Laissez-moi, laissez-moi rentrer au pays ! · 25 SEPT. 2018, PAR MARIE COSNAY, BLOG : CHRONIQUES A neuf ans on ne choisit pas sa route La route c’est le voisin qui la taille Sans papiers, sans parents, dans le désert les larmes sèchent vite La main dans celle du voisin, de Touaregs en Touaregs, trois ans jusqu’au Maroc. Par ce texte Mohamed T. 16 ans, ivoirien, nous interpelle. Mohamed est un mineur isolé qu'avec le réseau basque Etorkinekin nous avons aidé afin qu'il soit pris en charge par le département. Nous l'avons aidé comme nous aidons inconditionnellement celles et ceux qui après avoir dû s'exiler pour toutes sortes de raison, passent par ici. Mohamed nous interpelle. Et nous parrain et marraine, nous nous demandons : ne l'avons pas nous même condamné à rester deux ans au moins, jusqu'à sa majorité, dans cette Europe qu'il n'a jamais voulue? Le jour de la rentrée scolaire c'est cette question que nous a posée Mohamed. Nous l'hébergeons mais ne pourrions nous pas plutôt l'aider à rentrer au Pays? X et A, parrain et marraine de Mohamed. On ne choisit pas sa naissance Mais on est d’un Pays Pays où l’identité n’a pas de papier, les papiers c’est pour l’Europe et jusqu’à preuve du contraire, les enfants de ce pays ne sont pas pour l’Europe, ils sont africains pour l’Afrique. On ne choisit pas sa naissance Mais on est d’un Pays Pays où sa langue, ses langues s’apprennent autant à la maison que dans la rue. Pays où fils et filles de pauvre n’ont pas accès à l’école: français, lecture, écriture, calcul, le CFA ne suffit pas pour les payer. On ne choisit pas sa naissance Mais on naît d’un Pays Pays d’Afrique de l’Ouest pillé et divisé par les colons Maman chrétienne, papa musulman que de tiraillements! On ne choisit pas sa naissance Mais les mauvais sorts en décident un mal aux tréfonds de soi, qui oppresse, ronge en permanence, empêche le développement. A neuf ans on ne choisit pas sa route La route c’est le voisin qui la taille Alassane Ouatara défait Laurent Gbagbo, les civils trinquent des parents meurent. A neuf ans on ne choisit pas sa route La route c’est le voisin qui la taille Sans papiers, sans parents, dans le désert les larmes sèchent vite La main dans celle du voisin, de Touaregs en Touaregs, trois ans jusqu’au Maroc. A douze ans on est enfant, enfant abandonné par le voisin enfant des rues, mendiant destroy enfant de la forêt de Gourougou face à Melilla, porte de l’Europe. enfant élevé et éduqué par les frères sauteurs de la communauté ivoirienne. A quinze ans on ne choisit pas sa destination mais on apprend la solidarité, on ne partage pas le rêve d’Europe mais l’heure venue, sur le pneumatique sans moteur, jusqu’ l’épuisement, avec les compagnons d’infortune, on rame jusqu’au bateau de la Croix Rouge espagnole. A quinze ans, en Europe, pour accompagner les empreintes, il faut des papiers, Papiers contestés aussitôt reçus: parenté, date et lieu de naissance, pour les autorités tout est faux! A quinze ans on a grandi trop vite, on ne pleure plus ses parents, l’oeil sec, clairement et distinctement on raconte son voyage. A quinze ans, cette maturité indécente dérange et personne ne veut vous croire. A quinze ans, avec le jugement supplétif récupéré directement à la mairie de naissance la juge des enfants de Bayonne finit par vous reconnaître. A quinze ans on ne goûte pas, on dévore, l’africain est né avec la faim au ventre. A table, les mets n’ont pas de saveurs, d’Espelette ou d’Ibarra, le piment est toujours insipide, couché ou pas, le riz n’est jamais assez cuit, et la “vache qui rit” se moque des fromages au lait cru et de l’ardi gasna d’aitatxi-amatxi°. Non, vraiment, rien, jamais ne remplacera “l’attiéké” de la maison. A quinze ans, chez le dentiste, le médecin, le radiologue, au laboratoire médical les portes s’ouvrent. A quinze ans on est pris en charge par l’ASE°, on va à l’école, on y parle d’orientation. A quinze ans révolus, avant la rentrée on a droit aux vacances. Vacances en Bretagne... c’est là qu’Il arrête sa décision. A la pointe du Finistère de l’Europe, face à l’Atlantique, son regard se trouble et les eaux se mélangent, les compagnons de migration morts en mer Méditerranée et les ancêtres esclaves morts dans l’océan. Sur tous les tons Il nous crie: “ à seize ans, c’est moi qui choisis A seize ans c’est moi qui agis, l’ Europe ce n’est pas pour moi. Ce mal qui me ronge les entrailles ce mal qu’aucun médecin, aucune analyse, aucune image, aucun cliché ne peut déceler ce mal, seule l’Afrique peut le guérir. Je n’ai pas choisi de quitter mon Pays, je n’ai pas voulu l’Europe, je suis africain, solidaire de tous les combats pour l’émancipation. Aujourd’hui j’ai seize ans, c’est moi qui choisis, c’est moi qui agis. Alors laissez moi, laissez moi retourner au Pays!” °Aitatxi amatxi, grand père grand mère en basque et traditionnellement souvent parrain marraine, c’est ainsi que l’ASE désignent les personnes qui accueillent les mineurs pour lesquels elle n’a pas de place. ° ASE Aide Sociale à l’Enfance Tu es une faiseuse d’histoires, on me disait, enfant. J’étais une faiseuse d’histoires, j’aimais attraper le bout d’une histoire et en faire un gros morceau. Faiseuse d’histoires, le sens est tout près de faiseuse d’ennuis. Entre histoires et ennuis, complications, ambages, comme on lit en latin chez Ovide. D’histoires on irait à disputes, peut-être. Petite, il fallait que l’histoire me surprenne, qu’elle me surprenne encore plus quand je la racontais pour la deuxième fois, et la troisième fois il ne fallait pas qu’elle ait vieilli, il fallait qu’elle me surprenne encore et encore et surprenne les gens que j’aimais à qui je la racontais. Plus que le rapport à la vérité, je garantissais le rapport aux gens que j’aimais. Qu’ils soient bouleversés par l’événement, et pour ça : ne pas hésiter, tout donner. Grossir un peu, grossir autant qu’il fallait pour que les gens que j’aimais soient émus comme moi, à la même hauteur. Ma mère disait : faiseuse d’histoires. Je ne me souviens pas d’ennuis, ce n’est pas ce que je retenais. Je retenais que je faisais. Faiseuse, comme j’aimais ça. Historienne, on disait aussi, ça n’avait pas le sens d’une quelconque qualité à mener des recherches historiques, ça avait un sens de famille, un sens privé et inventé : historienne, celle qui faisait siennes tout un tas d’histoires. Celle qui les attrapait, les histoires, les brodait. L’imitation du vrai prenait ses aises. Il y avait plus de vérité dans le fait de produire sous forme d’une histoire un événement, avec plaisir et humour, sens de l’absurde et du tragique, goût des coïncidences, que dans le passé de l’événement, quel qu’il fût. /…/ (le 5 février 2018, https://blogs.mediapart.fr/marie-cosnay/blog/050218/faiseuse-dhistoires)