La maison des demons Montpellier, 1453. Toutes les nuits, dans la maison des soeurs Amiel, se produisent d'etranges apparitions. Du haut de ses douze ans, Maguelone mene 1'enguete pour elucider le mystere. Ce roman policier historique, qui joue sur I'action et le suspense, fait revivre la vie quotidienne a la fin du Moyen Age, dans une ville du Sud. Illustration et maquette de couverture : Laurent Andre ill III III 6'50€"V1/2011 9'78291 3"647503" ISBN • 978-2-913647-50-3 Roman - Jeune detective 9782913647503 La collection Poivre est dirigee par Georges Foveau La maison des demons A ma mere, montpellieraine comme moi et amoureuse de sa viae. M. P. Roman © Editions ROUGE SAFRAN MARION PoiRSON VI / 2011 1 Montpellier, octobre 1453 En depit de ses 12 ans, Maguelone avait peur. Elle n'etait pas terrifiee. Pas jusque-la. Mais une sourde inquietude commencait ä faire surface. Qui s'accroissait au fur et ä mesure que la distance la separant de son poursuivant s'amenuisait. Elle se sentait ä bout de souffle. Sous l'effet de la peur, eile en oubliait l'odeur acre des tanneries. Elle avait couru d'une traite depuis la porte de la Blanquerie. Les paves de la rue glissaient, sous la pluie fine qui avait commence ä tomber. Ä plusieurs reprises, elle tenta d'eviter le caniveau central qui permettait l'ecoulement des eaux, en tenant le haut du pave. Mais sa precipitation lui fit mettre les pieds dans l'eau. Elle se demanda pendant combien de temps elle reussirait ä le distancer. Si eile parviendrait ä le semer dans le lacis de ruelles qui s'etendait tout autour. Heureusement que les commercants avaient range leurs etals. Sans cela, eile aurait eu un mal fou ä se frayer un chemin. II s'averait parfois tres difficile de circuler dans les rues etroites et encombrees. Les artisans debordaient jusque sur les trottoirs. Parfois, des animaux domestiques, qu'elevaient les gens du peuple, leur tenaient compagnie. La Campagne avait investi la ville. Heureusement qua. la nuit tombee, les rues avaient tendance ä se vider. Heureusement ? Personne ne la defendrait, en cas d'attaque. Chaque medaille avait son revers. Si seulement elle ne s'etait pas autant attardee ! Et ce en depit de l'interdiction de son pere, le doc-teur Guilhem Calcombe, qui ne voulait pas quelle s'aventure hors les murs ä la tombee de la nuit. Mais la tentation etait trop forte. Si forte quelle n'avait pas vu passer l'heure. II faisait encore doux, en ce debut d'automne. Quand elle n'explorait pas la garrigue, en compagnie de quelques chenapans du voisinage (elle avait toujours prefere les jeux de garcon aux poupees et aux travaux d'aiguille), Maguelone aimait passer du temps dans le jardin de son pere, ä la lisiere de Boutonnet. Ce qui lui valait de se faire taxer de sau-vageonne par sa tante Barbe, la superieure du cou-vent de Saint-Gilles, qui revait de l'accueillir en ses murs pour pouvoir la reformer ä sa guise. Maguelone fremissait ä cette pensee. Le docteur Ten menacait, quelquefois, quand elle avait passe les bornes. Mais elle savait qu'il n'en ferait rien. II avait ses idees, sur l'education des filles. Diametralement opposees a celles de la religieuse. II lui avait enseigne a lire et a ecrire. II avait assorti ce savoir d'un peu de grec, de latin et d'hebreu, et surtout, des rudiments de medecine, pour quelle puisse l'assister, avant d'etudier pour lui succeder. Elle savait deja prodiguer les premiers soins, diagnos-tiquer certains symptomes, guerir avec des plantes. Voila pourquoi elle passait tant de temps au jardin. Un potager hors les murs, avec quelques fruitiers, une treille, et un carre d'herbes medicinales, quelle entretenait avec un soin jaloux. Pour s'y rendre, il fal-lait franchir la porte de la ville. Guilhem Calcombe possedait aussi des vignes du cote de Mireval, dont Tune donnait un vin muscat, doux et sucre. Quelquefois, son pere l'entrainait dans de grandes promenades. De leurs expeditions, ils ramenaient des graines et des pousses destinees au fameux jardin. Elle y etait restee trop longtemps, cet apres-midi-la, jusqu'a ce que la pluie vienne Ten deloger. Elle etouffa un cri. Les pas se rapprochaient. Elle accelera resolument. Mais le pave glissait de plus en plus. La pente etait abrupte. Meme pour quelqu'un de leger comme elle. Sa poitrine lui bru-lait. Elle avait le souffle court. II s'agissait d'un homme. Grand. Elle le sentait. Sa presence, si proche. Sa corpulence. Elle etait assez petite pour son äge, et d'ossature freie. Legere, de