[...] Considérons un peu notre systéme ďédu-cation et ďenseignement. Ie suis bien oblige de constater que ce systéme, ou plutót ce qui en tient lieu, (car, aprěs tout, je ne sais pas si nous avons un systéme, ou si ce que nous avons peut se nommer systéme), je suis oblige de constater que notre enseignement parrMpe de 1'incertitude generále, du désordre de notre temps. Et méme il reproduit si exactement cet état chaotique, cet état de confusion, ďincohérence si remarquable, qu'il suffirait ďobserver nos programmes et nos objectifs ďétudes pour reconstituer 1'état mental de notre époque et retrouver tous les traits de notre doute et de nos fluctuations sur toute valeur. [...] L'enseignement montre done son incertitude et le montre á sa facon. La tradition et le progres se partagent ses désirs. Tantót il s'avance résolument, esquisse des programmes qui font table rase de bien des traditions littéraires ou sdenufiques ; tantót le souci respectable de ce qu'on nomme les humanités le rappelle á elles, et Ton voit s'elever, une fois de plus, la dispute infinie que vous savez entre les morts et les vivants, oú les vivants n'ont pas toujours 1'avan-tage. Je suis bien oblige de remarquer que, dans ces discussions et dans cette alternative, les questions fondamentales ne sont jamais énon-cées. Je sais que le probléme est horriblement difficile. La quantité croissante des connaissances d'une part, le souci de conserver certaines qua-lités que nous considérons, á tort ou á raison, non seulement comme supérieures en soi, mais comme caractéristiques de la nation, se peuvent difficilement accorder. Mais si Ton considérait le sujet lui-méme de 1'éducation : I'enfant, dont il s'agit de faire un homme, et si 1'on se deman-dait ce que 1'on veut au juste que cet enfant devienne, il me semble que le probléme serait singuliěrement et heureusement transformé, et que tout programme, toute méthode ďensei- point, á 1'idée de cette transformation á obtenir et du sens dans lequel elle devrait s'operer, seraient par lá jugés. .Snnnncon*: nnr OYomnlo mm l'nn Hi«o - - II s'agit de donner á cet enfant (pris au hasard) les notions necessaires pour qu'il apporte ä la nation un homme capable de gagner sa vie, de vivre dans le monde moderne oü il devra vivre, d'y apporter un element utile, un element non dangereux, mais un element capable de concourir ä la prosperite generale. D'autre part, capable de jouir des acquisitions de toute espece de la civilisation, de les accroitre; en somme, de coüter le moins possible aux autres et de leur apporter le plus... I Je ne dis pas que cette formule soit definitive ni complete, ni meme du tout satisfaisante. Je dis que e'est dans cet ordre de questions qu'il faut, avant toute chose, fixer son esprit quand on veut statuer sur l'enseignement. II est clair qu'il faut d'abord inculquer aux jeunes gens les conventions fondamentales qui leur permettront les relations avec leurs semblables, et les notions qui, eventuellement, leur donneront les moyens de developper leurs forces ou de parer ä leurs faiblesses dans le milieu social. Mais quand on examine ce qui est, on est frappe de voir com-bien les methodes en usage, si methodes il y a, (et il ne s'agit pas seulement d'une combinaison de routine, d'une part, et d'experience ou d'anti-cipation temeraire, d'autre part), negligent cette reflexion preliminaire que j'estime essentielle. Les preoccupations dominantes semblent etre de donner aux enfants une culture disputee entre la tradition dite classique, et le desir naturel de les initier a l'enorme developpement des connaissances et de l'activite modernes. Tantöt une tendance l'emporte, tantot l'autre ; mais jamais, parmi tant d'arguments, jamais ne se produit la question essentielle : - Que veut-on et que faut-il vouloir ? C'est qu'elle implique une decision, un parti ä prendre. II s'agit de se presenter I'homme de notre temps, et cette idee de I'homme dans le milieu probable oü il vivra doit etre d'abord etablie. Elle doit resulter de l'observation precise, et non du sentiment et des preferences des uns et des autres, - de leurs espoirs politiques, notamment Rien de plus coupable, de plus pemicieux et de nliis Hörpwnnt nn«s In nnlitin 1113 nnrfi on mutiere d'enseignement. II est cependant un ,_- ,__.__^ point oú tout le monde s'entend, s'accorde déplorablement. Disons-le : l'enseignement a pour objectif reel, le diplome. fe n'hesite jamais á le declarer, le diplome est l'ennemi mortel de la culture. Plus les diplómes ont pris d'importance dans la vie, (et cette importance n'a fait que croitre á cause des cir-constances économiques), plus le rendement de l'enseignement a été faible. Plus le contróle s'est exercé, s'est multiplié, plus les résultats ont été mauvais. Mauvais par ses effets sur l'esprit public et sur l'esprit tout court. Mauvais parce qu'il crée des espoirs, des illusions de droits acquis. Mauvais par tous les stratagěmes et subterfuges qu'il sug-gěre; les recommandations, les preparations stra-tégiques, et, en somme, l'emploi de tous expedients pour franchir le seuil redoutable. C'est la, il faut l'avouer, une étrange et detestable initiation á la vie intellectuelle et civique. D'ailleurs, si je me fonde sur la seule experience et si je regarde les effets du contróle en general, je constate que le contróle, en toute matiěre, aboutit á vicier Taction, á la pervertir... Je vous l'ai déjd dit: děs qu'une action est sou-mise á un contróle, le but profond de celui qui agit n'est plus Taction méme, mais il concoit d'abord la prevision du contróle, la mise en échec des moyens de contróle. Le contróle des etudes n'est qu'un cas particulier et une demonstration éclatante de cette observation trěs generále. Le diplome fondamental, chez nous, c'est le baccalauréat. II a conduit á orienter les etudes sur un programme strictement défini et en consideration ďépreuves qui, avant tout, repré- sentent, pour les examinateurs, les professeurs et les patients, une perte totale, radicale et non compensée, de temps et de travail. Du jour ou vous créez un diplome, un contróle bien défini, vous voyez aussitôt s'organiser en regard tout un dispositif non moins precis que votre programme, qui a pour but unique de conquérir ce diplome par tous moyens. Le but de l'enseignement n'étant plus la formation de l'esprit, mais ľacquisition du diplome, c'est le minimum exigible qui devient ľobjet des études. II ne s'agit plus d'apprendre le latin ou le grec, ou la geometrie. II s'agit d'emprunter, et non plus ďacquérir, d'emprunter ce qu'il faut pour passer le baccalauréat. Ce n'est pas tout. Le diplome donne á la société un fantóme de garantie, et aux diplômés des fantômes de droit. Le diplome passe offi-ciellement pour savoir : il garde toute sa vie ce brevet ďune science momentanée et purement expediente. D'autre part, ce diplome au nom de la loi est porté á croire qu'on lui doit quelque chose. Jamais convention plus néfaste á tout le monde, á l'État et aux individus, (et, en particulier, á la culture), n'a été instituée. C'est en consideration du diplome, par exemple, que ľon a vu se substituer á la lecture des auteurs ľusage des resumes, des manuels, des comprimés de science extravagants, les recueils de questions et de réponses toutes faites, extraits et autres abominations. II en résulte que plus rien dans cette culture adultérée ne peut aider ni convenir á la vie ďun esprit qui se développe. Paul Valéry, « Le bilan de ľintelligence », Varieté III, 1936. Vtok