http://www.weblettres.net/blogs/uploads/r/Roumegoux/14772.jpg http://domi33.blogs.sudouest.fr/tag/CENDRARS+%3A+PROSE+DU+TRANSSIBERIEN+ET+LA+PETITE+JEANNE+DE+FRAN CE+ Blaise Cendrars Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France Dédiée aux Musiciens En ce temps-là j’étais en mon adolescence J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance J’étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance J’étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares Et je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours Car mon adolescence était si ardente et si folle Que mon cœur, tour à tour, brûlait comme le temple d’Éphèse ou comme la Place Rouge de Moscou Quand le soleil se couche. Et mes yeux éclairaient des voies anciennes. Et j’étais déjà si mauvais poète Que je ne savais pas aller jusqu’au bout. Le Kremlin était comme un immense gâteau tartare Croustillé d’or, Avec les grandes amandes des cathédrales toutes blanches Et l’or mielleux des cloches… Un vieux moine me lisait la légende de Novgorode J’avais soif Et je déchiffrais des caractères cunéiformes Puis, tout à coup, les pigeons du Saint-Esprit s’envolaient sur la place Et mes mains s’envolaient aussi, avec des bruissements d’albatros Et ceci, c’était les dernières réminiscences du dernier jour Du tout dernier voyage Et de la mer. Pourtant, j’étais fort mauvais poète. Je ne savais pas aller jusqu’au bout. J’avais faim Et tous les jours et toutes les femmes dans les cafés et tous les verres J’aurais voulu les boire et les casser Et toutes les vitrines et toutes les rues Et toutes les maisons et toutes les vies Et toutes les roues des fiacres qui tournaient en tourbillon sur les mauvais pavés J’aurais voulu les plonger dans une fournaise de glaives Et j’aurais voulu broyer tous les os Et arracher toutes les langues Et liquéfier tous ces grands corps étranges et nus sous les vêtements qui m’affolent… Je pressentais la venue du grand Christ rouge de la révolution russe… Et le soleil était une mauvaise plaie Qui s’ouvrait comme un brasier. En ce temps-là j’étais en mon adolescence J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de ma naissance J’étais à Moscou, où je voulais me nourrir de flammes Et je n’avais pas assez des tours et des gares que constellaient mes yeux En Sibérie tonnait le canon, c’était la guerre La faim le froid la peste le choléra Et les eaux limoneuses de l’Amour charriaient des millions de charognes. Dans toutes les gares je voyais partir tous les derniers trains Personne ne pouvait plus partir car on ne délivrait plus de billets Et les soldats qui s’en allaient auraient bien voulu rester… Un vieux moine me chantait la légende de Novgorode. Moi, le mauvais poète qui ne voulais aller nulle part, je pouvais aller partout Et aussi les marchands avaient encore assez d’argent Pour aller tenter faire fortune. Leur train partait tous les vendredis matin. On disait qu’il y avait beaucoup de morts. L’un emportait cent caisses de réveils et de coucous de la Forêt-Noire Un autre, des boîtes à chapeaux, des cylindres et un assortiment de tire-bouchons de Sheffield Un autre, des cercueils de Malmoë remplis de boîtes de conserve et de sardines à l’huile Puis il y avait beaucoup de femmes Des femmes, des entre-jambes à louer qui pouvaient aussi servir De cercueils Elles étaient toutes patentées On disait qu’il y avait beaucoup de morts là-bas Elles voyageaient à prix réduits Et avaient toutes un compte-courant à la banque. Or, un vendredi matin, ce fut enfin mon tour On était en décembre Et je partis moi aussi pour accompagner le voyageur en bijouterie qui se rendait à Kharbine Nous avions deux coupés dans l’express et 34 coffres de joaillerie de