Studijní text Tento studijní text je elektronickou kopií výňatku z textu a je určen pouze pro studenty Filozofické fakulty Masarykovy univerzity. Je určen výlučně k použití ve vyučování pro ilustrační účel nebo pro vědecké účely, jak je stanoveno v autorském zákoně (Zákon č. 121/2000 Sb., o právu autorském, o právech souvisejících s právem autorským a o změně některých zákonů, ve znění pozdějších předpisů). Studenti mohou text použít jen pro studijní účely. Je zakázáno text či jeho část jakkoliv dále šířit, kopírovat nebo používat na jiné účely, než je uvedeno výše. - -------- LA FEMME EN MORCEAlJX (conte) Une nuit a Bagdad. Au fond, tout au fond du cours large, Jegerement en pente du fleuve, un endroit entre la ville et le palais. La, au fond de ce fleuve, le Tigre, dart un corps de jeune femme. Un corps coupe en morceaux. Les morceaux soigneusement enveloppes d'un voile. D'un voile blanc de citadine. Un voile de Jin a peine entache. A peine ensanglante. Le voile est plie dans un tapis. Un tapis du Kurdistan. Un tapis de soie et de fils d'or. Un tapis precieux. Le tapis, ademi mule, est mis al'abri dans une couffe. Une large couffe faite de feuilles de palmier. Feuilles recemment coupees. Coupees cet automne meme. La saison d'hiver n'est pas encore commencee. La couffe de feuilles de palmier est cousue soigneusement de fil de Jaine. 163 Studijní text je určen pouze pro použití ve výuce pro ilustrační nebo vědecké účely. De laine rouge de bonne qualite. Cousue vigoureusement. La couffe, enfin, est conservee al'interieur d'une caisse de bois d'olivier. Une caisse scellee. Une caisse lourde a la serrure ouvragee. Achetee chez le meilleur artisan des souks de la ville. La caisse git au fond du Tigre. Au fond de son lit. Le courant l'a poussee insensiblement de quelques metres. Peut-etre davantage, entre la ville en bas et le palais du calife surplombant le passage ou la pente est la plus forte. Peut-etre la caisse a+elle ete entrainee, malgre son poids, la ou le Tigre entre dans la ville... Dans la caisse, dans la couffe de feuilles de palmier, a l'interieur du tapis roule, enveloppe du voile de Jin blanc, le corps de l'inconnue dort. Le corps de la femme coupee en morceaux. A Bagdad, un autre drame couve simultanement, murit, risque, a tout moment, d'eclater en catastrophe. Un drame plus important que ce fait divers de la femme coupee en morceaux. II conceme l'amitie fervente, changeante, cruelle, douce, trouble, que le Commandeur des Croyants - "sur Lui soit le 164 Salut et la Misericorde !" - porte ason premier vizir. Le calife, c'est Haroun el Rachid, et son ministre - ami d'enfance compagnon de ses jours et de ses nuits: conseiller de sa politique et de ses loisirs - est le juste, le beau, le bien-aime Djaffar le Barmekide. Une nuit d'entre les nuits le calife son ami Djaffar et Massrou; le porte~ glaive vont errer, deguises comme ils aiment le faire, dans Jes rues de Bagdad. !ls rencontrent un pecheur qui, revenant du fleuve avec son filet vide declame son malheur pour se consoler: Jui que cinq ou six enfants, avec leur mere, attendent pour pouvoir manger ! Le chant qu'il improvise est pathetique. Emu, Haroun el Rachid offre au pecheur cent dinars (une fortune) pour tout ce qu'il retirera sur-le-champ d~s eaux, qu'il lance done anouveau son filet dans le Tigre ! "Invoque mon nom, ajoute le calife deguise, il te portera chance!" Le pecheur obeit acelui qu'il prend pour un joyeux et riche noctambule. Son filet ramene peniblement une caisse en bois d'olivier : si lourde et fermee ! II la donne au calife. Le pecheur s'en va, tout heureux, apaise, avec ses cent ecus. 165 Studijní text je určen pouze pro použití ve výuce pro ilustrační nebo vědecké účely. La caisse scellee est transportee par le vigoureux Massrour jusqu'au palais. Sous !es flambeaux, Djaffar et Massrour brisent la serrure. Trouvent la couffe. Coupent le fil de laine rouge. Deplient le tapis precieux. Entrouvrent le voile de lin blanc apeine tache. Decouvrent le corps de la femme. De la jeune femme en morceaux. L'inconnue qu'ils