LA LITTÉRATURE DE L'ENTRE-DEUX-CUERRES Les Faux-Monnayeurs 1926 Les Faux-Monnayeurs est la seule de ses oeuvres de fiction que Gide ait appelee « roman ». En effet, comme dans un roman traditionnel, les personnages sont caracterises et situes socialement, les episodes sentimentaux ou policiers s'accumulent, avec moins d'ironie cependant que dans Les Caves du Vatican. Les personnages centraux sont deux amis adolescents : Bernard Profitendieu (apres avoir decouvert qu'il est un batard, il ,quitte le foyer familial) et Olivier Moli-nier. Tous deux tencontrent Edouard, romancier, oncle d'Olivier : Bernard devient le secretaire d'Edouard; Olivier, qui, lui^aussi, assume le secretariat d'un romancier, Passavant,*tente de se suicider et est ensuite recueilli par son oncle, avec qui il connait l'amour. Le roman raconte egalement l'histoire des freres d'Olivier: Vincent qui devient assassin et fou; Georges, plus jeune qu'Oli-vier, qui fait partie d'une bande de faux-monnayeurs (c'est une des justifications du titre) et provoque, par sa cruaute mentale, le suicide du petit Boris, eleve de la meme institution scolaire que lui. Les Faux-Monnayeurs entre dans la categorie du « roman d'apprentissage », ou des jeunes gens sont inities a la vie : ainsi, Olivier a connu l'amour avec son oncle; Bernard revient aupres de ses parents, en ayant appris qu'« il est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant.» Les valeurs positives qui se degagent des Faux-Monnayeurs sont l'authenticite, la sincerite. a quoi 122 s'opposent l'hypocrisie, la fausse monnaie. Cependant, Gide ne veut pas donner de lecons morales, comme le prouve la fin provocatrice du roman : Edouard, qui a su que Bernard était retourné chez lui, aupres.de son pere et de son jeune frěre Caloub, écrit: « Je suis bien curieux de connaitre Caloub. » Si Les Faux-Monnayeurs est á bien des égards un roman d'apprentissage traditionnel. il est aussi étonnam-ment novateur. Edouard est le reflet de Gide : l'un et l'autre refusent le realisme et veulent« dépouiller le roman de tous les elements qui n'appartiennent pas spécifique-ment au roman », particuliěrement les « événements exté-rieurs» et la « description des personnages». De plus, comme Pajudes, Les Faux-Monnayeurs est un roman du roman : Édouard écrit une oeuvre qui s'intitule « Les Faux-Monnayeurs» et en analyse 1'élaboration dans son « Journal ». C'est ce qu'on appelle le procédé de la « mise en abyme » que Gide définit ainsi : «J'aime assez qu'en une ceuvre ďart on retrouve (...) transpose, á Féchelle des personnages, le sujet méme de cette ceuvre. » Par ailleurs, Edouard n'est pas le seul á commenter les actions et comportemcnts des personnages, puisque Gide, par le biais du narrateur,intervient aussi dans le récit par ses jugements. Ainsi, usant de techniques diverses (style indirect libře, échange de correspondance entre les personnages, dialogues, cxtraits de journal intime, interventions du narrateur), André Gide multiplie les points de vue et empěche le lecteur de dégager une « vérité » unique du roman. Andre Gide « Le roman pur » Edouard, dans le train qui l'amene á Paris, rédige des pages de son « Journal», oú il énonce son refus du realisme et sa pretention de composer 1111 « roman pur)). Puis il attaque Passavant, dont il vient,de lire « La Barre fixe » et dans lequel on a recoimu Cocteau, l'auteur du Grand Ecart (voir p. 345). « Dépouiller le roman de tous les elements qui n'appartiennent pas spécifiquement au roman. De méme que la photographie, naguěre, débarrassa la peinture du souci de certaines exactitudes, le phonographe nettoiera sans doute