Pforzheim De la camelote allemande “Made in Germany” Il m’avait habillé de neuf, et en montant dans le train j’avais perdu un bouton - Je m’en souviens, je m’en souviens, j’y ai souvent pensé depuis - Je couchais sur les coffres et j’étais tout heureux de pouvoir jouer avec le browning nickelé qu’il m’avait aussi donné J’étais très heureux insouciant Je croyais jouer aux brigands Nous avions volé le trésor de Golconde Et nous allions, grâce au transsibérien, le cacher de l’autre côté du monde Je devais le défendre contre les voleurs de l’Oural qui avaient attaqué les saltimbanques de Jules Verne Contre les khoungouzes, les boxers de la Chine Et les enragés petits mongols du Grand-Lama Alibaba et les quarante voleurs Et les fidèles du terrible Vieux de la montagne Et surtout, contre les plus modernes Les rats d’hôtel Et les spécialistes des express internationaux. Et pourtant, et pourtant J’étais triste comme un enfant. Les rythmes du train La “moëlle chemin-de-fer” des psychiatres américains Le bruit des portes des voix des essieux grinçant sur les rails congelés Le ferlin d’or de mon avenir Mon browning le piano et les jurons des joueurs de cartes dans le compartiment d’à côté L’épatante présence de Jeanne L’homme aux lunettes bleues qui se promenait nerveusement dans le couloir et qui me regardait en passant Froissis de femmes Et le sifflement de la vapeur Et le bruit éternel des roues en folie dans les ornières du ciel Les vitres sont givrées Pas de nature! Et derrière les plaines sibériennes, le ciel bas et les grandes ombres des Taciturnes qui montent et qui descendent Je suis couché dans un plaid Bariolé Comme ma vie Et ma vie ne me tient pas plus chaud que ce châle Écossais Et l’Europe tout entière aperçue au coupe-vent d’un express à toute vapeur N’est pas plus riche que ma vie Ma pauvre vie Ce châle Effiloché sur des coffres remplis d’or Avec lesquels je roule Que je rêve Que je fume Et la seule flamme de l’univers Est une pauvre pensée… Du fond de mon cœur des larmes me viennent Si je pense, Amour, à ma maîtresse; Elle n’est qu’une enfant, que je trouvai ainsi Pâle, immaculée, au fond d’un bordel. Ce n’est qu’une enfant, blonde, rieuse et triste, Elle ne sourit pas et ne pleure jamais; Mais au fond de ses yeux, quand elle vous y laisse boire, Tremble un doux lys d’argent, la fleur du poète. Elle est douce et muette, sans aucun reproche, Avec un long tressaillement à votre approche; Mais quand moi je lui viens, de-ci, de-là, de fête, Elle fait un pas, puis ferme les yeux – et fait un pas. Car elle est mon amour, et les autres femmes N’ont que des robes d’or sur de grands corps de flammes, Ma pauvre amie est si esseulée, Elle est toute nue, n’a pas de corps – elle est trop pauvre. Elle n’est qu’une fleur candide, fluette, La fleur du poète, un pauvre lys d’argent, Tout froid, tout seul, et déjà si fané Que les larmes me viennent si je pense à son cœur. Et cette nuit est pareille à cent mille autres quand un train file dans la nuit - Les comètes tombent - Et que l’homme et la femme, même jeunes, s’amusent à faire l’amour. Le ciel est comme la tente déchirée d’un cirque pauvre dans un petit village de pêcheurs En Flandres Le soleil est un fumeux quinquet Et tout au haut d’un trapèze une femme fait la lune. La clarinette le piston une flûte aigre et un mauvais tambour Et voici mon berceau Mon berceau Il était toujours près du piano quand ma mère comme Madame Bovary jouait les sonates de Beethoven J’ai passé mon enfance dans les jardins suspendus de Babylone Et l’école buissonnière, dans les gares devant les trains en partance Maintenant, j’ai fait courir tous les trains derrière moi Bâle-Tombouctou J’ai aussi joué aux courses à Auteuil