surcroit. Elle etait leste et savait se faufiler partout. Ce qui constituait dans certains cas un avantage pouvait dans d'autres se retourner contre eile. Que pourrait-elle faire, en cas d'attaque ? Elle repassa dans son esprit toutes les strategies possibles d'esquive ou de defense. Elle avait l'habitude de se battre contre des garcons, meme un peu plus grands quelle. Sa souplesse et sa ruse etaient de precieux allies. Elle avait affine quelques techniques. Deja, toute petite, eile avait remarque qu'une morsure etait tres efficace. Plus tard, sa connaissance de l'anatomie lui avait per-mis de reperer les points douloureux. Mais contre un adulte, elle n'etait pas de taille. Ii l'avait rattrapee. Elle sentit la chaleur d'un corps. Une lourde masse s'abattit sur elle, la plaqua contre le mur, tandis qu'une poigne vigoureuse la bäillon-nait. Elle en eut la respiration coupee. Ä present, elle etait terrifiee. D'une seule main, il la souleva de terre. Qu'allait-il faire ? La surprise acheva de lui couper le souffle. Lentement, l'etreinte se desserra. Le colosse la reposa ä terre. II eclata d'un rire tonitruant. Elle le reconnut. II se tenait plante devant elle, se dandinant comme un ours. Puis il tapa sur ses enormes cuisses en s'esclaffant ä nouveau. — La gente damoiselle a-t-elle aime son petit tour ? — Agulin, tu es devenu fou ? Tu m'as fait une de ces peurs ! Qu'est-ce qui t'a pris ? Agulin, le ferronnier, etait un de ses voisins. Brun de poil et de peau, il avait une encolure de taureau, un coffre puissant, et de larges biceps dont il tirait un orgueil demesure. Maguelone l'avait souvent vu lut-ter, torse nu, contre des adversaires, par simple jeu. Pas etonnant qu'il l'ait tant effrayee, quand elle avait senti fondre sur elle l'enorme masse de muscles. Et voilä qu'il en riait. Elle en fut scandalisee. — Sont-ce des manieres, de terrifier ainsi les dames ? Le rire redoubla. — Tu n'es pas encore une dame, n'en deplaise ä ta vanite. Il redevint grave. — C'est exactement ce que je voulais. T'effrayer. Tu n'as aucun sens du danger. Ton pere a du te met-ire en garde, mais tu n'en fais qua ta tete. Je voulais que tu eprouves, une fois, un semblant de peur. — Eh bien, c'est reussi, fit Maguelone, qui avait rctrouve ses esprits. Et ä part ca ? Tu n'as rien de inieux ä faire ? — Te prevenir. Ton pere te cherche. — Il s'inquietait ? - Pas encore. Mais il a dú partir au chevet d'un malade. II était pressé. II veut que tu portes aux soeurs Amiel une infusion d'aubépine, mélisse et valeriáne. II a dit que tu saurais laquelle, pour les troubles du sommeil. — Je m'en occupe. Maguelone remonta ä toute hate vers la place et s'engouffra dans la petite rue oil elle logeait avec son pere et sa grand-mere. 2 - Ou etais-tu encore passee ? Sa grand-mere s'irritait facilement. - Pas tres loin, repondit Maguelone, evasive. - Ne joue pas ä cela avec moi, jeune fille. Une aveugle sent quand on lui ment. Ii y a beaucoup de i-1 loses qu'on ne peut dissimuler, auxquelles ceux qui voient ne pretent pas attention. Maguelone avait perdu sa mere ä la naissance. Kile vivait avec son pere. Tres occupe par son travail, il ne s'interessait qua l'eveil de 1'intelligence, on aux problemes de sante. Sa grand-mere lui avait servi de mere jusqu'ä ce que la cataracte depose un voile sur ses yeux, lui ötant la vision. Ii y avait aussi I Iabiba, la servante sarrasine, dont le nom signifiait "cherie". Habiba etait brune, un peu trop potelee pour la mode du temps. Mais elle avait une magni-lique chevelure lustree. Elle entretenait sa peau mate avec des masques et des onguents de sa fabrication. C'etait elle qui avait pris le relais. Elle veillait ä ce que Maguelone soit bien nourrie, vetue propre-ment, et coiffee avec goüt. Du moins, avant quelle ne parte en maraude comme un jeune chat. De ses expeditions, Maguelone revenait sale, decoiffee. Ce jour-lä, la pluie mouillait ses cheveux. Son visage etait barbouille de jus de figue, les dernieres de la Saison, dont eile s'etait copieusement gavee. Ses mains et son cou etaient couverts de plaques rouges, une intolerance aux feuilles de figuier. Si le lait de figues s'averait efficace pour soigner les verrues, il brülait aussi la peau. Le grand air lui avait donne faim. - Qu'y a-t-il ä manger ? dit-elle, tant par interet que pour detourner la conversation. - Bouillon d'herbes et codognat*. Maguelone fit la grimace. - Ordonnance du medecin. Nous devons manger leger le soir, pour eclaircir les humeurs, et dormir comme les