaient ombre, I'ont laissee envieillir et quasi mourir. (I, 3, 228) (i) si I'orthographe francaise n'eut point ete depravee par les praticiens. (II, 7, 21 A) (j) Je n'estime pourtant notre vulgaire, tel qu'il est maintenant, etre si vil et abject, comme lefont ces ambitieux admirateurs des langues grecque et latine, qui ne penseraient, et fussent-ils la mime Pitho, deesse de persuasion, pouvoir rien dire de bon, si n'etait en langage etranger et non entendu du vulgaire. Et qui voudra de bien pres y regarder, trouvera que notre langue francaise n'est si pauvre qu'elle ne puisse rendre fidelement ce qu'elle emprunte des autres; si infertile qu'elle ne puisse produire de soi quelque fruit de bonne invention, au moyen de I'industrie et diligence des cultivateurs d'icelle, si quelques-uns se trouvent tant amis de leur pays et d'eux-mimes qu'ils s'y veuillent employer. (I, 4, 230) (k) Quelque opiniatre repliquera encore : Ta langue tarde trop a recevoir cette perfection. Et je dis que ce retardement ne prouve point qu'elle ne puisse la recevoir : ainsi je dis qu'elle se pourra tenir certaine de la garder longuement, I'ayant acquise avec si longue peine, suivant la loi de nature qui a voulu que tout arbre qui nait, fleurit et fructifie bientdt, bientdt aussi envieillisse et meure; et au contraire celui durer par longues années qui a longuement travaillé á jeterses racines. (I, 9, 242) (I) Mais je dirai bien que notre langue n'est tant irréguliěre qu'on voudrait bien dire : vu qu'elle se decline, sinon par les noms, pronoms et participes, pour le moins par les verbes, en tous leurs temps, modes et personnes. Et si elle n'est si curieusement réglée, ou plutót liée et ginée en ses autres parties, aussi n'a-t-elle point tant ďhétéroclites et anormaux monstres étranges que la grecque et latine. (I, 9, 239) (m) Et certes songeant beaucoup defois, d'ou provient que les hommes de ce siěcle généralement sont moins savants en toutes sciences, et de moindre prix que les anciens, entre beaucoup de raisons je trouve celle-ci, que j'oserai dire la principále : c'est I'etude des langues grecque et latine. Car si le temps que nous consumons á apprendre lesdites langues était employe á I'etude des sciences, la nature certes n'est point devenue si bréhaigne, qu'elle n'enfantat de notre temps des Platons et des Aristotes. (I, 10, 245) 2.1.3. Par quels moyens ? (n) Faut-il done laisser I'etude des langues ? Non: d'autant que les arts et sciences sont pour le present entre les mains des Grecs et Latins. Mais il se devraitfaire á I'avenir qu'on put parler de toute chose, par tout le monde, et en toute langue. (1,10, 246) (o) je ne croirai jamais qu'on puisse bien apprendre tout cela des traducteurs, parce qu'il est impossible de le rendre avec la mime grace dont I'auteur en a use : d'autant que chaque langue a je ne sais quoi propre seulement á elle, dont si vous efforcez exprimer le naif dans une autre langue, observant la loi de traduire, qui est n'espacer point hors des limites de I'auteur, votre diction sera contrainte, froide et de mauvaise grace. (I, 5, 233) (p) car il n'y a point de doute que la plus grande part de /'artifice ne soit contenue en /'imitation : et tout ainsi que cefut le plus louable aux anciens de bien inventer, aussi est-ce le plus utile de bien imiter, mime á ceux dont la langue n'est encore bien copieuse et riche. Mais entende celui qui voudra imiter, que ce n'est chose facile de bien suivre les vertus d'un bon auteur, et quasi comme se transformer en lui, vu que la nature mime aux choses qui paraissent trěs semblables, n'a su tantfaire, que par quelque note et difference elles ne puissent itre discernées. (I, 8, 237-8) (q) toutefois je crois que tu ne le trouveras point étrange, si tu considéres que je ne le puis