et à Longchamp Paris-New York Maintenant, j’ai fait courir tous les trains tout le long de ma vie Madrid-Stockholm Et j’ai perdu tous mes paris Il n’y a plus que la Patagonie, la Patagonie, qui convienne à mon immense tristesse, la Patagonie, et un voyage dans les mers du Sud Je suis en route J’ai toujours été en route Je suis en route avec la petite Jehanne de France. Le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses roues Le train retombe sur ses roues Le train retombe toujours sur toutes ses roues. “Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre?” Nous sommes loin, Jeanne, tu roules depuis sept jours Tu es loin de Montmartre, de la Butte qui t’a nourrie, du Sacré-Cœur contre lequel tu t’es blottie Paris a disparu et son énorme flambée Il n’y a plus que les cendres continues La pluie qui tombe La tourbe qui se gonfle La Sibérie qui tourne Les lourdes nappes de neige qui remontent Et le grelot de la folie qui grelotte comme un dernier désir dans l’air bleui Le train palpite au cœur des horizons plombés Et ton chagrin ricane… “Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?” Les inquiétudes Oublie les inquiétudes Toutes les gares lézardées obliques sur la route Les fils télégraphiques auxquels elles pendent Les poteaux grimaçants qui gesticulent et les étranglent Le monde s’étire s’allonge et se retire comme un accordéon qu’une main sadique tourmente Dans les déchirures du ciel, les locomotives en furie S’enfuient Et dans les trous, Les roues vertigineuses les bouches les voix Et les chiens du malheur qui aboient à nos trousses Les démons sont déchaînés Ferrailles Tout est un faux accord Le broun-roun-roun des roues Chocs Rebondissements Nous sommes un orage sous le crâne d’un sourd… “Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?” Mais oui, tu m’énerves, tu le sais bien, nous sommes bien loin La folie surchauffée beugle dans la locomotive La peste le choléra se lèvent comme des braises ardentes sur notre route Nous disparaissons dans la guerre en plein dans un tunnel La faim, la putain, se cramponne aux nuages en débandade Et fiente des batailles en tas puants de morts Fais comme elle, fais ton métier… “Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?” Oui, nous le sommes, nous le sommes Tous les boucs émissaires ont crevé dans ce désert Entends les sonnailles de ce troupeau galeux Tomsk Tchéliabinsk Kainsk Obi Taïchet Verkné Oudinsk Kourgane Samara Pensa-Touloune La mort en Mandchourie Est notre débarcadère est notre dernier repaire Ce voyage est terrible Hier matin Ivan Oulitch avait les cheveux blancs Et Kolia Nicolaï Ivanovitch se ronge les doigts depuis quinze jours… Fais comme elles la Mort la Famine fais ton métier Ça coûte cent sous, en transsibérien, ça coûte cent roubles Enfièvre les banquettes et rougeoie sous la table Le diable est au piano Ses doigts noueux excitent toutes les femmes La Nature Les Gouges Fais ton métier Jusqu’à Kharbine… “Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?” Non mais… fiche-moi la paix… laisse-moi tranquille Tu as les hanches angulaires Ton ventre est aigre et tu as la chaude-pisse C’est tout ce que Paris a mis dans ton giron C’est aussi un peu d’âme… car tu es malheureuse J’ai pitié j’ai pitié viens vers moi sur mon cœur Les roues sont les moulins à vent du pays de Cocagne Et les moulins à vent sont les béquilles qu’un mendiant fait tournoyer Nous sommes les culs-de-jatte de l’espace Nous roulons sur nos quatre plaies On nous a rogné les ailes Les ailes de nos sept péchés Et tous les trains sont les bilboquets du diable Basse-cour Le monde moderne La vitesse n’y peut mais Le monde moderne Les lointains sont par trop loin Et au bout du voyage c’est terrible