anges au paradis. C'est aussi bon pour le teint. Ce dernier point, Maguelone s'en souciait comme d'une guigne. Et s'exposait au soleil sans vergogne. Ä la fin de l'ete, eile etait halee comme une paysanne. - Tu es une vraie maugrabine, cracha sa grand-mere. - Qu'en sais-tu ? Tu ne vois pas, ajouta Maguelone avant de se mordre les levres. La faim la mettait de mauvaise humeur. Elle aurait bien attaque son repas par un pate en croüte, agremente de blettes cuites et de noisettes, ainsi qu'un bon morceau de jambon ä Tos. Et termine avec ces beignets arroses de miel * Pate de coing. dont Habiba avait le secret. Elle etait douee pour les douceurs, Habiba. Les patisseries avec du miel, des .imandes ou des noix, aromatisees a l'eau de fleur d'oranger. Les gateaux a la farine d'epeautre, saupou-drcs de grains d'anis, le blanc-manger*, additionne dc jus de grenade, les poires confites au vin rouge et au sirop de rose. La mamonia, ce dessert orien-i.i 1, confectionne avec du riz venu directement des t i/.icres de Camargue, qui concurrencaient a present c dies des alentours de Perpignan, et cuit dans du lait d'amande. Et, en ete, les sharbets** de fruits, que Ton itK-langeait a la glace conservee dans les puits a neige, SJ tlelicieusement rafraichissants... - Ton pere veut... - J'oubliais. Maguelone se precipita dans le cabinet de travail du medecin. C'etait une piece d'un ordre rigoureux, pleine de livres savants, en grec, en latin, en hebreu 11 mcme en arabe. Maguelone etait fascinee par les 11 Insi rations anatomiques. Elle connaissait tous les noms, meme les plus compliques. II y avait aussi Entremets medieval, dont 1'origine reste obscure. On ébouillante ll ! .imandes, pour enlever la peau brune, on les concasse grossiě-fcmcnt, on les fait bouillir avec du lait. A Fépoque medievale, on li.ui le melange avec du riz cuit ou de l'amidon, puis on sucrait, on i olorait, on aromatisait. Les recettes actuelles utilisent la gelatine, ou I'agai agar, ce qui rapproche le blanc-manger de la panna cotta. On lc servir avec des fruits cuits. '' Sorbets. diverses preparations. Une vraie boutique d'apothi-caire. Elle n'eut pas de mal ä trouver ce quelle cherchait. - Ne tarde pas, lui cria sa grand-mere, comme eile refermait la porte. - J'ai bien trop faim pour 9a, dit Maguelone en riant. Elle repartit sous la pluie. 3 II faisait humide á 1'extérieur. Les pavés avaient un éclat particulier au clair de lune. Maguelone pressa le pas. I ,a maison des soeurs Amiel était une belle bátisse, in pierre calcaire, avec une porte en chéne massif. 1 ,a fenétre s'ouvrit. - Cest toi, Maguelone ? Nous ťattendions. I ,'aínée des soeurs Amiel, Rosana, était une femme I (>i pulente, assez dominatrice de surcroít. Á ses cótés, ..i soeur paraissait doublement fréle et chétive. Toule mis dans 1'ombre de son aínée, elle s'effarouchait > I 1111 rien. Son caractěre timide avait laissé s'epanouir < lir/. Rosana l'instinct du commandement. Un trait de uiractěre quelle exercait sans serupules. Catarina est un peu fatiguée. Tu la connais. 1 )ans la voix percait un soupcon de condescen-dance. Kile fait des histoires de tout. En ce moment, elle dort mal. Mais viens que je te débarrasse. Tu es ■ 01 mne un rat et trois noix. J'ai entendu ce que tu as dit, fit une voix, du fond de la chambre. Faible, mais assez perceptible. - Viens pitchoune. Viens me voir. Maguelone obeit. Catarina Amiel etait affalee sous la courtepointe. Son visage paraissait plus emacie que d'habitude. Plus pale, aussi. - II se passe des choses, ici. ennuie pas Maguelone avec tes histoires. Elle doit rentrer. - II se passe des choses, repeta Catarina avec fermete. - Tu fais de mauvais reves, la coupa Rosana. C'est naturel. En vieillissant, certaines femmes ont du mal a dormir. - Je suis plus jeune que toi. Et je sais ce que j'ai vu. La voix de Catarina recelait une autorite inhabi-tuelle. - Ce sont des fantaisies sans fondement. - Vous avez vu quoi, au juste ? interrogea Maguelone, dont la curiosite s'eveillait. - Des esprits. - Des esprits ? Comment pouvait-on voir des esprits ? - Ne sont-ils pas invisibles, par essence ? - Des esprits demoniaques, precisa Catarina. Je vois des formes qui flottent dans la chambre. J'entends aussi des voix. - Quelles voix, quelles formes ? C'est difficile a expliquer. J'ai tendu la main pom les toucher, mais il n'y avait rien de palpable. I i cettc odeur ! - Laquelle ? ( Tetait le parfum de l'enfer. ('omment le savez-vous ? Un melange de chou, d'ceuf pourri. De •.nunc. Ĺpuisée, elle s'affala ä nouveau, tandis que sa main maigre se pointait vers une direction imprecise. Je sais ce que j'ai vu. Et senti. 