46 Malraux face aux jeunes peut rien savoir tant que ca ne lui est pas arrive. Pour ceux qui se sont trouves dans la plus epou-vantable situation — c'est-ä-dire etre amenes ä trahir sous la torture —, je pense que ce que nous devons penser d'eux avant tout c'est: evidemment ils trahissaient, evidemment ils ont fait tuer certains de leurs camarades, mais pendant qu'on les torturait il y avait bien quarante-huit millions de Francais qui etaient en train de prendre des verres de rouge et de fumer des cigarettes. Alors, apres tout, tenons compte d'abord du malheur. En tout cas vous connaissez la phrase : que celui qui est sans peches... thierry besnard bernadac, dix-huit ans et demi, classe de terminale, de Bois-Colombes — L'art peut-il ou doit-il etre en dehors des preoccupations politiques, ou bien l'artiste gagne-t-il ä etre engage ? Et dans ce cas que lui apporte com-munisme ou fascisme ? a. m. — Ca depend absolument de l'artiste. On a pose generalement la question comme vous venez de le faire, et je crois quelle ne se pose pas comme ca. Je veux dire — la question est tres raisonna-blement posee —, eile ne se pose pas pour l'artiste de cette facon-lä. Je tiens ä mettre le moins possible de noms mais, pour etre tout ä fait clair, je suis sür que le communisme a ete tout ä fait positif pour Aragon. Je suis sür qu'il a ete posi-tif pour Cholokhov. Mais il ne lest pas en soi. Entretiens 47 Alors que, jusqu'ici, le fascisme n'a été positif pour personne. La il y a un phénoměne extrémement singulier, c'est que, si nous voyons — il s'agit de totalitarismes — 1'élément humanisté du communisme mobiliser un certain nombre decrivains et faire partie incontestablement de leur talent ou de leur génie, nous ne voyons rien de semblable dans le fascisme, sauf ä quelques exceptions au cinema. Et encore, ce sont des films faits par des fascistes, ce ne sont pas des films fascistes. Je suis en train de penser essentiellement aux films sur le sport qui avaient été de trěs grandes réussites allemandes. Mais ce n etait pas des films sur le fascisme. Done, la réponse est : l'artiste ne sait pas toujours quelles sont les nourritures dont il a véritablement besoin. Et quand la nourriture est passionnelle, il a toujours tendance ä croire que c'est autre chose et le legitime raisonnablement. Ce n'est pas la raison qui fait le génie, c'est la passion. sylviane boissard, dix-huit ans et demi, étu-diante en médecine, de Monthey en Suisse — Monsieur Malraux, dans vos livres vous n'attribuez pas de roles ä la femme, ou alors des róles restreints. Considérez-vous que la femme soit placée dans des conditions qui ne lui permettent pas de faire valoir toutes ses qualités, ou bien pensez-vous que dune fagon generale eile soit infé-rieure ä l'homme sur le plan de taction aussi bien Interieure qu'exterieure ? LI '7 " 48 Malraux face aux jeunes Entretiens 49 A. M. — La aussi il y a deux questions — c'est pourquoi je prends note. Dans mes livres cela n'a absolument aucune importance, ca s'est trouve comme ca. Et je crois que la cle est relativement simple : mes livres se passent ä peu pres tous dans le combat. Or, on n'y frequente que les gens qui combattent avec vous. Il n'y a pas une grande difference avec les femmes. Je veux dire : il y a des femmes dans La Condition humaine mais, sauf un episode, elles n'ont pas un role particulier ; ce sont des militantes. Et alors lä je defendrais mon point de vue, parce qua partir du moment oü, comme pour Hemingway dans Pour qui sonne le glas, on introduit une histoire d'amour dans un combat revolutionnaire, on se fiche du monde ! Si vous etes dans une histoire d'amour, vous n etes pas dans un combat revolutionnaire. Vous savez quand Robespierre rencontre Danton dans le couloir de la Convention et qu'il lui dit : « Tu trahis, Robespierre », et l'autre lui repond : « Imbecile, on ne trahit pas quand on fait l'amour. » Tres bien pense... Done, c'est en quelque sorte un hasard et 9a n'a pas d'importance. Ce qui a de l'impor-tance, c'est la deuxieme partie de votre question : « Est-ce que vous pensez la femme inferieure ? » Lä-dessus, de nouveau plusieurs remarques. Ii y a d'abord un aspect que j'appellerais politique, parce qu'il Fest, oü je trouve que toute l'argu-mentation antifeministe est simplement irrece-vable. Autrement dit, les femmes doivent etre egales en droit. Cela me parait tout simplement irrefutable parce que