mieux défendre, qu'attribuant la pauvreté ďicelui, non á son propre et naturel, mais á la negligence de ceux qui en ont pris le gouvernement: et ne te puis mieux persuader d'y écrire, qu'en te montrant le moyen de I'enrichir et illustrer, qui est /'imitation des Grecs et Romains. (II, 2, 260) (r) Avant toutes choses, faut qu'il y ait ce jugement de connaítre ses forces, et tenter combien ses épaules peuvent porter: qu'il sonde diligemment son naturel, et se compose á /'imitation de celui dont il se sentira approcher de plus pres, autrement son imitation ressemblerait á celle du singe (II, 3, 262) (s) Quant au reste, use de mots purement francais, non toutefois trop communs, non point aussi trop inusités, si tu ne voulais quelquefois usurper, et quasi comme enchásser ainsi qu'une pierre précieuse et rare, quelques mots antiques en ton poéme, a I'exemple de Virgile (II, 6, 271) (t) Nul, s'il n'est vraiment du tout ignore, voire přivé du sens commun, ne doute point que les choses n'aient premiérement été, puis, aprés, les mots avoir été inventés pour les signifier: et par consequent aux nouvelles choses étre nécessaire imposer nouveaux mots, principalement és arts, dont I'usage n'est point encore commun et vulgaire (II, 6, 270) (u) Entre autres choses se garde bien notre poete d'user de noms propres latins ou grecs, chose vraiment aussi absurde, que si tu appliquais une piece de velours vert á une robe de velours rouge. Mais serait-ce pas une chose bien plaisante, user en un ouvrage latin d'un nom propre d'homme, ou d'autre chose en francais ? comme Jan Currit, Loyre fluit, et autres semblables. Accommode done tels noms propres de quelque langue que ce soit á I'usage de ton vulgaire : suivant les Latins, qui pour 'HpaxÁrjq ont dit Hercules (II, 6, 271) (v) Use done hardiment de I'infinitif pour le nom, comme Taller, le chanter, le vivre, le mourir; de I'adjectif substantive, comme le liquide des eaux, le vide de I'air, le frais des ombres, 1'épais des foréts, I'enroue des cimballes, pourvu que telle maniére de parler ajoute quelque grace et vehemence, et non pas le chaud du feu, le froid de la glace, le dur du fer, et leurs semblables; des verbes et participes, qui de leur nature n'ont point d'infinitifs aprés eux, avec des infinitifs, comme tremblant de mourir et volant d'y aller, pour craignant de mourir et se hatant d'y aller; des noms pour les adverbes, comme ils combattent obstinés pour obstinément, il vole léger pour légěrement; et mille autres maniéres de parler, que tu pourras mieux observer par fréquente et curieuse lecture, que je ne te les saurais dire. Entre autres choses je t'avertis user souvent de la figure antonomasie, aussi fréquente aux anciens poétes, comme peu usitée, voire inconnue des Francais. La grace d'elle est quand on designe le nom de quelque chose par ce qui lui est propre, comme le Pere foudroyant pour Jupiter, le Dieu deux fois né pour Bacchus, la Vierge chasseresse pour Diane. (II, 9, 278) (w) Sur toutes choses, prends garde que ce genre de poéme soit éloigné du vulgaire, enrich! et illustre de mots propres et épithétes non oiseuses, orné de graves sentences, et varié de toutes maniéres de couleurs et ornements poétiques (II, 4, 264) (x) Pour conclure ce propos, sache, lecteur, que celui sera véritablement le poete que je cherche en notre langue, qui mefera indigner, apaiser, éjouir, douloir, aimer, hair, admirer, étonner: bref qui tiendra la bride de mes affections, me tournant ca et la, á son plaisir. (II, 11, 285) 2.2. Défendre et illustrer la nation francaise 2.2.1. Le poete, héraut national (y) A ce propos, songeant beaucoup de fois ďoů vient que les gestes du peuple romain sont tant célébrés de tout le monde, voire de si long intervalle préférés á ceux de toutes les autres nations