11 faut la laisser se reposer, intervint Rosana fer-mement, en guidant Maguelone, d'une main tout aussi ferme que sa voix, vers la porte. Vous ne réverez plus, dit Maguelone. II y a un peu de valeriáne. C'est bon pour le sommeil. I )ans la rue, la pluie avait forci. La temperature 11.lit hissait. Ľhumidité faisait surgir des remugles de caniveau. Odeurs des foulons des teinturiers, mais mm tout des immondices. Comme si la ville s'était transformée en chambre de courtoisie*. Les rem-parts empéchaient les écoulements extérieurs, et tout le monde ne bénéficiait pas de retraits**. Beau-coup se soulageaient dans les rues, ou y vidaient Ictus vases de nuit. Le docteur s'élevait contre le wc. manque d'hygiene, responsable de bien des maladies. Heureusement, les consuls montpellierains, depuis plus d'un siecle, avaient pris des mesures de salubrite publique. Les probi homines* avaient pour mission de veiller ä la proprete des rues. lis ramassaient les ordures, evitant ainsi la proliferation des rats. Le guet ne tarderait pas. Maguelone prit conge des sceurs. Depuis une semaine, la foire battait son plein. Celle de Montpellier etait moins reputee que celle de Beaucaire, en Provence, mais Maguelone avait en-fin obtenu l'autorisation de s'y rendre, avec quelques voisins. Elle aimait beaucoup l'atmosphere de liesse qui y regnait. Les tentes, bariolees de couleurs vives, offraient des tentations multiples. Lair embaumait d'appetissants effluves : celui du vin chaud aux c pices, des beignets au miel, des confiseries. Toute la journee, eile s'etait gavee de friandises, gaufres, crepes, oublies, bonbons ä la reglisse, sans ressentir le moindre ecceurement. I ,es jours de foire, la ville changeait d'atmosphere. I ,e spectacle etait dans la rue. Divers saltimbanques s'y produisaient. Des funambules, des ventriloques, (les lanceurs de couteaux, mais aussi des bouffons, dt's pities et des mimes. II y avait des jongleurs, avec ties quilles ou des balles de couleur. Des contorsion-nistes, qui manifestaient une souplesse stupefiante. I )es cracheurs de feu, qui menacaient de deverser sur la foule avide de sensations une longue gerbe de Hammes. Des danseuses, munies de petits tambou-rins de basque, qui produisaient un bruit de grelots. Des montreurs d'animaux savants, et surtout, des monstres. Des personnages infirmes, ou disgracies, que Ton exhibait. Les badauds defilaient sous le petit chapiteau oü on les exposait, moyennant quelques pieces de monnaie. La curiosite de Maguelone ne la portait pas vers les aberrations de la nature. Son pere lui avait montre, dans des bocaux, des etres difformes que conservait la faculte de medecine, ä des fins d'etude scientifi-que. Les medecins ne desesperaient pas de percer, un jour, tous les secrets de la nature. Elle resista sans regret aux supplications de ses compagnons. Elle en-traina plus loin sa petite bände. Plus que tous, un spectacle avait attire son attention. Celui qu'offrait Doa, le magicien turc. Un bonimenteur, place ä ses cotes, vantait la qualite de son art. - Doa, declama-t-il, emphatique, est le plus grand magicien de tous les temps. Le Prestigior en person-ne. II peut lire dans vos pensees, faire apparaitre et disparaitre les choses. II a joue devant les plus grands rois de la chretiente, et au-delä, parcouru le mon-de du levant au ponant, joue pour le Sultan et les Infideles. II a appris tous les secrets du royaume de Grenade et de Jerusalem, perce les arcanes des mondes souterrains. lirs bum et trěs maigre, Doa dardait sur la foule un regard intense. II était vetu d'une longue robe mníc, parsemée ďétoiles. ()n dirait un nécromant*, souffla Jaufré, qui paraissail légěrement impressionné. I Mu tot un serpent qui hypnotise sa proie, corri-gca Maguelone, fascinée malgré tout, lis riicnt. [aufré était le fils du boulanger. De caractěre (ovial et de temperament placide, il ne se mettait jamais en colěre. Maguelone l'aimait bien. II faisait en general ses quatre volontés. Quelquefois, elle aurait nine qui! lui oppose un peu de resistance. Juste pour \.m. Mais Jaufré était trop gentil, et de cela, nul ne DOUVait lui en tenir rigueur. II débordait de généro-■lté. Sa seule intelligence était celle du cceur, ce qui ii 'était déjá pas si mal. II adorait manger. Le pere de Maguelone lui conseillait, parfois, quand il le ren-. ontrait, de freiner sur les