Ni « flirt », ni coup de cœur, ni fantasme : qu’est-ce que le « crush » ? Publié le 08/03/2024 à 18h00 « Crush ». L'anglicisme, apparu en France il y a une dizaine d'années pour désigner un sentiment d'attirance propre aux adolescents et aux jeunes adultes, a désormais gagné le langage commun, jusqu'à faire son entrée dans Le Robert, en 2023. Mais de quoi ce nouveau mot de la grammaire amoureuse est-il le nom ? Christine Détrez, écrivaine, chercheuse en sociologie au Centre Max Weber et maître de conférences à l'École normale supérieure de Lyon, y répond dans Crush – Fragments du nouveau discours amoureux (Flammarion). Cinquante ans après Roland Barthes et son livre référence, la chercheuse enquête sur ce nouveau script des relations sentimentales. À la fois rêverie légère et obsession, conversation inépuisable et heures à scruter les réseaux sociaux… Son enquête nous offre une plongée, sans pareille, dans le monde de la jeune génération et son rapport à l'amour. Le Point : Qu'est-ce qui vous a poussée à enquêter sur le « crush » ? Christine Détrez : Tout est parti de l'étonnement et du rire, contenu, de mes étudiants. Je les faisais travailler sur l'amour et l'amitié quand je suis tombée sur ce mot dans la copie de l'une d'eux. Je leur ai demandé : « Mais vous, vous connaissez ? Vous savez ce que ça veut dire ? » La réponse était unanime. Alors, le soir, j'ai posé la même question à ma fille, adolescente. Elle n'a pas pris les mêmes précautions et m'a répondu d'un air blasé : « Bien sûr, tout le monde connaît. » J'ai compris que je n'étais définitivement plus de cette génération ! Et cette ignorance était déjà un indice qu'il y avait matière à creuser… Est-ce qu'il s'agissait simplement d'une expression à la mode, synonyme d'une autre que j'aurais connue à mon époque, comme le « béguin » ? Ou est-ce qu'elle recouvrait des relations et des sentiments nouveaux ? J'ai décidé d'enquêter. Ce n'est pas parce que le « crush » apparaît comme un sujet léger, frivole, ou qu'il concerne les adolescents qu'il n'est pas un sujet sérieux ! Alors j'ai multiplié les entretiens et ils m'ont permis d'approcher les émotions mais aussi les attentes et les peurs de la jeunesse d'aujourd'hui. L’objet du “crush” est moins d’aboutir sur une histoire que de renforcer des liens d’amitié. Vous expliquez dans votre essai que le « crush » n'est ni le « flirt », ni le coup de cœur, ni le fantasme… Alors, de quoi s'agit-il ? Sa définition peut varier sensiblement d'un individu à un autre, mais on peut le résumer comme une attirance qui n'a pas vocation à se concrétiser. Car on peut ne jamais adresser la parole à son « crush » et l'on n'attend, d'ailleurs, rien de lui ! Pour cause, il repose essentiellement sur le secret. Ce sentiment est donc, souvent, unilatéral et peut durer ainsi des mois et des mois. Ce secret n'en est pas moins partagé, particulièrement entre filles. Au point de devenir un sujet de conversation inépuisable. De fait, ce sont ces confidences qui dotent le « crush » d'une existence concrète et il n'existe même que parce que l'on met, collectivement, un mot dessus. L'objet du « crush » est donc moins d'aboutir sur une histoire que de renforcer des liens d'amitié. À travers des conversations fondées sur la confiance et le partage des codes (on donne généralement un surnom au « crush »). « Je parlais bien, moi aussi, de tel ou tel garçon de terminale avec mes amies ! » me direz-vous… La différence est qu'auparavant cela s'interrompait une fois rentré chez soi. Or, le « crush », qui prend aussi tout son ancrage dans les réseaux sociaux, ne s'arrête jamais. C'est, d'ailleurs, parce que les réseaux sociaux sont l'une des différences majeures de cette génération avec les précédentes que le « crush » est aussi différent de ce que ses parents ont pu connaître… C'est-à-dire ? Les réseaux sociaux peuvent non seulement doubler les interactions réelles avec le « crush » mais viennent aussi s'y substituer. Les entretiens que j'ai menés abondent en exemples d'heures passées à « stalker » (guetter, épier), ou à se mettre en « mode enquête », comme le qualifie l'une des adolescentes que j'ai interrogées. Il ne s'agit plus de consulter l'emploi du temps de la personne qui nous a tapé dans l'œil, comme on pouvait le faire dans le passé. Mais, parce que le Web délivre une vertigineuse possibilité de naviguer à la recherche du moindre renseignement, les adolescents d'aujourd'hui peuvent passer des heures en quête de ressources informationnelles sur leur « crush ». La plupart n'en font rien, d'autres s'en