demain le roman de ses dialogues rapportés, dont le realisté souvent se fait gloire. Les événements exténeurs, les accidents, les traumatismes, appartiennent au 5 cinéma ; il sied que le roman les lui laisse. Méme la description des personnages ne me parait point .appartenir proprement au genre. Om vraiment, il ne me parait pas que le roman pur (et en art, comme partout, la purete seule m'importe) ait á s'en occuper. Non plus que ne fait le drame. Et qu'on ne vienne point dire que le dramaturge ne décrit pas ses personnages parce que le spetfateur est appelé á les voir portés tout vivants sur la scene ; car combien de fois n'avons-nous pas été%énés au theatre, 10 par l'acteur, et souffert de ce qu'il ressemblát si mal á celui que, sans lui, nous nous represennons si bien. - Le romancier, d'ordinaire, ne fait point suffisamment credit á l'imagination.du lecteur, » Quelle station vient de passer en coup de vent ? Asniěres, II remet le carnet dans la valise. Mais décidément le souvenir de Passavant le tourmente. II ressort le carnet. II y écrit encore : « Pour Passavant, l'ceuvre d'art n'est pas tant un but qu'un moyen. Les convictions artistiques dont is il fait montre, ne s'affirment si véhémentes que parce qu'elles ne sont pas profondes ; nulle secrete exigence de temperament ne les commande; elles répondent á la dictée de 1'époque ; leur mot d'ordre est : opportunité. « La Barre fixe. Ce qui paraitra bientót le plus vieux, c'est ce qui d'abord aura paru le plus moderně. Chaque complaisance, chaque affectation est la promesse d'une ride. Mais c'est par lá que 20 Passavant plait aux jeunes. Peu lui chaut l'avenir. C'est á la generation d'aujourd'hui qu'il s'adresse (ce qui vaut certes mieux que de s'adresser á celle d'hier) - mais comme il ne s'adresse qua elle, ce qu'il écrit risque de passer avec elle. II le sait et ne se promet pas la survie ; et c'est la ce qui fait qu'il se defend si áprement, non point seulement quand on l'attaque, mais qu'il proteste méme á chaque restriction des critiques. S'O sentait son oeuvre durable, il la laisserait se défendre elle-méme 25 et ne chercherait pas sans cesse á la justifier. Que dis-je ? II se féliciterait des mécompréhensions, des injustices. Autant de fil á retordre pour les critiques de demain. » André Gide, Les Faux-Monnayeurs (1926), éd. Gallimard « Et toute cette nuit, jusqu'au petit matin, ils luttěrent» Gide, dans Les Faux-Monnayeurs, s'ecarte souvent du realisme, comme lors de la scene du combat - inspirée de l'Ancien Testament - entre Bernard et un ange; l'etre surnaturel met le point final á l'apprentissage de la vie par l'adolescent. Bernard; qui vient d'obtenir son bachot, rencontre un ange á qui il demande : « Enseigne-moi, guide-moi (...) » L'ange l'emmene á une reunion politique d'un groupement nationaliste ou deux orateurs ont déjá parlé. Á ce second orateur, un troisiěme succeda, qui remercia les deux autres d'avoir si bien trace ce qu'il appela la théorie de leur programme ; puis établit que ce programme ne comportait rien de moms que la regeneration de la France, grace á l'effort de chacun des membres de leur parti. Lm se disait homme d'action ; il affirmait que toute theone trouve dans la pratique sa fin et sa preuve, et que tout 5 bon Francais se devait d'etre combattant. - Mais hélas ! ajoutait-il, que de forces isolées, perdues 1 Quelle ne serait pas la grandeur de notre pays, le rayonnement des oeuvres, la mise en valeur de chacun, si ces forces étaient ordonnées, si ces oeuvres célébraient la regie, si chacun s'enregimentait1 ! ■ Et tandis qu'il continuait, des jeunes gens commencěrent á circuler dans l'assistance, distribuant io des bulletins ďadhésion sur lesquels il ne restait qu'a apposer sa signature. - Tu voulais t'offnr, dit alors l'ange. Qu'attends-tu ? 