tourtes et les merveilles. Sa |-.Ol ii-mandise 1'avait doté ďun embonpoint bien ,m dessus de la moyenne. II se montrait aussi plutót ftoussard. Tout 1'inverse de Maguelone, parfois plus |hi ic a loncer qua réfléchir, en oubliant ďestimer les i onséquences de ses actes. (1'est précisément ca, qui est intéressant, unii můra ( fell, tout excité. Aih un mol pour nécromancien. Personne qui invoque les morts ii.ii l.i m.i|',k'. - N'aie pas peur, Jaufré, souffla Aubréa, la benjamine du groupe. Aubréa était la sceur de Gěli, le fils d'Isop, la sage-femme. Plus jeune de deux ans, elle faisait montre ďune grande maturite. Envers son frěre et Jauŕré, elle avait toujours joué un rôle protecteur, malgré son jeune äge. C'était, de loin, la plus raisonnable du groupe. Tous les adultes de leur entourage s'accor-daient sur un point: Gěli et Maguelone étaient deux tétes brůlées. La sagesse dAubréa tempérait leurs ardeurs. Fougueux, intrépides, impulsifs, ils auraient, sans son influence, forme un duo redoutable. - Alors, on y va ? s'impatienta Maguelone. Déjä, Gěli fouillait dans son escarcelle, pour réu- nir ses derniěres pieces de monnaie. Pas grand-chose, ä vrai dire. Mais cela leur suŕht pour la premiere par-tie du spectacle. Ils prirent place sous la tente. Ils s'assirent sur des bancs de bois, et attendirent. Quand le chapiteau fut plein, le magicien y pénétra. II parlait d'une voix trěs basse, aux inflexions modulées. II était accompagné de son assistante, une jeune et jolie femme, aux longs cheveux noirs, vétue d'étrange facon. Elle portait des braies bouf-fantes, ďune étoffe légěre, rose vif, comme une fleur de chěvrefeuille, et une tunique assortie. Ses cheveux s'échappaient ďun court voile rose pále, brode ďor. Dcs sequins tintaient ä sa ceinture, produisant un K>n argcntin. Des bracelets etincelaient a ses poignets i i ies ( hcvilles. Les hommes de l'assistance fixaient la laltimbanque, meduses. Geh lui-meme la contem-I »l.iii avcc admiration. Agacee, Maguelone le tira par Li manche I c magicien presenta la jeune femme. Elle s'appe-I in Zeynep. C'etait son assistante. Sons les yeux emerveilles de l'assistance, il fit ipparattre et disparaitre divers objets, des foulards, del tourterelles. Les spectateurs, meduses, cher-i li.iii'iii le true. Maguelone etait fascinee par les lon-BUCS mains du magicien, ductiles*, habiles. Mais eile i \ ail beau les fixer, eile ne percut rien. I 'liomme etait d'une adresse prodigieuse. I IL supposa que les coudieres** de son ample robe Im permettaient de dissimuler des objets, sans parvenu toutefois ä eventer son secret. Ii etait trop habile pom eile. Kile observa ses compagnons. Jaufre, qui kvail oublie sa peur, fixait Doa, sans jamais le quitter dei yeux. Aubrea semblait meditative. Meme Geh .im ( aptive. Maguelone lui donna une bourrade. I Vssaie de comprendre comment il fait, souffla- l il. Iiifin, vim le clou du spectacle ! Le magicien l>ii Min a la jeune femme, puis annonca qu'il allait i oupei ^a partenaire en deux. L'assistance fremit. i lul |n in ciic i'iiic' sans sc rompre, extensible. \inplc |ii(il(inj',ciiK'iii des manches. Zeynep sourit, salua gracieusement, puis entra dans une boite qui ressemblait a un sarcophage. Un nain, que les spectateurs n'avaient pas remarque, car il etait reste jusque-la dissimule sous une tenture, ac-compagnait ses actions d'un roulement de tambour. - Elle n'a pas Fair tres effrayee. Remarque judicieuse. En matiere de doute, Geli aurait pu donner des lecons a saint Thomas. Ce n'etait pas a lui qu'on pouvait faire prendre des vessies pour des lanternes. - Chut! Les voisins de la bande n'aimaient pas qu'on leur gache le plaisir. Sous la tente, regnait une tension palpable. La musique du tambour, trop grave, trop forte pour etre jouee a l'interieur, avait cree un climat d'angois-se. Lexpression severe du magicien indiquait qu'on venait de franchir une etape. Les choses devenaient serieuses. - J'aimerais bien savoir comment il fait. Decidement, Geli etait incorrigible. - Difficile a dire. - Les arcanes des mondes souterrains, quelle farce ! Tu y crois ? souffla Geli. - Bien stir que non. Je ne suis plus un bebe, fit Maguelone, outree. En silence, les spectateurs suivaient les mouve-ments de Doa. Le magicien se deplacait avec des i ■ i '.11 \ [cnts et precis. Il avait referme la boite et . Mmiin-ncait a la scier. Le crissement de la scie etait in mppoicable. fe sais qu il y a un true. I .i-li s'ciitetait. II y en a un, forcement, soupira Maguelone. Il in \.