contemplent est, nous precise le recit de la sultane mythique, "blanche comme le vierge argent" ! A ce spectacle, devant cette beaute morte, massacree et morte, le calife eclate en pleurs ; le calife au cceur sen- sible. Il pleure longtemps. Puis, comme souvent chez lui, la douleur profonde se mue en soudaine fureur. En fureur redoutable contre l'ami ! - Ainsi, sous mon regne, de tels assassinats se commettent ! Ainsi de tels crimes restent impunis et les victimes sont noyees, sans que quiconque le sache ! Et ce sang verse retombera sur moi au jour du Jugement dernier !. .. O Djaffar, je jure que si tu ne me retrouves pas le coupable, je te ferai pendre toi, asa place, ala porte de ce palais - et il ajouta, mu par on ne sait quel 166 ressentiment entretenu -, toi et quarante panni tes cousins, !es Barmekides ! Djaffar a pali. Il s'agenouille : - Accorde-moi, 6 maitre, un de!ai de trois jours ! Le calife accorde le delai ; mais le vizir passe ces trois jours dans sa maison a mediter sur sa fin prochaine... Tandis que, devant le palais, !es charpentiers, le troisieme jour, commencent a clouer le bois pour !es hautes potences a dresser, il est temps (c'est Atyka, aujourd'hui, dans une autre ville arabe, qui imagine tout en marchant dans la rue), oui, il est temps de revenir ala jeune femme ; al'inconnue vivante ; vivante et heureuse. Alger, 1994. Atyka, pr()fesseurdefran<;ais: une langue qu'elle a choisie, qu'elle a plaisir d 'enseigner. Pas comme autrefois son pere et sa mere qui, alecole coloniale, n'ontpu faire des etudes qu'en fran<;ais, alors que le premier parfait berbere, et la seconde arabe... Atyka, nee l'annee meme de l'independance, choisit, avingt ans, defaire sa licence enfran<;ais. - Cela me surprend, lui dit lepere. Toi qui es siforte en arabe, je te voyais 167 Studijní text je určen pouze pro použití ve výuce pro ilustrační nebo vědecké účely. en linguistique arabe, en exegese islamique, en specialiste de droit musulman, que sais~fe ? - Laisse-la, lui dit la mere. Tu vois bien qu'elle nous entend ala maison rire ou nous quereller en quoi. .. en franfais I C'est nous deux qu'elle aime dans cette langue I Et Atyka, qui sait le gout de sa mere pour !es histoires, pour la litterature, de repondre: - ]e serai professeur de franfais : mais vous verrez, avec des eleves vraiment bilingues, lefranfais me servira pour all.eret venir, dans taus les espaces, autant que dans plusieurs langues I Atyka, ce matin de soleil, se hate vers le lycee et songe asa classe de seconde, sapreferee. Elle amorce une experience: commencerdes variations avecplusieurs des premieres nuits du recit de Sheherazade... Puisqu'elle a la chance d'avoir cette meme classe, cinq jours de suite, son pari est de longer, en fibre inspiration, le recit qui frange au mains une dizaine de nuits de la sultane I Atyka descend apied, liigere, des hauteurs de sa banlieue proche : sous ses pieds, a!'horizon, la mer immuable. Elle reve, elle commence le prochain 168 dialogue avec ses eleves : el!e est entierement en pensee dans Bagdad, pres du Tigre, au temps d'Haroun el Rachid et de son vizir, Djaffar le Barmekide. Quelques semaines avant cette equipee nocturne du calife et de ses deux compagnons, aBagdad. Un couple heureux. Ils sont jeunes, tous !es deux. Le mari est amoureux. De condition aisee, tout comme son beau-pere, un bourgeois honorable. La jeune epousee ("elle restera betas sansprenom, se dit Atyka, commentprenommer un personnage qui se presente d'abord en morceaux ?".. .)est mariee depuis six ans, peut-etre sept. Elle a accouche trois fois, et troL5 fois d'enfants males, des bebes vigoureux qu'il a fallu allaiter, nourrir. .. Trois accouchements peu espaces. Alors que le troisieme·• enfant a six mois apeine, la jeune mere, agee de vingt et un ans, tombe malade. Une langueur matinale, d'abord ; son pere, qui n'a eu que cette fille, vient lui rendre visite chaque apres-midi. Devant ses joues palies, sa beaute jusque-Ja rayonnante est comme filtree par une soudaine transparence qu'il pen;:oit, dont il s'inquiete ; le vieil