L'Espace littéraire 1955 L'Espace littéraire est le plus connu des essais de Maurice Blanchot, qui s'y interroge sur le rapport de récrivain á l'ceuvre, á l'inspiration, á 1'obscurité... Sa demarche est trěs libre. EUe s'interesse aux mythes, tel celui d'Orphee et d'Eurydice. Elle s'inquiete des destins (celui de Rilke ou de Kafka, par exemple) autant que des ceuvres. Elle médite longueme^t sur ce que l'aventure d'ecrire impose á qui s'y « L'exigence qui Qu'est-ce que la force ou la faiblesse pour un créateur ? se demande Maurice Blanchot. A quelle sorte d'exigence doit-il répondre ? Et quels risques court-il lorsqu'il se livre á 1'écriturc ? On connaíi l'histoire de ce peintre que son mécěne devait enfermer pour l'empecher de se dissiper hors de ses dons, et encore parvint-il á s'echapper par la fenétre. Mais l'artiste, en lui, a aussi son « mécěne » qui l'enferme lá oú il ne veut pas demeurer, et cette fois nulle issue, qui de plus ne le nourrit pas, mais l'affame, l'asservit sans honneur, le brise sans raison, fait de lui un étre debile et 5 .......— miserable sans autre soutien que son propre tourment incomprehensible, et pourquoi ? en vue d'une 362 ceuvre grandiose ? en vue d'une ceuvre nulle ? lui-méme n'en sait rien et personne ne le sait. II est vrai que beaucoup de créateurs paraissent plus faibles que les autres hommes, moms capables de vivre et par consequent plus capables de s'etonner de la vie. Peut-étre en est-il souvent ainsi. Encore faudrait-il ajouter qu'ils sont forts en ce qu'ils ont de faible, que pour eux surgit une force 10 ........ nouvelle á ce point méme oú ils se défont dans 1'extrémité de leur faiblesse, Et il faut dire plus encore : quand ils se mettent á l'ceuvre dans l'insouciance de leurs dons, beaucoup sont des étres normaux, aimables, de plain-pied avec la vie, et c'est á l'ceuvre seule, á l'exigence qui est dans l'ceuvre, qu'ils doivent ce surcroit qui.ne se mesure que par la plus grande faiblesse, une anomálie, la perte du monde et ďeux-mémes. Ainsi Goya, ainsi Nerval, .5 ... L'ceuvre exige de l'ecrivain qu'il perde toute «nature », tout caractěre, et que, cessant de se rapporter aux autres et á lui-méme par la decision qui le fait moi, il devienne le lieu vide oil s'annonce l'affirmation impersonnelle. Exigence qui n'en est pas une, car elle n'exige rien, elle est sans contenu, elle n'oblige pas, elle est seulement fair qu'il faut respirer, le vide sur lequel Ton se retient, l'usure du jour oil deviennent invisibles les visages qu'on préfěre. Comme les hommes les plus courageux >o _............ n'affrontent le risque que sous le voile d'un subterfuge, beaucoup pensent que répondre á cet appel, c'est répondre á un appel de vénté : ils ont quelque chose á dire, un monde en eux á libérer, un mandát á assumer, leur vie injustifiable á justifier. Et il est vrai que si l'artiste ne se livrait pas á 1'expérience originelle qui le met á 1'écart, qui dans cet écart le dessaisit de lui-méme, s'il ne s'abandonnait pas á la démesure. de l'erreur et á la migration du recommencement infini, le mot 25 commencement se perdrait. Mais cette justification n'apparait pas a l'artiste, elle n'est pas donnée dans 1'expérience, elle en est au contraire exclue, - et l'artiste peut bien le savoir « en general», de méme qu'il croit á 1'art en general, mais son ceuvre ne le sait pas, et sa recherche l'ignore, se poursuit dans le souci de cette ignorance. Maurice Blanchot, L'Espace littéraire (195S), éd. Gallimard. abandonne totalement. Pour Maurice Blanchot, «ecrire est 1'interminable, Tincessant». C'est une aventure infinie qui extenue le sujet humain et le prive de son « moi». Et, comme le montre bien le mythe de la descente d'Orphee aux Enfers, cette aventure ne saurait aller sans « une relation anticipee avec la mort». est dans l'ceuvre » «... une experience, mais que veut dire ce mot ? » Voici un extiait du texte par lequel commence la quatrieme partie de L'Espace litteraire, intitulee « L'ceuvre et l'espace de la m^t». Maurice Blanchot y interroge la notion d'« experience » de la litterature, en prenant pour exemples Rilke et-Valery. 363 L'ceuvre attire celui qui s'y corisacre vers le point oil elle est a l'epreuve de son impossib7lTt"e7En celar elle est une experience, mais que veut dire ce mot ? Dans un passage de Malte\ Rilke dit que «les vers ne sont pas des sentiments, ils sont des experiences. Pour ecrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d'hommes et de choses... » Rilke ne veut pas dire cependant que le vers serait 5 .....l'expression d'une personnalite riche, capable de vivre et d'avoir vecu. Les souvenirs sont necessai- res, mais pour etre oublies, pour que, dans cet oubli, dans le silence d'une profonde metamorphose, naisse a la fin un mot, le premier mot d'un vers. Experience signifie'ici : contact avec l'etre! renouvellement de soi-meme a ce contact - une epreuve, mais qui reste indeterminee. Quand Valery ecrit dans une lettre : « Le vrai peintre, toute sa vie, cherche la peinture ; le vrai 10................ poete, la Poesie, etc. Car ce ne sont point des activites determinees. Dans celles-ci, il faut creer le besom, le but, les moyens, et jusqu'aux obstacles... », il fait allusion a une autre forme d'experience. La poesie n'est pas donnee au poete comme une verite et une certitude dont il pourrait se rapprocher; il ne sait pas s'il est poete, mais il ne sait non plus ce qu'est la poesie, ni meme si elle est; elle depend de lui, de sa recherche, dependance qui toutefois ne le rend pas maitre de ce qu'il cherche, mais le 15 ............... rend incertain de lui-meme et comme inexistant. Chaque ceuvre, chaque moment de l'ceuvre remet tout en cause et celui qui ne doit se tenir qu'a elle, ne se tient done a rien. Quoi qu'il fasse, elle le retire de ce qu'il fait et de ce qu'il peut. Matlrino Rlan^V,^! T 'C-.