LANGUEI ENTRETIEN «La langue anglaise n'existe pas.» Cest dufrangais mal prononce. Une affirmation avec une pointe de provocation et d'humour bien dans le style de Bernard Cerquiglini. Metis aussi une verite plus profonde, celle de l'erudit. Quelle est la part de l'humour et de la provocation et quelle est la part d'erudition, le moment est venu de demeler les fils. Entretien. PROPOS RECUEILLIS PAR WAN AMAR mmmmm li) Musée Camavalet - Htstoire de Palis A Saltier ä la francaise et saluer ä I'anglaise. Caricature du XIX' sifecle. « LE FRANCAIS FECONDE L'ANQLAIS, ET ILS SE FONDENT, SE MELANGENT » Bernard Cerquiglini, vous venez de faire paraitre un essai intitule de maniere provocante et malicieuse La langue anglaise n'existe pas -Cest du francais mal prononcé. Vous revenez sur I'histoire de I'anglais et vous éclairez la fusion du saxon et du francais medieval. Comment peut-on dater cette periodě? Tout cela s'est passé entre le milieu du XP siěcle et la fin du XTV"e. Mais les linguistes ne s'intéressent en general qu'ä la premiere partie de cette perióde. Or la seconde, negligee, est tout ä fait passionnante. En 1066, Guillaume de Normandie défait le roi Harold ä Hastings et conquiert l'Angleterre. On a done d'abord une situation coloniale classique, verticale; une aristocra-tie normande se partage les fonc-tions du pouvoir, et le bilinguisme impose a des effets evidents sur la langue en usage. Le francais est la langue religieuse, juridique, militaire, et celle du gouvernement feodal. On comprend ainsi que I'anglais est un musee de l'ancienne langue franchise. Cette premiere epoque se termine vers 1260, lorsque cesse la transmission maternelle du francais. Le siecle et demi qui va suivre propose une situation tres origi-nale: le francais est langue seconde, appris a l'ecole, mais reste celle du commerce, de la foi, du gouvernement et de radministration. Le grand ecrivain Chaucer est directeur des douanes, et il les dirige en francais! Bon nombre de mots francais vont devoir passer en anglais. Para-doxe: le francais rayonne alors qu'il n'est plus langue maternelle. A cette meme epoque on invente la grammaire francaise. Les premiers manuels, les premiers traites d'or-thographe apparaissent, de meme que le mot frangeis pour designer la langue. Jusque-la, on parlait de lingua romana rustica, par exemple au Concile de Tours, puis de ro-manz. Philippe de Thaon, dans son Comput, parle, en Angleterre, de la «langue des Francs »! Elle est done d'abord designee par un Anglo-Normand! Tout ceci n'a rien d'eton-nant: la reflexion philologique s'est toujours developpee aux marges 18 Le francais dans le monde I n° 454 | septembre-octobre 2024 d'une zone linguistique centrale, la oil une certaine insecurity favorise un regard theorique sur la langue. Les premiers grands linguistes modernes francophones vivaient en Belgique, ensuite en Suisse. La difference entre I'anglo-normand et le saxon recoupe-t-elle celle qu'on observe entre le gallo-romain et le gaulois? Oui plus ou moins. Le saxon reste une langue rurale, on en a un bon exemple avec la denomination des animaux: le saxon parle d'ax ou de pig. Le francais d'Angleterre de veal ou de pork: les betes qu'on eleve sont nominees en saxon; celles qui sont dans l'assiette du seigneur le sont en anglo-normand! On en a un echo dans la premiere scene du roman historique de Walter Scott, Ivanhoe! La grande difference entre ces deux histoires, c'est que le celte a disparu! Comment expliquez-vous qu'un Creole ne soit pas ne de cette situation coloniale? C'est que les langues ont des fonc-tions differentes : le francais feconde l'anglais, et ils se fondent, se melangent - exactement ce qu'exprime le latin mergere. Peut-etre aussi parce qu'on a deux langues en presence, et non une langue dominante face a une multiplicity d'idiomes, interdisant une intercomprehension facile des populations dominees...? C'est vrai aussi, mais il ne faut pas exagerer l'unicite du saxon: il y a beaucoup de variations selon les regions ou il est parle. Vous citez de nombreux mots d'origine francaise passes dans le vocabulaire anglais. Et parmi eux, certains m'ont surpris: war par exemple. En effet, rien n'est plus germanique que ce terme. II est d'origine fran-cique mais a transite par le normand d'ou il passe en anglais. De meme le porridge ! Je l'ignorais mais ce mot, le plus british de tous, vient pourtant de chez nous: il se rattache semble-t-il a notre potage, auquel vient probablement se rajouter un peu de poireau! Tout cela atteste par VOxford Etymological Dictionary qui est la Bible de tout linguiste anglici-sant. Et le pedigree