ensemble, je ne trouve point plus grande raison que celle-ci: e'est que les Romains ont eu si grande multitude ďécrivains, que la plupart de leurs gestes (pour ne pas dire pis) par l'espace de tant ďannées, ardeur de batailles, vastité d'ltalie, incursions ďétrangers, s'est conservée entiére jusques á notre temps. Au contraire, les faits des autres nations, singuliérement des Gaulois, avant qu'ils tombassent en la puissance des Francais, et lesfaits des Francais mémes depuis qu'ils ont donné leur nom aux Gaules, ont été si mal recueillis, que nous en avons quasi perdu non seulement la gloire, mais la memoire. (I, 2, 225-6) (z) Pour ce que le poete et I'orateur sont comme les deux piliers qui soutiennent /'edifice de chacune langue, laissant celui que j'entends avoir été báti par les autres, j'ai bien voulu, pour le devoir en quoije suis oblige a la patrie, tellement quellement ébaucher celui qui restait (II, 1, 255) (aa) Telle oeuvre certainement serait á leur immortelle gloire, honneur de la France et grande illustration de notre langue. (II, 5, 267) 2.2.2. Athenes, Rome et la Gaule (bb) Or quant a I'antiquite de ces vers que nous appelons rimes, et que les autres vulgaires ont empruntes de nous, si on ajoutefoi a Jean le Maire de Beiges, diligent rechercheur de I'antiquite, Bardus V, roi des Gaules, enfut inventeur, et introduisit une secte de poetes nommes bardes, lesquels chantaient melodieusement leurs rimes avec instruments, louant les uns et blamant les autres : et etaient (comme temoigne Diodore Sicilien en son livre Vie) de si grande estime entre les Gaulois, que si deux armees ennemies etaient pretes a combattre, et lesdits poetes se missent entre deux, la bataille cessait, et moderait chacun son ire. Je pourrais alleguer assez d'autres antiquites, dont notre langue aujourd'hui est ennoblie, et qui montrent les histoires n'etre fausses, qui ont dit les Gaules anciennement avoir ete florissantes, non seulement en armes, mais en toutes sortes de sciences et bonnes lettres. (II, 8, 275) (cc) Or sommes-nous, la grace a Dieu, par beaucoup de perils et deflots etrangers, rendus au port, a surete. Nous avons echappe du milieu des Grecs, et paries escadrons romains penetre jusques au sein de la tant desiree France. La done, Francois, marchez courageusement vers cette superbe cite romaine: et des serves depouilles d'elle (comme vous avezfait plus d'unefois) ornez vos temples et autels. Ne craignez plus ces oies criardes, cefier Manlie, et ce traitre Camille, qui, sous ombre de bonne foi, vous surprenne tous nus comptant la rancon du Capitole. Donnez en cette Grece menteresse, et y semez encore un coup la fameuse nation des Gallogrecs. Pillez-moi, sans conscience, les sacres tresors de ce temple Delphique, ainsi que vous avezfait autrefois : et ne craignez plus ce muet Apollon, sesfaux oracles, ni sesfleches rebouchees. Vous souvienne de votre ancienne Marseille, seconde Athenes, et de votre Hercule gallique, tirant les peuples apres lui par leurs oreilles, avec une chaine attachee a sa langue. (Concl., 292) 2.2.3. La vocation de la France (dd) La bonne destinee francaise (I, 3, 229) (ee) Je ne parlerai ici de la tempérie de I'air, fertilitě de la terre, abondance de tous genres de fruits nécessaires pour I'aise et entretien de la vie humaine, et autres innumérables commodités, que le del, plus prodigalement que libéralement, a élargi á la France. Je ne conterai tant de grosses rivieres, tant de belles foréts, tant de villes, non moins opulentes que fortes, et pourvues de toutes munitions de guerre. Finalement je ne parlerai de tant de metiers, arts et sciences qui florissent entre nous, comme la musique, peinture, statuaire, architecture et autres, non guěres moins que jadis entre les Grecs et les Romains. Et