si Ton decide que les droits doivent etre donnes aux gens qui ont le plus de droits, alors il n'y a plus de democratic Ä suppo-ser que les femmes soient inferieures, si on leur retire le droit de vote, il faudrait le retirer aussi ä tous les hommes qui ne sont pas nes de chez Renan1. Tout ca n'a aueun sens, c'est absolument ridicule. Sur le fond, voici ce que je pense : les hommes sont dans une bonne civilisation pour les hommes parce que c'est eux qui l'ont faite. Et les femmes sont dans une roauvaise civilisation pour les femmes parce que ce ne sont pas elles qui l'ont faite du tout, elles l'ont subie. Vous etes probablement la premiere generation qui arrive ä sen delivrer. Et je pense que d'ici trois ou quatre generations, ce qui est tres peu ä l'echelle du monde, nous allons avoir non pas une nouvelle civilisation plus ou moins feminisee — ca je ne le crois pas du tout — mais la civilisation moderne dans laquelle la femme, ayant pris de plus en plus de droits et d'existence, se trouvera avoir atteint une egalite ä laquelle eile donnera des formes. Je veux dire que d'abord vous votez, puis vous avez une plus grande liberie, puis cette liberie vous est aussi reconnue par les autres, et enfin devant tel 1. Allusion ä Ernest Renan (1823-1892). Dans ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse (1883), au chapitre II, « Priere sur l'Acro-pole », il ecrit : « Je suis ne, deesse aux yeux bleus, [...] chez les Cimmeriens bons et vertueux... » Ce morceau d'anthologie connut un tel succes qu'il fut edite ä part. Tojt lyceen contemporain de Malraux connaissait ce texte. 50 Malmux face aux jeunes Entretiens 51 on tel grand probléme qui concerne les femmes on se met á prendre leur point de vue et leurs decisions au sérieux. Done, premier point, il n'y a pas de civilisation mixte, ce n'est pas vrai; les civilisations dans lesquelles vous vivez sont des civilisations masculines. Second point : la civilisation masculine me parait en ce moment excessive ment atteinte. Troisiěme point . je ne pense pas que nous allons aboutir á une civilisation feminine, mais je suis persuade que nous assisterons á une penetration de la civilisation masculine par les femmes, avec de telles differences que d'ici cent ans il y aura autant decart avec ce que vous vivrez qu'il peut y en avoir entre aujourd'hui et 1800. Et vous savez, quand vous prenez la jour-née d'une femme de huit heures du matin jusqu a onze heures du soir en 1800 ou en 1967, ca fait de jolies differences ! la měme — Est-ce que vous pensez qu'une femme n'est pas capable de se battre á mort cornme un homme, par exemple ? a. m. — Elles ont toujours montré qu'elles étaient capables de se battre á mort! Ce sont de purs préjugés. En definitive pourquoi faisait-on que les femmes ne soient pas soldats ? Parce que Farmée était formée essentiellement de gens forts. Or, si je ne pense pas du tout que les femmes aient moins de valeur morale que les hommes, elles ont en revanche beaucoup moins de force physique. Ce n etait pas la peine de mettre les femmes dans les armees parce qu'elles se seraient fait tuer tout de suite. Mais a partir du moment ou il s'agit d'avoir des mitraillettes, vous avez aussi bien vu que moi comment 5a s'est passe en Israel. Et la Chine. Non, non : soyez mixienne. marie-christine jarry, dix-huit ans, etudiante en sciences politiques, de Sevres •— En classe de philosophie, quand on aborde le probleme de I'exis-tence de Dieu, on vous classe avec Kant dans la categorie des agnostiques. Je voudrais savoir si pour vous il en est de meme que pour Kant, e'est-a-dire que vous ne savez definitivement pas si Dieu existe, ou si vous cherchez une reponse. a. m. — La question se pose en termes tout a fait differents pour Kant et pour moi, parce que « Dieu » etait pour lui un terme accepte. Alors qu'avant tout une phenomenologie serieuse de la religion commencerait par poser le terme « Dieu » comme question. Kant a ete amene a ces reflexions par la reflexion elle-meme. Moi j'ai ete amene a la reflexion religieuse par le fait de vivre dans des parties du monde differentes. Si on avait demande a Kant: « Est-ce que par Dieu vous entendez crea-teur ? », il est evident qu'il aurait repondu : « Mais bien entendu. » Or, prenons garde que pour la moitie de la terre Dieu n'est pas createur. Pour le bouddhisme, Bouddha n'est pas createur du monde. Et meme pour l'lnde, Dieu sait ce qu'il