d’être un homme avec une femme… “Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre?” J’ai pitié j’ai pitié viens vers moi je vais te conter une histoire Viens dans mon lit Viens sur mon cœur Je vais te conter une histoire… Oh viens! viens! Aux Fidji règne l’éternel printemps La paresse L’amour pâme les couples dans l’herbe haute et la chaude syphilis rôde sous les bananiers Viens dans les îles perdues du Pacifique! Elles ont nom du Phénix, des Marquises Bornéo et Java Et Célèbes a la forme d’un chat. Nous ne pouvons pas aller au Japon Viens au Mexique! Sur ses hauts plateaux les tulipiers fleurissent Les lianes tentaculaires sont la chevelure du soleil On dirait la palette et les pinceaux d’un peintre Des couleurs étourdissantes comme des gongs, Rousseau y a été Il y a ébloui sa vie C’est le pays des oiseaux L’oiseau du paradis, l’oiseau-lyre Le toucan, l’oiseau moqueur Et le colibri niche au cœur des lys noirs Viens! Nous nous aimerons dans les ruines majestueuses d’un temple aztèque Tu seras mon idole Une idole bariolée enfantine un peu laide et bizarrement étrange Oh viens! Si tu veux nous irons en aéroplane et nous survolerons le pays des mille lacs, Les nuits y sont démesurément longues L’ancêtre préhistorique aura peur de mon moteur J’atterrirai Et je construirai un hangar pour mon avion avec les os fossiles de mammouth Le feu primitif réchauffera notre pauvre amour Samowar Et nous nous aimerons bien bourgeoisement près du pôle Oh viens! Jeanne Jeannette Ninette nini ninon nichon Mimi mamour ma poupoule mon Pérou Dodo dondon Carotte ma crotte Chouchou p’tit-cœur Cocotte Chérie p’tite chèvre Mon p’tit-péché mignon Concon Coucou Elle dort. Elle dort Et de toutes les heures du monde elle n’en a pas gobé une seule Tous les visages entrevus dans les gares Toutes les horloges L’heure de Paris l’heure de Berlin l’heure de Saint-Pétersbourg et l’heure de toutes les gares Et à Oufa, le visage ensanglanté du canonnier Et le cadran bêtement lumineux de Grodno Et l’avance perpétuelle du train Tous les matins on met les montres à l’heure Le train avance et le soleil retarde Rien n’y fait, j’entends les cloches sonores Le gros bourdon de Notre-Dame La cloche aigrelette du Louvre qui sonna la Barthélemy Les carillons rouillés de Bruges-la-Morte Les sonneries électriques de la bibliothèque de New-York Les campanes de Venise Et les cloches de Moscou, l’horloge de la Porte-Rouge qui me comptait les heures quand j’étais dans un bureau Et mes souvenirs Le train tonne sur les plaques tournantes Le train roule Un gramophone grasseye une marche tzigane Et le monde, comme l’horloge du quartier juif de Prague, tourne éperdument à rebours. Effeuille la rose des vents Voici que bruissent les orages déchaînés Les trains roulent en tourbillon sur les réseaux enchevêtrés Bilboquets diaboliques Il y a des trains qui ne se rencontrent jamais D’autres se perdent en route Les chefs de gare jouent aux échecs Tric-trac Billard Caramboles Paraboles La voie ferrée est une nouvelle géométrie Syracuse Archimède Et les soldats qui l’égorgèrent Et les galères Et les vaisseaux Et les engins prodigieux qu’il inventa Et toutes les tueries L’histoire antique L’histoire moderne Les tourbillons Les naufrages Même celui du Titanic que j’ai lu dans le journal Autant d’images-associations que je ne peux pas développer dans mes vers Car je suis encore fort mauvais poète Car l’univers me déborde Car j’ai négligé de m’assurer contre les accidents de chemin de fer Car je ne sais pas aller jusqu’au bout Et j’ai peur. J’ai peur Je ne sais pas aller jusqu’au bout Comme mon ami Chagall je pourrais faire une série de tableaux déments Mais je n’ai pas pris de notes en voyage “Pardonnez-moi