si pour trouver I'or et I'argent, lefer n'y viole point les sacrées entrailles de notre antique mere : si les gemmes, les odeurs et autres corruptions de la premiére generositě des hommes n'y sont point cherchées du marchand avare : aussi le tigre enrage, la cruelle semence des lions, les herbes empoisonneresses et tant d'autres pestes de la vie humaine, en sont bien éloignées. Je suis content que cesfélicités nous soient communes avec autres nations, principalement I'ltalie : mais quant a la piété, religion, integritě de moeurs, magnanimité de courages, et toutes ces vertus rares et antiques (qui est la vraie et solide louange), la France a toujours obtenu, sans controverse, le premier lieu. (II, 12, 287) 2.3. Ambivalence de I'entreprise de Du Bellay 2.3.1. Dévalorisation de I'heritage medieval francais (ff) De tous les anciens poětes francais, quasi un seul, Guillaume du Lauris etJean de Meung sont dignes d'etre lus (II, 2, 256) (gg) puis me laisse toutes ces vieilles poesies francaises aux jeux Floraux de Toulouse et au Puy de Rouen : comme rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, chansons et autres telles épiceries, qui corrompent le gout de notre langue et ne servent sinon á porter témoignage de notre ignorance. (II, 4, 263) (hh) Quant á moi, sij'etais enquis de ce qu'il me semble de nos meilleurs poětes francais, je dirais á I'exemple des Stoi'ques qui, interrogés si Zénon, si Cléante, si Chrysippe sont sages, répondent ceux-lá certainement avoir été grands et vénérables, n'avoir eu toutefois ce qui est le plus excellent en la nature de I'homme :je répondrais (dis-je) qu'ils ont bien éerit, qu'ils ont illustré notre langue, que la France leur est obligee : mais aussi dirais-je bien, qu'on pourrait trouver en notre langue (si quelque savant homme y voulait mettre la main) une forme de poesie beaucoup plus exquise, laquelle ilfaudrait chercher en ces vieux Grecs et Latins, non point es auteursfrancais, parce qu'en ceux-ci on ne saurait prendre que bien peu, comme la peau et la couleur: en ceux-la on peut prendre la chair, les os, les nerfs et le sang. (II, 2, 259) 2.3.2. Adoption de moděles italiens (ii) Sonne-moi ces beaux sonnets, non moins docte que plaisante invention italienne (II, 4, 264) (jj) Et ce que je dis des langues latine et grecque se doit réciproquement dire de tous les vulgaires, dont j'alleguerai seulement un Pétrarque, duquel j'ose bien dire que, si Homěre et Virgile renaissant avaient entrepris de le traduire, ils ne le pourraient rendre avec la méme grace et naivete qu'il est en son vulgaire toscan. (I, 5, 233) (kk) ó toi, dis-je, orné de tant de graces et perfections, si tu as quelquefois pitié de ton pauvre langage, si tu daignes I'enrichir de tes trésors, ce sera toi véritablement qui lui feras hausser la téte, et d'un brave sourcil s'egaler aux superbes langues grecque et latine, comme a fait de notre temps en son vulgaire un Arioste italien, que j'oserais (n'etait la sainteté des vieux poernes) comparer a un Homěre et Virgile. Comme lui done, qui a bien voulu emprunter de notre langue les noms et I'histoire de son poéme, choisis-moi quelqu'un de ces beaux vieux romansfrancais comme un Lancelot, un Tristan, ou autres : et enfais renaítre au monde une admirable lliade et laborieuse Énéide. (II, 5, 266) 2.3.3. Un texte finalement saturé de references á 1'Antiquité (II) mais á /'imitation d'un Martial, ou de quelque autre bien approuvé, si la lascivité ne te plait, mile le profitable avec le doux. Distille, avec un style coulant et non scabreux, ces pitoyables élégies, á I'exemple d'un Ovide, d'un Tibulle et d'un Properce, y entremélant quelquefois de ces fables anciennes, non petit ornement de poesie. Chante-moi ces odes, inconnues encore de la Musefrancaise, d'un luth