homme conseille a sa fille de demander une 169 Studijní text je určen pouze pro použití ve výuce pro ilustrační nebo vědecké účely. seconde servante. II l'aurait deja, de lui-meme, payee, s'il ne craignait d'offenser son gendre. Il sait ce dernier nullement parcimonieux ; il ne doute pas de son amour conjugal. La jeune femme affaiblie, se sentant chaque matin envahie de lassitudes soudaines, par moments en proie ades envies mal definies, craint une nouvelle grossesse. Une quatrieme ! Elle ne peut en parler a son pere. Elle n'a ni mere, qu'elle a perdue enfant, ni tante, ni sceur plus agee... Ah, s'il lui etait possible d'eviter un autre alourdissement, une autre charge, un quatrieme bebe qui arriverait ! Videe a nouveau de ses forces, a qui se confier, a qui avouer cette fatigue de vivre, surtout cette charge de donner vie ? Et comment vivre, c'est-a-dire aimer, sans donner vie ? Est-ce mal de ne plus vouloir ainsi s'encombrer, helas enfanter des males OU non, mais chairs devoranteS, allaitantes, exigeantes, ah comment. .. A quelle femme pouvoir ainsi parler ? La maisonnee est pleine ; la maisonnee est heureuse : trois gari;;ons, leur pere est absent matin et soir, leur grandpere vient l'apres-midi. Une servante veille sur eux, si jeune, une adolescente parlant idiome etranger. Pas de mere, pas d'amie, pas meme de vieille 170 femme: l'epoux, en accord sur ce point avec son beau-pere, se mefie de toutes et craint les entremetteuses. L'endolorissement, jour apres jour, augmente. Non, ce n'est pas d'une seconde servante qu'elle aurait besoin ! Chaque soir, l'epoux, gai, exuberant, l'enlace, la caresse, la sollicite. Elle aime dormir, la nuit entiere, dans ses bras. Et c'est Jui qui se !eve quand, al'autre bout de la chambre, un des enfants, clans son sommeil, a gemi... Indefinie, la fatigue pese sur la jeune mere. Pas seulement le matin, quand l'epoux est parti jusqu'a son commerce, a ses affaires. Elle soupire un soir ; certains jours, elle ne quitte pas sa couche. La nuit, entre les draps, sous la chandelle au parfum de citronnelle, celui qu'elle prefere, elle s'ecarte de l'epoux en silence. Une premiere fois. Une seconde fois. II en a le cceur refroidi. II ne dit rien:: N'insiste plus. Dans la joumee, quelquefois, au milieu de discussions d'hommes, ii se tait brusquement, devient soucieux. "Elle est malade, c'est vrai !" se dit-il sur le chemin du retour, pour s'exhorter a la patience, a la tendresse qui ne demande plus rien. La jeune femme a decide de ne pas avouer ce risque de grossesse nouvelle : qui allumerait la joie clans le visage 171 Studijní text je určen pouze pro použití ve výuce pro ilustrační nebo vědecké účely. aime, qui devient amertume pour elle. Certes, les gan;:ons sont adorables. L'aine, en particulier, cinq ans deja, turbulent, rieur, traine dehors avec les gamins de la ruelle. Elle devrait les garder tous les trois sous ses yeux, dans le jardin ferme. Mais cet enfant s'echappe. Sa mere se lasse d'admonester ; elle prefere le silence qui se creuse alentour. Un matin, une envie inopinee la tenaille, si bien qu'elle parle sans reflechir (elle a peut-etre obscurement renonce : un quatrieme enfant, elle !'aura, c'est le destin et le destin pourrait amener, cette fois, une fillette...). Elle s'est done entendue parle( haut, dans la lumiere diffuse de ce debut d'automne ; juste avant, !es arbres ont tant donne de fruits : - O Seigneur, c'est une pomme que je reve de croquer aujourd'hui ! Une pomme rouge ! Une pomme dure, mais fondante, mais juteuse a l'interieur, comme autrefois ! Son mari qui traversait le patio pour sortir s'arrete, revient sur ses pas, lui sourit plein d'un espoir soudain : - Je n'en ai pas vu au marche ces jours-ci, mais ton voeu sera exauce, mere de mes fils ! 