par le tocsin haletant des sirénes dusme. André Malraux, UEspoir (1937), éd. Gallimard. « Le chant sauvage de la pauvrete » drid : ne parvenant pas a vaincre la resistance des republicains, les fascistes bombardent la ville. Ramos essaie porter secours aux blesses. Les bouillonnements de fumee se precipiterent, et la lueur monta. Tout devint distinct, les bonnets de coton des blesses alignes et les chats. Et comme si elle eut accompagne la montee du feu, la profonde vibratiomdes moteurs emplit a nouveau le ciel noir, Ramos souhaitait si violemment la paix pour ces blesses qu'on evacuait, ambulance apres ambulance, qu'il voulait croire a une arrivee d'autos ; mais, l'incendie retombant un instant apres un bruit de poutres deglinguees, dans un silence plein d'etincelles, l'inexorable approche des moteurs, la-haut, .se deploy a; deux paquets de quatre bombes, huit eclatements suivis d'une tres sourde clameur, comme si la ville tout entiere se fut eveillee dans l'effroi. A cote de Ramos, un milicien paysan dont le pansement s'etait defait regardait son sang descendre tout le long de son bras nu et tomber goutte a goutte sur l'asphalte : dans cette sombre lumiere, la peau etait rouge, l'asphalte noir etait rouge, et le sang, brun clair comme du madere, 20 25 30 35 40 45 50 devenait en tombant d'un jaune lumineux, comme celui de la cigarette de Ramos. Celui-ci fit évacuer d'urgence le milicien. D'autres blesses, avec les bras des plátrés, glissěrent comme un ballet lugubre, noirs d'abord en silhouette, puis leurs pyjamas clairs de plus en plus rouges, au fur et á mesure qu'ils traversaient la place dans la sombre lueur de l'incendie. Tous ces blesses étaíent des soldats : ll n'y avait pas d'affolement, mais un ordre farouche, fait de lassitude, d'impuissance, de rage et de resolution. Deux bombes tomběrent encore, et la ligne des blesses allonges se tordit comme une vague. Le poste téléphonique était á cent metres, dans une rue que l'incendie n'eclairait pas : Ramos bouscula un corps, alluma sa torche : l'homme criait, bouche grande ouverie ; un des ambulanciers toucha sa main ; «11 est mort. - Non, il crie », dit Ramos. Á peine tous deux s'entendaient-ils, dans le chahut des bombes, des avions, des canons lointains et des sirěnes qui se perdaient. Mais l'homme était mort, la bouche ouverte comme s'il eůt crié ; et peut-étre avait-il crié... Ramos heurta encore des civiěres et des cris et une fulguration tira de la nuit tout un peuple courbé. II demanda par telephone des ambulances et des camions : beaucoup de blesses pouvaient ětre évacués par camions. (Oil ? se demandait-il, Les hópitaux étaient transformés en brasiers les uns aprěs les autres.) Guernico l'envoya á Cuatro-Caminos. C'etait un des quartiers les plus pauvres, spéciale-ment vise depuis le debut du siege. (Franco, disait-on, avait affirmé qu'il épargnerait le quartier elegant, Salamanca.) Ramos reprit l'auto. , Dans la lueur des incendies, dans la lumiěre cadavérique des bees élecitriques bleuis et des phjfřes, dans 1'Obscurité complete, reprenait en silence un exode séculaire. Nombre de paysans du Táge s'etaient réfugiés chez leurs parents, chaque famille avec son áne ; parmi les couvertures, les réveils, les cages á serins, les chats dans les bras, tous, sans savoir pourquoi, allaiěnt vers les quartiers plus riches - sans affolement, avec une longue habitude de la détresse. Les bombes tombaient par volées. On leur apprendrait á étre pauvres comme il convient de l'etre. Les phares bleuis éclairaient mal. En avant des maisons éventrées, Ramos passa devant une vingtaine de corps allonges, parallěles et confus, tous semblables devant les décombres. II arréta l'auto, siffla pour appeler une ambulance. Anarchistes, communistes, socialistes, republicains, comme l'inepuisable grondement de ces avions mélait bien ces sangs qui s'etaient crus adversaires, au fond fraternel de la mort... Les sirěnes filaient dans l'ombre, s'approchaient, se croisaient - se perdaient dans la nuit humide comme celles des bateaux en partance. L'une s'arreta, et son cri longuement immobile parmi ce chassé-croisé de hurlements monta comme celui d'un chien désespéré, Á travers l'odeur de brique chaude et de bois brůlé, sous les tourbillons d'etincelles qui dévalaient la rue comme des patrouilles folles, l'explosion exaspérée des bombes poursuivait les cloches -d'ambulances, les recouvrait de claquements enrages d'ou les inlassables cloches ressortaient comme de tunnels, parmi la meute des sirěnes folles. Depuis le debut du bombardement, des coqs chantaient. Sous l'eclatement sauvage d'une torpille, ils devinrent dements ; tous ensemble, nombreux comme ceux d'un village dans ce quartier miserable, frénétiques, exaspérés, ils commencěrent á hurler á la mort le chant sauvage de la pauvreté. André Malraux, L'Espoir (1937), éd. Gallimard.