bien accordé au son de la lyre grecque et romaine, et qu'il n'y ait vers ou n'apparaisse quelque vestige de rare et antique erudition. (II, 4, 263) 3. Postérité 3.1. Valorisation du patrimoine national / dévalorisation du modele italien : Ex. : Du Bel I ay, Les Regrets (1558) : Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage, Ou comme cestuy-la qui conquit la toison, Et puis est retourne, plein d'usage et raison, Vivre entre ses parents le reste de son age ! Quand reverrai-je, helas, de mon petit village Fumer la cheminee, et en quelle saison Reverrai-je le clos de ma pauvre maison, Qui m'est une province, et beaucoup davantage ? Plus me plait le sejour qu'ont bati mes ai'eux, Que des palais Romains le front audacieux, Plus que le marbre dur me plait I'ardoise fine : Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin, Plus mon petit Lire, que le mont Palatin, Et plus que I'air marin la doulceur angevine. 3.2. Innovation lexicale : Ex. : Pierre de Ronsard, Les Amours de Cassandre (1552) Petit nombril, que mon penser adore, Et non mon oeil qui n'eut onques le bien De te voir nu, et qui merites bien Que quelque ville on te batisse encore; Signe amoureux, duquel Amour s'honore, Representant I'Androgyne lien, Combien et toi, mon mignon, et combien Tes flancs jumeaux folatrement j'honore ! Ni ce beau chef, ni ces yeux, ni ce front, Ni ce doux ris; ni cette main qui fond Mon cceur en source, et de pleurs me fait riche, Ne me sauraient de leur beau contenter, Sans esperer quelquefois de tater Ton paradis, ou mon plaisir se niche. Comme un Chevreuil, quand le printemps detruit L'oiseux cristal de la morne gelee, Pour mieux brouter I'herbette emmiellee Hors de son bois avec I'Aube s'enfuit, Et seul, et sur, loin de chien et de bruit, Or sur un mont, or dans une vallee, Or pres d'une onde a I'ecart recelee, Libre folatre ou son pied le conduit: De rets ni d'arc sa liberte n'a crainte, Sinon alors que sa vie est atteinte, D'un trait meurtrier empourpre de son sang : Ainsi j'allais sans espoir de dommage, Le jour qu'un oeil sur I'avril de mon age Tira d'un coup mille traits dans mon flanc. 4. Etude d'un extrait (TD) I, 9 : Qu'il est impossible d'egaler les anciens en leurs langues Toutes personnes de bon esprit entendront assez, que cela, que j'ai dit pour la defense de notre langue, n'est pour decourager aucun de la grecque et latine ; car tant s'en faut que je sois de cette opinion, que je confesse et soutiens celui de ne 4 pouvoir faire ceuvre excellent en son vulgaire, qui soit ignorant de ces deux langues, ou qui n'entende la latine pour le moins. Mais je serai bien d'avis qu'apres les avoir apprises, on ne deprisat la sienne : et que celui qui, par une inclination naturelle (ce qu'on peut juger par les ceuvres latines et toscanes de 8 Petrarque et Boccace, voire d'aucuns savants hommes de notre temps) se sentirait plus propre a ecrire en sa langue qu'en grec ou en latin, s'etudiat plutot a se rendre immortel entre les siens, ecrivant bien en son vulgaire, que mal ecrivant en ces deux autres langues, etre vil aux doctes pareillement et aux indoctes. Mais, 12 s'il s'en trouvait encore quelques-uns de ceux qui de simples paroles font tout leur art et science, en sorte que nommer la langue grecque et latine leur semble parler d'une langue divine, et parler de la vulgaire, nommer une langue inhumaine, incapable de toute erudition : s'il s'en trouvait de tels, dis-je, qui 16 voulussent faire des braves, et depriser toutes choses ecrites en francais, je leur demanderais volontiers en cette sorte : que pensent done faire ces reblanchisseurs de murailles, qui jour et nuit se rompent la tete a imiter, que dis-je imiter ? mais transcrire un Virgile et un Ciceron ? batissant leurs poemes des 20 hemistiches de I'un, et