alors! Aurait-on dit qu'il venait de France? C'est pourtant le cas: les arbres genealo-giques etaient parfois represented sous des formes etonnantes, parfois de volaille. Et les origines se retrou-vaient dans les pattes de la grue! Voila comment le pied de grue, avant d'etre associe a une attente agacee, evoque une genealogie ancienne, attestee et prestigieuse. Vous consacrez egalement un chapitre a la phonetique historique, c'est-a-dire a devolution de la prononciation, la transformation des voyelles, des consonnes, des groupes de lettres: une discipline un peu incertaine, qui compare I'ecrit a un oral suppose. En quoi ces evolutions permettent-elles de comprendre la formation de l'anglais moderne? Malgre ce flou relatif, la phonetique historique est aujourd'hui une discipline appliquee et solide. Et elle Bernard Cerquiglini «La langue anglaise permet de comprendre comment se fabrique de l'anglais. A partir de la phonetique du normand, on observe des changements tres reguliers qui nous eclairent sur la morphologie anglaise. La consonne initiale pfer exemple tombe souvent, ce qui nous donne vanguard a la place d'avant-garde, ou spy a la place d'espion. La place de l'accent tonique fait aussi comprendre comment une voyelle non accentuee, situee entre deux consonnes peut disparaitre: le -ou- de couronne s'eclipse, les deux consonnes se joignent et on obtient crown. Et lorsque l'anglais accepte un mot francais, il y ajoute un fort accent tonique. Vous evoquez aussi un phenomene bien connu: le ping-pong de part et d'autre de la Manche. De nombreux mots vont et viennent entre les deux langues, dans un mouvement pendulaire. Et parfois vous moquez la prononciation des anglicismes dans les bouches francaises. C'est le cas du voucher par exemple, que j'aurais tendance a prononcer de facon totalement francophone, comme on dit boucher. Le latin, a partir du nom vox cree le verbe vocare qui signifie attester. D'ou le voucher, en anglo-normand puis en anglais et en americain modernes, qui designe un bon: il certifie que vous avez paye pour votre chambre d'hotel ou votre passage sur un bateau. Prononcer le mot a l'anglaise est tout a fait saugrenu, mais presque tout le monde le fait, comme ce peut etre le cas pour le bacon, le lard fume. En revanche le challenge resiste. Le mot est tres frequent en ancien francais dans le vocabulaire des tour-nois: il s'agit d'un defi. Et on l'utilise encore en francais, pour nommer une celebre competition de tennis. Ces mouvements pendulaires nous font comprendre certains phenomenes de faux-amis - ces mots presque semblables dans une langue et dans l'autre, mais dont les sens different. Prenez le bachelier par exemple : en ancien francais, c'est un jeune homme qui n'est pas encore chevalier, sans aucune reference á un statut marital. Mais le Godefroy, premier monumental dictionnaire d'ancien francais qui paraít á la fin du XIXesiecle, men-tionne deux occurrences du mot bachelier qui évoquent le celibát. Et dans les deux cas, il s'agit de textes écrits en Angleterre. On voit ainsi comment l'anglais adapte et modernise le normanno-francais. On a done avec ce XTv*e siěcle l'une des plus belles périodes de l'histoire du francais, qui permet parfois de retrouver de lointaines origines, et tout un voyage linguistique. Le mail en est un bon exemple. II nous fait remonter á la malle qui transporte le courrier, finit par le designer et se concentre enfin sur l'idee du message qui prévaut aujourd'hui dans le monde informatique. Et que pense le linguiste que vous étes des nombreux anglicismes qui fleurissent en francais? Craignez-vous I'invasion? Ils sont nombreux, mais parler d'invasion est excessif. D'abord souvenons-nous que de nombreux anglicismes disparaissent sans laisser de traces. Le francais moderne est un cimetiěre de ces mots morts dans 1'indifférence generále. Le dancing et la surprise-party appartiennent au passé, comme l'adjectif fashionable qu'on trou-vait chez Balzac et Baudelaire. En revanche on remarque que le suffixe -ing est intégré au francais d'aujourd'hui. Et méme productif: il permet de forger des mots inconnus de l'anglais - le fooding n'existe qu'en France! Je suis done optimiste pour l'ave-nir de notre langue, et j'ai envie de dire á nos concitoyens: « Soyez fiers de votre francais! Il est parfai-tement équipé! ». Le danger reside dans le désir d'anglicisme, dans les seductions de la mode, plus que dans 1'anglicisationelle-méme. II faut avoir confiance, tout en restant vigilants: prononcer voucher á l'anglaise, c'est une allégeance atlantiste! ■ Le francais dans le monde I n° 454 | septembre-octobre 2024 19