\ pas sacrifier une partenaire a chaque spectacle. ( )ui sait ? I )erriere eux, une femme gloussa. Plus de tension n. i vcuse que d'envie reelle de rire. I )cs gouttes de sang suintaient de la boite. Une lUCrc i uniffa un cri. I i public etait pourtant habitue aux scenes . I In ii un r. La plupart des gens avaient assiste a des i mi tit ions publiques. Mais il s'agissait de voleurs, di mcurtriers, ou de pauvres heres de la cour des In.1. lis. Des condamnes qui ne laissaient pas de I'Im i■ a l.i pitie. Avec Zeynep, e'etait different. Bien qu'Infide-I. , elle eiait tres jeune, jolie et gracieuse. La foule ......11vail de son sort. I c c rissement de la scie cessa brutalement. I i a present, annonca le magicien de sa voix I. i.m ct profonde, je vais ramener Zeynep a la vie. hlaspheme ! s'ecria un spectateur, en qui Maguelone crut reconnaitre un des avocats, nomme 11 .....1 Vilevelhe, proche voisin de son pere. C'etait lomnie ch^tif, au teint jaune, a fair chagrin toujours fourre ä l'eglise. Sa figure de batracien, ses yeux, dont les poches de chair molle etaient infiltrees de kystes graisseux, exprimaient l'indignation. On l'imaginait mal en train de se divertir. Le spectacle paraissait le scandaliser. II s'appretait ä manifester avec une vehemence accrue, mais la foule le fit taire. Heureusement pour le magicien, car le blaspheme etait un delit grave. Ceux qui s'en rendaient coupables etaient mis dans une cage et plonges ä plusieurs reprises dans la riviere, ou attaches trois jours durant dans un fosse plein d'eau. Cette sanction, legere en ete, pouvait provoquer la mort du condamne en hiver. Tous etaient suspendus aux levres de Doa. II agita une baguette de forme biscornue en bois de cor-nouiller et murmura quelques incantations dans une langue etrangere, auxquelles nul ne comprit goutte. Un silence impressionnant se fit. Chacun retenait son souffle. Le magicien laissa s'installer l'attente. Elle parut interminable. Puis il profera enfin : - Les limbes ont restitue leur proie. Sur ces paroles sibyllines, il ouvrit lentement la boite. Zeynep reposait, fraiche comme l'aurore. Son visage, d'une delicate couleur ambree, rayonnait. Elle semblait sortir d'un long sommeil, sa robe legere, parsemee de quelques Als d'or, ä peine froissee, epousait les courbes de son corps. Llle n'avait pas une égratignure. 1 ,a foule fut impressionnée. 1 )es acclamations éclatěrent. D'un bond, Zeynep sortit de sa boite, salua. Son Sourire était indéchiffrable. Sous les bravos, le magicien savourait son 11 iomphe. Puis le nain annonca, par un roulement de tam-bour, que le premier spectacle était termine. En seconde partie de ce spectacle, vous aurez le privilege ďassister au jeu des muscades et des gobclets, aux mystěres de la corde coupée en deux, 11 surtout, á une demonstration unique au monde, >nii vous initiera aux merveilles de l'iconoscope. Un privilege reserve aux princes et aux rois, qui ne vous COŮtera qu'une somme modique. Quelques sols, et VOUS vcrrez ce que personne ici n'a encore vu. I ,e gros des spectateurs, qui avait payé le minimum, s'eclipsa. Sa curiosité éveillée par cette demonstration de magie, Maguelone brulait de voir la suite. Elle re-j'Ki i.iit ďavoir dépensé en friandises le contenu de sa Riaigrc cscarcelle. Gěli semblait du méme avis. ()n pourrait... Iii crois que...? Sans se consulted ils firent demi-tour, malgré I opposition d'Aubrea et de Jaufré. Aubréa, comme [OUJOUrs, se mom rait affreusement raisonnable. II lui fallait rentrer, aider sa mere a nourrir les plus petits, laisses a la garde de Mailis, sa cadette. Jaufre, pour sa part, avait faim. -Tu n as pas assez mange ? s'etonna Maguelone. Mais rien ne pouvait retenir Jaufre. Il salivait deja a la perspective d'un appetissant saucisson brioche aux pistaches, et d'une soupe aux premiers choux de saison, agrementee de lard et de pain frit. Ignorant les injonctions de l'un et de l'autre, Geli et Maguelone se dirigerent vers le chapiteau du ma-gicien. lis s'accroupirent pour regarder a travers une dechirure assez large, le spectacle qui venait de com-mencer. Pour 1'instant, rien de probant. Doa agitait sa baguette magique, faisait le tour de la piste. II affi-chait un air mysterieux et proferait des incantations. - C'est tout ? murmura Geli, decu. - Attends la suite. - Tu veux en avoir pour ton argent ? - C'est ca. II eclata de rire. Derriere eux, l'ombre se fit plus epaisse. En mime temps, une main s'etait abattue sur leur epaule. Une poigne de fer. Un etau. A