jurant en leur prose aux mots et sentences de I'autre, songeant (comme a dit quelqu'un) des Peres conscrits, des consuls, des tribuns, des cornices, et toute I'antique Rome, non autrement qu'Homere, qui en sa Batracomyomachie adapte aux rats et grenouilles les magnifiques titres des dieux 24 et deesses. Ceux-la certes meritent bien la punition de celui qui, ravi au tribunal du grand juge, repondit qu'il etait ciceronien. Pensent-ils done, je ne dis egaler, mais approcher seulement de ces auteurs, en leurs langues, recueillant de cet orateur et de ce poete ores un nom, ores un verbe, ores un vers et ores une 28 sentence ? comme si en la facon qu'on rebatit un vieil edifice ils s'attendaient rendre par ces pierres ramassees a la ruinee fabrique de ces langues sa premiere grandeur et excellence. Mais vous ne serez deja si bons macons (vous qui etes si grands zelateurs des langues grecque et latine) que leur puissiez rendre cette 32 forme que leur donnerent premierement ces bons et excellents architectes, et si vous esperez (comme fit Esculape des membres d'Hippolyte) que par ces fragments recueillis elles puissent etre ressuscitees, vous vous abusez : ne pensant point qu'a la chute de si superbes edifices, conjointe a la ruine fatale de 36 ces deux puissantes monarchies, une partie devint poudre et I'autre doit etre en beaucoup de pieces, lesquelles vouloir reduire en un serait chose impossible : outre que beaucoup d'autres parties sont demeurees aux fondements des vieilles murailles, ou, egarees par le long cours des siecles, ne se peuvent trouver 40 d'aucun. Par quoi venant a reedifier cette fabrique, vous serez bien loin de lui restituer sa premiere grandeur, quand ou soulait etre la salle, vous ferez par aventure les chambres, les etables ou la cuisine, confondant les portes et les fenetres, bref, changeant toute la forme de I'edifice. Finalement j'estimerai I'art 44 pouvoir exprimer la vive energie de la nature, si vous pouviez rendre cette fabrique renouvelee semblable a I'antique, etant manque I'idee, de laquelle faudrait tirer I'exemple pour la reedifier. Et ce (afin d'exposer plus clairement ce que j'ai dit) d'autant que les anciens usaient des langues qu'ils avaient sucees 48 avec le lait de la nourrice, et aussi bien parlaient les indoctes, comme les doctes, sinon que ceux-ci apprenaient les disciplines et I'art de bien dire, se rendant par 7 ce moyen plus eloquents que les autres. Voila pourquoi leurs bienheureux siecles etaient si fertiles de bons poetes et orateurs. Voila pourquoi les femmes memes 52 aspiraient a cette gloire d'eloquence et erudition, comme Sapho, Corynne, Cornelie, et un millier d'autres, dont les noms sont conjoints avec la memoire des Grecs et Romains. Ne pensez done, imitateurs, troupeau servile, parvenir au point de leur excellence, vu qu'a grand'peine avez-vous appris leurs mots, et voila le 56 meilleur de votre age passe. Vous deprisez notre vulgaire, par aventure non pour autre raison, sinon que des enfance et sans etude nous I'apprenons, les autres avec grand'peine et industrie. Que s'il etait, comme la grecque et latine, peri et mis en reliquaire de livres, je ne doute point qu'il ne fut (ou peu s'en faudrait) 60 aussi difficile a apprendre comme elles sont. J'ai bien voulu dire ce mot, pour ce que la curiosite humaine admire trop plus les choses rares, et difficiles a trouver, bien qu'elles ne soient si commodes pour I'usage de la vie, comme les odeurs et les gemmes, que les communes et necessaires, comme le pain et le vin. Je ne vois 64 pourtant qu'on doive estimer une langue plus excellente que I'autre, seulement pour etre plus difficile, si on ne voulait dire que Lycophron fut plus excellent qu'Homere, pour etre plus obscur, et Lucrece que Virgile, pour cette meme raison. 8