172 Et, malgre le plein jour, en depit de la servante devant eux arretee, il se penche sur sa femme, l'embrasse sur !es levres avec fougue. Elle, interdite par son propre souhait autant que par cet elan de l'epoux affiche hors de leur chambre, rit, toute deconcertee. Il sort et ce rire en cascade l'accompagne dans la rue. Il decide d'aller fermer son echoppe, ou tout au moins de confier ses interets, quelques heures OU Un jour, a SOn associe. Cette envie de pomme rouge ainsi proferee (en embrassant sa femme, il a devine qu'elle a parle dans une spontaneite aussitot regrettee), il se sent excite, de corps et d'ame. Une chaleur en lui monte. Un souvenir s'est leve, l'habite par sa vivacite toute cette mati:· nee. Qu'y a+il de plus lancinant qu'un desir non consume, sinon le souvenir d'un autre desir ?... Une scene ressuscite, datant d'une annee et demie environ : sa femme a deja ete malade, plus gravement encore. Une fievre violente. Un premier medecin, un second, puis les deux ala fois ont ete consultes : l'epoux n'a pas regarde ala depense. Dix jours apres, elle s'est 173 Studijní text je určen pouze pro použití ve výuce pro ilustrační nebo vědecké účely. levee, s'est retablie rapidement. Un matin, rendu ardent apres ce temps d'abstinence - il se souvient -, ii a laisse pointer son desir d'elle : - ]e voudrais, cette nuit... - Moi aussi, s'est-elle exclamee, juvenile. Te retrouver en moi et que tu me transperces ! Elle se dit : "comme si une seconde fievre succedait a la premiere". Sur le seuil de leur chambre, elle a debite, levres contre levres, Jes premiers vers d'un poeme evoquant !'amour partage : 0 toi qui guettes l'etoile Soi.;;pour tnoi le commensal / 0 toi qui surveil/es /'ec/air Sais man confident de nuit ' II s'est enflamme, pret a la bousculer, ses mains decouvrant ses seins, son etreinte desordonnee la plaquant contre le chambranle. - Pas maintenant ! a-t-elle proteste. Elle glisse et s'echappe dans sa tunique de soie moiree : elle sort dans le patio tout embaume de fleurs d'oranger (c'etait done le printemps, se souvient-il !...). Elle ajouta, devant lui qui la suivait : - .J'irai aujourd'hui meme au hammam !Je me preparerai, je m'epilerai, je me parfumerai pour toi, pour cette nuit ! 174 Elle s'eloigna. II contempla sa demarche svelte, enveloppee de cette moire verte ; ii aimait ce suspens du desir pour la journee entiere qui allait s'ecouler. A peine evoques les preparatifs du hammam, la servante appelee s'affaire ; l'epoux promet de faire parvenir onguents, extraits de parfums rares et fruits de toutes sortes ; or, la jeune femme, un sourire secret aux levres, avoua : - Je veux des pommes ! Des pommes dorees et des pommes rouges ! La servante disparue, elle avait murmure, coquette, a nouveau proche et meme plaquee contre Jui : - ]e veux mordre une pomme avant d'avoir, ce soir, tes morsures ! II veillera a tout. Avant d'entrer au hammam, elle recevrait aussi, et ce matin meme, des pommes choisies parmi les plus belles, ii en acheterait des kilos au marche ! Oui, elle mordrait son fruit prefere, elle entrerait ala salle brulante, elle en ressortirait embaumee, epanouie, rosie, toute chaude, chaude pour lui, pour ses morsures de la nuit. Elle mordrait ce matin meme des pommes dorees et des pommes rouges. II sortit pret aobeir atous ses caprices, asa faim de Jui, et asa faim a lui inassouvie : ii y avait de cela un an et demi. Il est sur apresent, que, durant cette 175 Studijní text je určen pouze pro použití ve výuce pro ilustrační nebo vědecké účely. nuit precisement, avait ete corn;:u leur dernier gar<;on. Par tant d'assauts et tam d'effusions - violence et douceur -, ils avaient escalade la nuit tumultueuse ! "Que le bonheur revienne !" murmuret-il, son desir d'elle pareillement attise. Il lui faut acheter des pommes. Comme autrefois. Il fait fermer l'echoppe, traverse en hate plusieurs quartiers populaires, arrive sur la place ou se rassemblent taus !es marchands de fruits. Ceux-ci stationnent des l'aube, venus des campagnes environnantes, puis ils deambulent et repartent vers d'autres places... Il va d'un etalage a l'autre. Il cherche ; il furete. Il est vite oblige de constater : "Pas une pomme, pas la moindre !Cela fait bien un mois sans doute que leur heure est passee !"... Des caravanes venues de loin auraient pu en apporter. Or c'est le moment des transactions des