grand-peine, Maguelone tourna la tete. Un visage menacant la fixait. Un teint basane. Une barbe hirsute. Des cheveux ongs et gras. L'homme etait outrageusement velu. Un anneau dor scintillait sur le lobe de son oreille. Il exha-l.iii une odeur d'oignon cru'et de sueur meles. Maguelone sentit, pres de son visage, la chaleur d'une haleine. Vu de pres, il paraissait gigantesque. Elle le reconnut. C'etait l'Hercule de la foire. < Vlui qui soulevait des poids comme fetus de paille. line olosse. II la fixait, d'un regard qui n'etait guere I ngageant. Alois les morveux ? On essaie de resquiller ? S.i voix, grasseyante, resonnait desagreablement. / es morveux / Quelle insulte ! Maguelone tenta de i ujembler le peu de dignite qui lui restait. Mais face i l.i lone nue, elle ne faisait visiblement pas le poids. I i biuie pouvait l'ecraser de ses enormes poings, ou I I mover voler d'une chiquenaude. Elle preferait n'y |ioim penser. ( .cli lui-meme n'en menait pas large. I .1 main qui lui broyait l'epaule lui infligeait une (Hlffrance insupportable. S'il vol is plait, ne nous faites pas de mal! Elle .Iv.iiI vraiment dit cela ? Elle maudit sa I.I. licit'-. Mali bon, l'h£ro*lsme a parfois ses limites. I'( \|in sMon du I'/'ant sc radoucit. II desserra son * Ici line — Gest bon pour cette fois. Que je ne vous y reprenne pas, ou la prochaine fois, vous serez juste bons ä farcir un päte d'alouettes. Geli fit un signe de la tete. Et Maguelone, qui d'habitude avait la langue bien pendue, s'abstint de repondre. Elle eprouvait un reel soulagement. Le monde de la foire lui revelait un autre visage. Non plus celui joyeux du divertissement, mais une face sombre et dangereuse, un lieu peuple de forces obscures. Elle ne se sentit rassuree qu'en arrivant dans son quartier, mais jeta, mue par un reste de peur, un regard en arriere. Personne en vue. Elle respira. La nuit commencait ä tomber. Les enfants rega-gnerent leurs penates. Quand Maguelone arriva chez elle, son pere s'y trouvait dejä. — Comment etait la foire ? — Magnifique, dit Maguelone, enthousiaste. Elle lui raconta, par le menu, les distractions de la journee. Elle evita juste de narrer les ultimes peripeties. Son pere s'inquietait suffisamment pour elle. Elle n'avait plus faim. Les sucreries lui avaient coupe l'appetit. Guilhem Calcombe sourit avec indulgence et l'envoya se coucher. Lui-meme s'ap-pretait a dormir. La journee avait ete epuisante. Sa figure lasse en temoignait. lis plongerent dans un profond sommeil. Ayant Ollblil ses emotions, Maguelone revait de la foire. I >r.s images qui tourbillonnaient. Jouets a deux sols, linages nai'ves, pains d'epices, parades. Une explosion de bruits et de couleurs. Un nain dansait avec del animaux fantastiques. Une jeune fille, vetue a I iMu in.lie, se desintegrait, puis reprenait sa forme 111111.1 le. Une baguette, bossuee de nceuds, devenait 1111 i ameau d'or. I cs images se brouillerent. Tout sembla s'ebranler. Soudain, des coups violents resonnerent a la porte ili in ire ! 5 - Ouvrez, pour I'amGur du ciel! Angoissee, la voix resonnait dans la nuit. Les coups redoublerent. Reveille en sursaut, le docteur eut la presence d'es-prit d'enfiler un vetement, avant de se precipiter dans l'escalier. Maguelone le suivit de pres. Seules Habiba et grand-mere Azalais semblaient n'avoir rien entendu. Azalai's, parce quelle devenait sourde, en plus de sa cecite. Et Habiba, parce quelle dormait sous les toits, dans une chambre mansar-dee. -Que se passe-t-il ? fit le docteur, bougon. II avait peu dormi, les nuits precedentes. II etait reste de longues heures au chevet d'une patiente. A present quelle allait mieux, il aurait aime se repo-ser un peu. - Qui est-ce, que voulez-vous ? - Docteur, c'est moi, Rosana ! - Rosana ? - C'est terrible ! Catarina a eu une syncope ! On la croirait morte ! Docteur, il s'est passe quelque chose ! L'esprit clair ä present, le medecin s'elanca dans la rue, talonne par sa fille. Que fais-tu lä, Maguelone ? Je t'ordonne de rentrer! Mais si je peux aider ! I )e guerre lasse, il capitula. I'uisque tu ne dors pas, allons-y. 1 'etat de Rosana les frappa de stupeur. IVhabitude impeccable, eile arborait une ex-pression hagarde. Son visage avait vieilli de dix ans. Maguelone se rendit compte quelle ne l'avait jamais vur clccoiffee. Or eile etait... echevelee. De longues im i lies grises pendaient autour de sa figure, lui don-nmi I'air d'une folle. Sa cale*, quelle avait gardee, . il 11 posee de guingois. Elle faisait pitie. Rosana