1. Regie, enrégimentait : mots rypiques du vocabulaire de la droite politique. LA UTTÉRATURE DE L'ENTRE-DEUX-GUERRES Bernard prit une de ces feuilles qu'on lui tendait, dont le texte commengait par ces mots : «]e m'engage solennellement á... » II lut, puis regarda l'ange et vit que celui-ci sounait; puis il regarda l'assemblee, et reconnut parmí les jeunes gens le nouveau bachelier de tantót qui, dans l'eglise de is la Sorbonně, brúlait un cierge en reconnaissance de son succěs; et soudam, un peu plus loin, il apergut son frěre ainé, qu'il n'avait pas revu depuis qu'il avait quitte la maison paternelle. Bernard ne l'aimait pas et jalousait un peu la consideration que semblait lui accorder leur pere. II froissa nerveusement le bulletin, - Tu trouves que je devrais signer ? 20 - Oui, certes, si tu doutes de toi, dit l'ange. - Je ne doute plus, dit Bernard, qui jeta loin de lui le papier. L'orateur cependant continuait. Quand Bernard recommenga de l'ecouter, l'autre enseignait un moyen certain de ne jamais se tromper, qui était de renoncer á jamais juger par soi-méme, mais bien de s'en remettre toujours aux jugements de ses supérieurs. 25 - Ces supérieurs, qui sont-ils ? demanda Bernard ; et soudaín une grande indignation s'empara de lui. - Si tu montais sur l'estrade, dit-il á l'ange, et si tu t'empoignars avec lui, tu le terrasserais sans doute... Mais l'ange, en souriant : 30 - C'est contre toi que je lutterai. Ce soir, veux-tu ?... - Oui, dit Bernard. Us sortirent.-lis gagněrent les grands boulevards. La foule qui s'y pressait paraissait umquement composée de gens riches ; chacun paraissait sůr de soi, indifferent aux autres, mais soucieux. - Est-ce 1'image du bonheur ? demanda Bernard, qui sentit son cceur plein de iarmes. 35 Puis l'ange mena Bernard dans de pauvres quartiers dont Bernard ne soupgonnait pas auparavant la misěre. Le soir tombait. lis errěrent longtemps entre de hautes maisons sordides qu'habitaient la maladie, la prostitution, la honte, le crime et la faim. C'est alors seulement que Bernard prit la mam de l'ange, et l'ange se détournait de lui pour pleurer. Bernard ne dina pas ce soir-la ; et quand il rentra á la pension, il ne chercha pas á rejoindre Sarah' 40 ainsi qu'il avait fait les autres soirs, mais monta tout droit á cette chambre qu'il occupait avec Boris2. Boris était déjá couché, mais ne dormait pas encore. II relisait, á la clarté d'une bougie, la lettre qu'il avait regue de Bronja le matin měme de ce jour, «Je crains, lui disait son amie, de ne jamais plus te revoir. J'ai pris froid á mon retour en Pologne. Je tousse ; et bien que le médecin me le cache, je sens que je ne peux plus vivre longtemps, » 45 En entendant approcher Bernard, Boris čacha la lettre sous son oreiller et souffla précipitamment sa bougie. Bernard s'avanga dans le noir. L'ange était entré dans la chambre avec lui mais, bien que la nuit ne fút pas trěs obscure, Boris ne voyait que Bernard. - Dors-tu ? demanda Bernard á voix basse. Et comme Boris ne répondait pas, Bernard en conclut so qu'il dormait. - 'Alors, maintenant, á nous deux, dit Bernard á l'ange. Et toute cette nuit, jusqu'au petit matin, ils luttěrent. André Gide, Les Faux-Monnayeurs (1926), éd. Gallimard. 1. Bernard est surveillant ä la pension Vedel-A:ais; il est l'amant de Sarah, une des filles du pasteur Vedel. 2. Le petit Boris est pensionnaire diez les Yedel-Azai's, il est l'ami d'une fille de son äge, Bronja, qui est tres malade.