servent dans le cas où il y a interaction, pour faire croire à des goûts similaires et plaire au « crush ». Cette « enquête », fouillée, s'étend donc sur un temps beaucoup plus étendu que la simple consultation des heures et salles de cours pour espérer le croiser… Au point d'envahir, parfois, l'espace mental et temporel des adolescents. Quel effet cela a-t-il sur eux ? On peut parler d'une addiction au « crush ». Certains décrivent un rapport obsessionnel à ce dernier, d'autres ne le voient plus que comme « la seule raison de se lever ». D'autres, encore, se désolent de la quantité de temps et d'énergie qu'il mobilise. Quand ils ne se « perdent » pas dans ce « crush » : à se fondre dans les goûts de l'autre, certains adolescents me racontent ne plus bien savoir ce qu'ils aiment ni qui ils sont… Mais, nous l'avons vu, le « crush » est surtout une affaire de pratiques. Dès lors, il suffit, dans la plupart des cas, de ne plus l'alimenter (par les discussions entre amis, les « enquêtes » sur les réseaux sociaux) pour qu'il s'éteigne ou, comme me l'ont dit plusieurs adolescents, « retombe comme un soufflé ». Qu'est-ce que le « crush » raconte d'eux et de leur rapport à l'amour ? Encore une fois, cela varie sensiblement selon l'âge et les individus. Mais on peut dire que cette génération n'est ni désillusionnée ni ne se détourne de l'amour ! De fait, ce qui ressort des entretiens que j'ai menés est, avant tout, la dimension fantasmée des relations, qui raconte en filigrane une quête de romantisme, que les jeunes ne trouvent ni dans le scénario de la mise en couple ni dans les relations purement sexuelles. L'un des adolescents que j'ai interrogés m'expliquait, ainsi, que le « crush », comme une ouverture des possibles, pouvait évoquer le début d'une « comédie romantique ». Mais aussi qu'il était moins « banal » qu'une relation de couple (« resto, et après on rentre et on dort »), tout en le ramenant – ce sont ses termes – à des « valeurs plus nobles » (« c'est pas juste coucher avec la fille »). On peut voir cette appréciation comme un symbole du « dating burn-out », qui est parfaitement décrit par les adolescents et jeunes adultes que j'ai interrogés. Lassés des applications de rencontres – qu'ils jugent être des « trucs » de trentenaires ou quarantenaires –, ils défendent une forme de réenchantement romantique contre la « marchandisation » qu'elles induiraient. Même si l'on peut aussi se demander si le « crush » n'est pas lui-même un symbole de cette « marchandisation » qui voudrait que l'on puisse, toujours, en avoir un « sous le coude » et qu'il soit interchangeable… « Le “crush” permet d'avoir plein de filles différentes, de vivre plein de mini-aventures », me disait ainsi ce même adolescent. Il n'en est pas moins platonique… Est-il aussi symptomatique du désintérêt des jeunes d'aujourd'hui pour le sexe, que rapportent les études ? Il l'est sans doute. Si je ne peux le documenter statistiquement, les propos que j'ai recueillis vont bien dans ce sens-là. Bien sûr, il arrive que le « crush » soit le prélude à une relation classique ou une ouverture à la sexualité – en particulier chez les jeunes adultes –, mais ce n'est pas, dans la majorité des situations, le but poursuivi. De fait – on le voit à travers les podcasts et autres livres à succès –, inventer de nouveaux types de relations touche de près aux préoccupations de la nouvelle génération, qui s'inscrit en contradiction avec les pressions d'une société que l'on peut considérer comme hyper-sexualisée. Où le « crush » avait toutes les chances de se développer… Au fond, cette génération ne dit-elle pas « crusher » pour ne pas avoir à dire « aimer » ? Il y a de cela ! Si je pense que le « crush » participe à lui seul à l'apprentissage de la sentimentalité, il est aussi une mise à distance, un mot derrière lequel on se cache, comme pour atténuer les risques de la déception amoureuse. Particulièrement chez les jeunes garçons, dont certains admettent qu'ils préfèrent dire « c'est juste un crush » plutôt que « je suis amoureux » ; l'un d'eux me confiait, par exemple, choisir ce terme parce qu'il le « protégeait », dans le cas où il envisagerait de concrétiser et que cela ne fonctionnait pas. Mais le « crush » témoigne moins de la peur d'exposer ses sentiments que d'une génération en quête de rêveries, de romantisme, voire de réenchantement des relations amoureuses. Pour preuve, de jeunes adultes qui ont grandi avec le « crush » m'ont confié – même inscrits dans des relations – cultiver encore certains de ces « amours » imaginaires.