«Nous devrons réfléchir sérieusement aux loisirs» : Daniel Susskind, l'économiste qui prédit un monde sans travail Sofiane Zaizoune Publié le 09/02/2023 à 06:00 , mis à jour le 13/02/2023 à 12:25 Pour l'économiste Daniel Susskind, auteur d'Un monde sans travail, il est urgent de préparer l'avenir, où l'on jouira de davantage de temps libre. Les avancées technologiques nous libèrent toujours plus de tâches et de métiers. Ça n'est pas forcément une bonne nouvelle, alerte l'économiste Daniel Susskind. «Comment gagner sa vie autrement ? Et lui donner un (autre) sens ?», interroge l'auteur qui appelle à préparer urgemment ce monde qui vient. Réveillée par la réforme des retraites, la perspective, angoissante pour beaucoup, de devoir travailler plus longtemps pose à nouveau la question. À quoi ressemblerait une vie libérée du labeur ? Ou, formulée autrement, «que feront les gens s'ils ne sont pas obligés de travailler pour gagner leur vie ?», s'interroge l'économiste Daniel Susskind, professeur à Oxford et au King's College, dans son passionnant essai Un monde sans travail (éd. Flammarion). «Feront», et non pas «feraient» car – il le démontre — à force d'avancées technologiques, le travail va se raréfier. Remplacés dans toujours plus de tâches et de métiers, les actifs vont se retrouver poussés vers la sortie. Začátek formuláře Konec formuláře Reste à savoir de quoi ils vivront, pendant que d'autres verront leur fortune croître grâce aux machines. C'est bien le nœud du problème. D'après Daniel Susskind, ces richesses à venir, accrues, seront concentrées entre les mains de quelques privilégiés. Lui prône un État fort, capable de redistribuer ces richesses via un revenu de base conditionnel - et non pas universel - qui permettrait donc à chacun d'être rémunéré pour son engagement au service de la société. «La menace technologique est réelle, écrit-il : le lien entre travail et revenu risque de rompre. Mais le travail n'est pas seulement une question économique, un job ne se réduit pas à un salaire. II y va du sens de la vie, de son but et de l'épanouissement de chacun.» La peur du vide Des journées à combler, un cap à définir et un sens à construire soi-même. Face à ce qui pourrait sembler un paradis, nous voilà soudain pris de vertige, incapables de nous projeter dans le vide. «Nous avons été entraînés pendant trop longtemps à faire effort et non à jouir», écrivait l'économiste John Maynard Keynes, que cite Daniel Susskind. La faute aux évolutions de l'entreprise, devenue au mieux paradoxale, au pire, un monde absurde. Le management moderne a à la fois rationalisé le travail à coups de process et de bullshit jobs et imposé une injonction à la joie, voire au bonheur. Outre leurs compétences, les salariés sont aujourd'hui priés de mobiliser leurs émotions, leur personnalité et leur intimité. En clair, de donner cent fois plus pour recevoir moins – moins de reconnaissance, de lien social ou communautaire, moins de frontières protégeant la vie personnelle... Mais au nom de quoi ? En quête du sens perdu De notre besoin intrinsèque de travailler, répondent de grands esprits des derniers siècles, jusqu'à Sigmund Freud. Le labeur permet de réguler nos pulsions, de nous épanouir ou de nous transcender, affirment-ils. Mieux : il nous protège de la perdition, à en croire la psychologue sociale autrichienne Marie Jahoda, auteure d'une longue enquête sur des villageois mis au chômage par la fermeture d'une usine dans les années 1930. Résultat ? «Une apathie accrue, une perte de sens de la vie et une malveillance croissante les uns vis-à-vis des autres», rapporte Daniel Susskind. Sans emploi, les habitants errent, marchent lentement, s'arrêtent, désorientés. On croirait lire le synopsis d'un film apocalyptique. «Pour Marie Jahoda, le travail était une structure, une direction dans la vie.» Sauf que la boussole n'indique plus le Nord, encore moins depuis la pandémie, occasion d'une prise de recul inédite, mais inachevée. Les questions émergent - sur le sens du travail, la qualité de vie, la quête de sens - sans trouver de réponses profondes, durables. Comme s'il nous fallait encore dissiper le brouillard. «Et si le travail était notre nouvel opium ?, s'interroge même Daniel Susskind. Comme la drogue, il donne à certaines personnes une impression de plénitude et de plaisir. En même temps, il intoxique et désoriente, et nous divertit en nous évitant de chercher du sens ailleurs.» Nouvelles valeurs Mais où ? Partisan de ce fameux revenu de base conditionnel, Daniel Susskind défend une nouvelle donne collective, plus seulement nourrie du travail mais aussi d'autres activités, utiles à tous, que l'État encouragerait et pour lesquelles il nous rétribuerait. Reste à définir lesquelles. «Des sociétés différentes seront amenées à des conclusions différentes. Mais toutes seront obligées d'expliciter ce qu'elles jugent de valeur ou sans valeur», souligne-t-il. Les unes encourageront peut-être la pratique des arts, comme les Grecs anciens, l'engagement politique, le bénévolat ou la création d'associations. D'autres encore, espère Susskind, revaloriseront les activités et métiers du soin et de l'éducation - parents au foyer, proches aidants, infirmières, enseignants… - si précieux et pourtant peu, ou pas, rémunérés. Comme si la toute-puissante logique de marché était trop étroite pour reconnaître leur valeur. Un monde sans travail, s'il ne promet pas l'Eden, aura au moins le mérite, à en croire Susskind, d'arrêter ce système à bout de souffle. Pour, peut-être, en imaginer un autre, plus vertueux.