IP ''TO -■da I 1 - sfyr 12 Au commencement était done Arimasa Mori qui m'avait appris la gravité et la profondeur de Vexperience d'appropriation du frangais. «Apprendre le frangais, me dis-je, e'est un projet de vie, le projet de toute une vie. » Je compris que toute ma vie ä venir était appelée ä s'y engager. Par ailleurs, Wolfgang, ä travers la presence lumineuse de Suzanne, était égale-ment lä pour me pousser vers une incursion lointaine et prolongée dans le territoire de la langue frangaise. Mais ces deux sources ďénergie, ou plutöt trois si j'accorde une importance toute particuliěre ä la place oceupée par Suzanne dans la production mozartienne, auraient-elles été süffisantes pour que ma vie ďadulte entiěre se déroulát dans l'immense sphere de la langue frangaise ? Je n'en suis pas sür. Car, finalement, un troisiěme (ou quatriěme) nom entra dans ma vie děs la premiere année de mes etudes universitäres pour ne plus me quitter : Jeanjacques Rousseau. i Lyceen, je ne savais rien de lui; 1'image que j'avais de Jean-Jacques n'allait guere au-dela de ^^^quelques poncifs directement issus de manuels scolaires. Mais lorsque, vers Page de dix-sept ou dix-huit ans, sous l'influence decisive d'Arimasa Mori et dans le contexte de la revelation mozartienne, ma decision fut prise d'essayer d'entrer dans l'univers du frangais, je ressentais vague-ment la necessite de commencer par Rousseau qui m'etait apparu comme le penseur par excellence de la modernite. Je n'etais pas insensible a la presence diffuse de tout un discours social de gauche sur Pauteur du Contrat social. Rousseau, le pere de la democratic moderne; Rousseau, le precurseur de la Revolution frangaise; Rousseau, le premier ecrivain moderne, etc. Puis, il faut dire qu'« etre moderne » avait une valeur absolue pour moi, moi qui savais que mon pere avait souffert d'un regime militaire d'un totalita-risme barbare et sanguinaire, subissant jusqu'a la torture physique et mentale. Je voyais derriere le portrait du citoyen de Geneve Pombre a la fois fremissante et discrete de mon pere. Puis, de toute fagon, vu la place incommensurablement importante occupee par le Mozart des Noces de Figaro, le choix du xvine siecle n'etait pas nego-ciable. Mozart et Rousseau ont ete les deux heros de ma jeunesse et, pres de quarante ans plus tard, ils le demeurent. Je lus d'abord le Discours sur les sciences et les arts. Les grandes ceuvres de Rousseau etaient .'■hit 76 77 disponibles en japonais. Mais je ne pense pas avoir lu le Premier Discours en japonais. J'eus l'audace de plonger directement dans le texte de Rousseau. Je me battis avec les amples orne-ments du style oratoire et la complexite des structures grammaticales; parfois, le sommeil me gagnait quand j'etais en peine, mais je resis-tais. Je mis ainsi Iongtemps pour parvenir jusqu'ä la fin : je n'avais pas succombe ä la ten-tation de lire mon auteur dans la traduction. Je devorai ensuite le Discours sur Vorigine et lesfonde-ments de l'inegalüe qui faisait partie de la bibliographic d'un bon cours que j'avais suivi sur l'histoire des idees politiques et sociales. J'es-sayai aussi de percer l'epaisseur des six cents pages de VEmile, mais je n'atteignis pas la fin avant mon depart pour Montpellier. Je tentai par ailleurs de penetrer dans les ecrits intimes de Rousseau par la porte des quatre Lettres ä Malesherbes. Je lisais, je lisais, je lisais. Je lisais avec acharnement, mais la langue de Rousseau etait comme un gigantesque bloc de roches qui se dressait devant moi pour me barrer le chemin et que je n'arrivais pas ä briser ä coups de dictionnaires. Ou alors eile etait comme une femme inaccessible; je la desirais, eile me repoussait, eile fuyait, eile se derobait sans cesse, alors que je cherchais desesperement ä la retenir. Quelquefois, je ne la voyais meine pas. Elle etait comme enfoncee dans une brume epaisse. Se couvrait-elle d'un voile opaque qui m'empechait de la voir dans la clarte du jour ? Ou un ecran mysterieux etait-il descendu pour s'interposer entre elle et moi, un ecran noir qui m'obscur-cissait la vue ? Cependant, malgre les difficultes, la lecture des textes que je viens de citer laissa chez moi des traces indelebiles. Je fus ebloui d'emblee par certaines pages du Discours sur les sciences et les arts, ou je retrouvais la thematique qui m'etait devenue chere a travers mon experience mozartienne. Ou serait-il plus juste de dire que Rousseau nommait ce qui restait innomme et innommable dans ma perception de la musique mozartienne ? J'avais, en tout cas, le sentiment que Rousseau parvenait a donner les mots ade-quats, une expression verbale appropriee a mon ecoute du musicien genial, a toute 1'emotion que suscitait en moi la dynamique musicale des Noces de Figaro. Ce fut comme un miracle. J'ai sous les yeux quelques vieux classeurs qui contiennent plusieurs centaines de Aches de citations que je me confectionnais a cette epoque-la au gre de mes lectures quotidiennes, lentes et laborieuses. En lisant Rousseau, je rele-vais des phrases, des paragraphes, des passages, parfois meme des pages entieres qui avaient retenu mon attention d'une facon ou d'une autre, pour me les transcrire; c'etait une facon de me les approprier, de les mettre en reserve, avec l'espoir de les introduire plus tard dans un memoire que je devais remettre a mon direc-; 78 79