mon ignorance “Pardonnez-moi de ne plus connaître l’ancien jeu des vers” Comme dit Guillaume Apollinaire Tout ce qui concerne la guerre on peut le lire dans les Mémoires de Kouropatkine Ou dans les journaux japonais qui sont aussi cruellement illustrés À quoi bon me documenter Je m’abandonne Aux sursauts de ma mémoire… À partir d’Irkoutsk le voyage devint beaucoup trop lent Beaucoup trop long Nous étions dans le premier train qui contournait le lac Baïkal On avait orné la locomotive de drapeaux et de lampions Et nous avions quitté la gare aux accents tristes de l’hymne au Tzar. Si j’étais peintre je déverserais beaucoup de rouge, beaucoup de jaune sur la fin de ce voyage Car je crois bien que nous étions tous un peu fous Et qu’un délire immense ensanglantait les faces énervées de mes compagnons de voyage. Comme nous approchions de la Mongolie Qui ronflait comme un incendie Le train avait ralenti son allure Et je percevais dans le grincement perpétuel des roues Les accents fous et les sanglots D’une éternelle liturgie J’ai vu J’ai vu les trains silencieux les trains noirs qui revenaient de l’Extrême-Orient et qui passaient en fantômes Et mon œil, comme le fanal d’arrière, court encore derrière ces trains A Talga 100.000 blessés agonisaient faute de soins J’ai visité les hôpitaux de Krasnoïarsk Et à Khilok nous avons croisé un long convoi de soldats fous J’ai vu, dans les lazarets, des plaies béantes, des blessures qui saignaient à pleines orgues Et les membres amputés dansaient autour ou s’envolaient dans l’air rauque L’incendie était sur toutes les faces, dans tous les cœurs Des doigts idiots tambourinaient sur toutes les vitres Et sous la pression de la peur, les regards crevaient comme des abcès Dans toutes les gares on brûlait tous les wagons Et j’ai vu J’ai vu des trains de 60 locomotives qui s’enfuyaient à toute vapeur pourchassées par les horizons en rut et des bandes de corbeaux qui s’envolaient désespérément après Disparaître Dans la direction de Port-Arthur. À Tchita nous eûmes quelques jours de répit Arrêt de cinq jours vu l’encombrement de la voie Nous le passâmes chez Monsieur Iankéléwitch qui voulait me donner sa fille unique en mariage Puis le train repartit. Maintenant c’était moi qui avais pris place au piano et j’avais mal aux dents Je revois quand je veux cet intérieur si calme, le magasin du père et les yeux de la fille qui venait le soir dans mon lit Moussorgsky Et les lieder de Hugo Wolf Et les sables du Gobi Et à Khaïlar une caravane de chameaux blancs Je crois bien que j’étais ivre durant plus de 500 kilomètres Mais j’étais au piano et c’est tout ce que je vis Quand on voyage on devrait fermer les yeux Dormir J’aurais tant voulu dormir Je reconnais tous les pays les yeux fermés à leur odeur Et je reconnais tous les trains au bruit qu’ils font Les trains d’Europe sont à quatre temps tandis que ceux d’Asie sont à cinq ou sept temps D’autres vont en sourdine, sont des berceuses Et il y en a qui dans le bruit monotone des roues me rappellent la prose lourde de Maeterlinck J’ai déchiffré tous les textes confus des roues et j’ai rassemblé les éléments épars d’une violente beauté Que je possède Et qui me force. Tsitsika et Kharbine Je ne vais pas plus loin C’est la dernière station Je débarquai à Kharbine comme on venait de mettre le feu aux bureaux de la Croix-Rouge. Ô Paris Grand foyer chaleureux avec les tisons entrecroisés de tes rues et tes vieilles maisons qui se penchent au-dessus et se réchauffent Comme des aïeules Et voici des affiches, du rouge du vert multicolores comme mon passé bref du jaune Jaune la fière couleur des romans de la France à l’étranger. J’aime me frotter dans les grandes villes aux autobus en marche Ceux de la ligne Saint-Germain-Montmartre m’emportent à l’assaut de la Butte Les moteurs beuglent comme les taureaux d’or Les vaches du crépuscule broutent le Sacré-Cœur Ô Paris Gare centrale débarcadère des volontés carrefour des inquiétudes Seuls les marchands de couleur ont encore un peu de lumière sur leur porte La Compagnie Internationale des Wagons-Lits et des Grands Express Européens m’a envoyé son prospectus C’est la plus belle église du monde J’ai des amis qui m’entourent comme des garde-fous Ils ont peur quand je pars que je ne revienne plus Toutes les femmes que j’ai rencontrées se dressent aux horizons Avec les gestes piteux et les regards tristes des sémaphores sous la pluie Bella, Agnès, Catherine et la mère de mon fils en Italie Et celle, la mère de mon amour en Amérique Il y a des cris de sirène qui me déchirent l’âme Là-bas en Mandchourie un ventre tressaille encore comme dans un accouchement Je voudrais Je voudrais n’avoir jamais fait mes voyages Ce soir un grand amour me tourmente Et malgré moi je pense à la petite Jehanne de France. C’est par un soir de tristesse que j’ai écrit ce poème en son honneur Jeanne La petite prostituée Je suis triste je suis triste J’irai au Lapin Agile me ressouvenir de ma jeunesse perdue Et boire des petits verres Puis je rentrerai seul Paris Ville de la Tour unique du grand Gibet et de la Roue. Paris, 1913 La prose du Transsibérien de Cendrars commentaire du poème Par Céline Roumégoux - publié le vendredi 9 octobre 2009 à 18:16 dans commentaires de poésies classe de 1ière La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France de Blaise Cendrars (1913) http://www.weblettres.net/blogs/uploads/r/Roumegoux/14778.jpg Avec le vingtième siècle se développent les moyens de transport et le Transsibérien est fini en 1916, il parcourt plus de 9000 km et traverse 990 gares. Il faut une semaine pour faire tout l’itinéraire de Moscou à Vladivostok. Ces nouveaux horizons qui s’ouvrent vont inspirer les poètes surtout si ce sont des aventuriers comme Blaise Cendrars. La Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France est un poème écrit en 1913 par Frédéric Louis Sauser (1887-1961) alias Blaise Cendrars (pseudonyme tiré de braise et cendre, allusion au Phoenix) et illustré par Sonia Delaunay (1885-1979). S. Delaunay, qui rencontra Cendrars chez leur ami Guillaume Apollinaire, décida de créer une œuvre répondant au poème, et c’est sous la forme d’un accordéon de 2 m de haut qu’elle le fit. C’est le « Premier livre simultané » où 446 vers libres se déroulent sur la plus grande voie ferrée colorée du monde et où le voyage effectué est celui de l’écriture associée à la peinture. Mais en quoi le paysage urbain de Moscou et le voyage ferroviaire se confondent-ils avec le rêve et l’apprentissage de la vie ? Nous verrons le regard personnel du poète sur la Russie et sur son propre passé, puis le voyage comme exploration rêvée et guide de la vie. I) Une vision personnelle du paysage russe A) Un poème autobiographique - L’énonciation à la première personne associée aux temps du récit transforme cette évocation du séjour à Moscou du poète en une légende personnelle, soulignée par la formule répétée : « En ce temps-là, j’étais en mon adolescence », reprise mélodique dans les vers libres comme des vagues de réminiscence du passé : « -Je m’en souviens, je m’en souviens, j’y ai souvent pensé depuis - ». - Des références autobiographiques authentiques « Et je partis moi aussi pour accompagner le voyageur en bijouterie qui se rendait à Kharbine » se combinent avec des allusions aux événements contemporains (révolution de 1905) « En Sibérie tonnait le canon, c’était la guerre ». Cendrars se qualifie de « fort mauvais poète » et s’autocite à plusieurs reprises en évoquant un de ses premiers écrits plus ou moins attesté dans sa bibliographie personnelle « Un vieux moine me lisait la légende de Novgorode ». Le va et vient est permanent entre son présent d’écriture et l’adolescent qu’il était. Le présent d’énonciation apparaît d’ailleurs à la fin de l’extrait : « Et ma vie ne me tient pas plus chaud que ce châle écossais ». - L’expression des sentiments est développée dans la métaphore filée du feu qui explicite sa « si ardente et si folle » adolescence avec sa soif et sa faim de tout connaître, sans jamais être satisfait « Et je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours ». De « mon cœur tour à tour brûlait » à l’expression finale « Et la seule flamme de l’univers est une pauvre pensée » le feu cependant faiblit. On remarque que, peu à peu, le froid sibérien vient refroidir l’ardeur initiale « Les vitres sont givrées » et « Et ma vie ne me tient pas plus chaud que ce châle écossais ». Nous reviendrons plus loin sur ce « refroidissement » de l’enthousiasme juvénile. Jamais le poète ne désigne de destinataire dans ce long voyage dans la mémoire comme s’il refaisait le parcours dans un rêve éveillé, une recherche personnelle du temps perdu dans une sorte de bilan désabusé. B) Une vision contrastée du paysage russe - Une première dissonance apparaît entre la magnificence de Moscou, « la ville des mille et trois clochers et des sept gares », et l’image pâtissière du Kremlin qui « était comme un immense gâteau tartare croustillé d’or ». De même avec « les pigeons du Saint esprit » au lieu des colombes, plus symboliques et plus traditionnelles, le poète associe-t-il des représentations lyriques à des réalités prosaïques, entre le vulgaire et le sublime. - Le nom des lieux est rapproché de l’imminence d’un danger latent : « mon cœur tour à tour brûlait comme le temple d’Ephèse ou comme la Place Rouge de Moscou quand le soleil se couche » et prépare le : « grand Christ rouge de la révolution russe... ». La douce lumière crépusculaire se fait incendie. - L’accumulation des images violentes du contexte politique (la révolution russe de 1905) : « c’était la guerre la faim le froid la peste et le choléra » sont en correspondance avec la violence intérieure du poète adolescent, elle aussi martelée par les reprises de mots : « Et j’aurais voulu broyer tous les os Et arracher toutes les langues ». Les vibrantes [r, l] miment cette agressivité intérieure. - En jouant encore sur les toponymes, le poète montre l’opposition entre la douceur apparente du décor et la fureur du temps historique : « Et les eaux limoneuses de l’Amour charriaient des millions de charognes ». Les images-association, qui sont une des caractéristiques du style de Cendrars, montrent une symbiose entre le poète et le pays russe. Il éprouve et anticipe même les convulsions de la Russie : « Je pressentais la venue du grand Christ rouge ». Le paysage russe, tout comme l’état d’esprit du poète, laisse percer l’enthousiasme, la démesure, l’impatience, mêlant le feu « Et le soleil était une mauvaise plaie Qui s’ouvrait comme un brasier » et la glace : « Les vitres sont givrées Pas de nature ! ». II) Entre le voyage rêvé et le chemin de fer de la vie A) En route pour l’aventure ! - L’enthousiasme est à son comble au moment d’embarquer à bord du Transsibérien : « Or, un vendredi matin, ce fut enfin mon tour ». Le poète « habillé de neuf », comme renouvelé, est ravi par la perspective de cet immense voyage : « J’étais très heureux, insouciant ». - Il se prend pour un aventurier « Je croyais jouer au brigand » avec « le browning nickelé qu’il m’avait aussi donné ». A ses rêves de bagarres s’ajoute tout un imaginaire tiré de la littérature et de la légende :« les saltimbanques de Jules Verne » et « le trésor de Golconde ». - La poésie et l’exotisme des toponymes participent à l’enchantement et au dépaysement du poète : « khoungouzes… l’Oural… Kharbine ». - Le rythme et le bruit du train à vapeur se traduisent par des allitérations en fricatives : « Froissis defemmes Et le sifflement de la vapeur » ou par des explosives associées aux sifflantes « Le bruit des portesdes voix des essieux grinçant sur les rails congelés ». Cela, après la monotonie de l’attente marquée par des rimes suivies aux trois premiers vers, qui rapprochent à rebours « adolescence, enfance, naissance », comme un retour aux origines, une psychanalyse des profondeurs : « la moelle chemin-de-fer des psychiatres américains ». Le va et vient entre rêve et réalité, marqué par des intrusions dans le prosaïque (« la camelote allemande made in Germany » et « les spécialistes des express internationaux »), et entre passé et présent fait de ce voyage un parcours « bariolé comme ma vie », avec ses illusions et ses déceptions. Un voyage initiatique ou psychanalytique. B) Apprentissage et désenchantement - La désillusion est clairement marquée par l’aveu : « Et pourtant et pourtant J’étais triste comme un enfant » amorcée par des détails en dissonance : « en montant dans le train j’avais perdu un bouton » comme si l’habit trop neuf s’abîmait déjà. D’ailleurs « on ne délivrait plus de billets et les soldats qui s’en allaient auraient bien voulu rester ». Et « L’homme aux lunettes bleues qui se promenait nerveusement dans le couloir et me regardait en passant » ne signifie-t-il pas que voir la vie « en bleu » est pure illusion ? - Le rythme accumulatif et précipité dans des vers qui raccourcissent sur la fin du poème « Et l’Europe toute entière aperçue au coupe-vent d’un express à toute vapeur N’est pas plus riche que ma vie Ma pauvre vie » traduit ce désenchantement du poète et sa ressemblance avec le monde traversé qui ne peut lui apporter plus que ce qu’il possède, d’où la vanité de « ce châle effiloché sur des coffres remplis d’or ». Les rêves de grandeur, de richesse ou d’aventure se heurtent à la dure réalité de ce paysage glacé où se vivent des horreurs. - L’image du « plaid », associé à « l’Europe » et à « ma vie », qui ne tient pas chaud et s’effiloche dans sa bigarrure est une pauvre protection contre le froid de la vie « et la seule flamme de l’univers est une pauvre pensée ». La pensée en question est celle du poète, passager d’un train fou lancé dans l’univers indifférent qui n’apporte ni réconfort ni espoir. Ainsi, avec des ruptures de ton et même de niveau de langue, passant du lyrisme des images au prosaïsme et à la familiarité des évocations du réel, Cendrars retrace-t-il un parcours de vie, de l’enfance à l’âge adulte, en passant par l’imagination ludique de l’adolescence. Le rythme du train, la longueur de la traversée du pays miment les étapes d’une vie, avec ses rêves et ses déceptions. D’où la modernité de ce poème où le Moi entre en contact intime avec le mouvement de la vie moderne tout en gardant la nostalgie du passé. Cendrars, le voyageur infatigable, vagabonde dans le temps et l’espace. Les « sursauts de mémoire » du poète-voyageur suivent le principe de l’image-association qui invente le mouvement. Cette technique de la convergence d’images recrée une réalité autre, fascinante jusqu’à l’hallucination, représentative de la poésie de l’esprit nouveau. A Pierre Lazareff qui lui demandait s’il avait réellement pris le Transsibérien, Cendrars répondit « Qu’est-ce que ça peut te faire puisque je vous l’ai fait prendre à tous ? ». Céline Roumégoux