avait brave le guet pour venir jusque chez eux en pleine nuit ! Le medecin etait connu des ar-i lie is. II pouvait circuler sans peine, mais une femme, I si I -ei respectable de surcroit! Hormis les catins, on ii'en voyait guere, ä une heure avancee de la nuit. Il I.ill.lit que la situation fut extremement grave ! c hie s'est-il passe ? demanda le medecin. |c ne sais pas. J'ai entendu hurler, et j'ai trouve I itarina evanouie. Elle etait toute blanche. Je l'ai • rue morte. Ne cardons pas. I c ton iltt medecin etait abrupt. Maguelone sentit Qu'll s'inqui^tait pour sa patiente. i 11 Iff urc d'lntlrleur. Catarina gisait sur le lit quelle partageait avec sa sceur. Son visage paraissait aussi pale que ses draps de lin. Elle avait l'air exsangue. Guilhem Calcombe lui táta le pouls, qu'il trouva extrémement faible. Sous les yeux éberlués de sa rille et de Rosana, il gifla vivement Catarina, ä trois reprises. Ä la troi-siěme, eile ouvrit les yeux. - Que faites-vous ? s'exclama Rosana, alarmée. - Regardez, eile revient ä eile. Catarina ouvrait des yeux effarés, dodelinant de la téte. Ses lěvres étaient presque bleues, ses narines pincées. - Ii lui faut un tonique. Elle s'en va. Avez-vous un peu de cordial ? - Du vin de noix, de la liqueur de prunelle, de rhydromel... - Le vin de noix fera l'affaire. Rosana obtempéra. Quand Catarina eut avalé quelques gorgées d'alcool, eile se ressaisit. Son regard se fit moins trouble, ses joues reprirent un peu de couleurs. Elle considéra le médecin avec une expression de gratitude et d'efFroi. - Que s'est-il passé ? fit Guilhem doucement. II avait pour principe de manager les patients en etat de choc. Un rien pouvait les faire basculer. Un bruit, une inflexion de voix un peu brutale. - Je... je ne veux pas en parier. II lc I.lilt. I i voix 6ta.it douce, mais imperieuse. 1 n.ii ui.i hcsitait. Nous voulons vous aider. I Intel vendon de Maguelone la decida. IK soul rcvenus. Qui ? I cs csprits. Les demons vomis de l'enfer. ( )ui ? I * ion se voulait encourageant. II v .ivait des flammes, tout autour d'eux. J'ai vu i til ligurcs grimacantes. Des demons corn us, avec • I. prunelles fiamboyantes. J'ai essaye de les tou-111 i 111.lis ils s'evanouissaient. Des esprits volatils. II ■ hi une forte odeur de bouc, dans la chambre. J'ai • 'iii|u is que c etatt lui. I lie sc signa. Satan ? I i regard se fit apeure. Nc prononcez pas son nom ! ( est done lui ? In pcrsonne ! Son odeur de soufre et de suint, l'ii d'. fourchus. J'ai bien vu sa queue et ses cornes. 1 inn / moi.ee n'etait pas un cauchemar ! II etait la, ii ml pics ! ( mi nc sent rien. I ,i Ii ih in est ouverte. L'odeur se sera dissipee, nliji < i.i Maguelone. 01 - La temperature de la piece s'est élevée d'un coup. Comme un brasier de l'enfer. Le médecin réfléchissait. Un long silence s'ins-talla. - Vous me croyez fors sené*, c'est bien ca ? La voix de Catarina monta dans l'aigu, vrillant les tympans de ses auditeurs. Dans ses yeux percait une lueur qui ressemblait ä du triomphe. Elle annonca, comme on fournit une preuve : - II m'a parle, aussi. - Qu'a-t-il dit ? Les yeux de Catarina se révulsěrent. Elle sembla osciller, et se mit ä glapir, ďune voix suraiguě : - Encore quelques lunes, majolie. Alors tu mourras, et tu m'appartiendras. Insensée, folie. Signifie littéralement hors du sens, c'est-ä-dire de a raison. Le mot a par la suite donné forcené, qui n'a rien ä voir avec force. Un grand silence se fit. Comme ä la lecture .1 line sentence de mort. Rosana considerait sa sceur avec effroi. Ses yeux icrandirent. Son visage pälit. D'un geste nerveux, ■ II. tapota la courtepointe, puis remit en place le pain I., nil ni forme de croix, conserve dans une coupelle ■ 11 provision de forage. II avait le pouvoir d'ecarter 11 foudre. < luilhem Calcombe afficha une expression per-p|i KC, Maguelone nota finquietude dans son regard. Vous lui redonnerez du jus de graine de pavot, In 11 .1 Ii mention de Rosana. C'est un remede sou-■. i iln, connu depuis l'Antiquite pour les troubles >lu sommeil. Giacomo Dondi, qui a repertorie les i. i ! 11 es de la medecine grecque et arabe, le prescrit dans son Aggregator. II faut aussi etablir un regime. I 11it (11, Tunis, la laitue, la mauve et le nenuphar l ivoi im nt lVndormissement. En revanche, il lui fau-dl i cviter tie respirer du camphre, qui maintient en I i n de vcille. Et de consommer oignons ou poireaux, Bui donnent de mauvais reves. Le diamant les eloi-I im in.use 'est un remede un peu coüteux, je l'avoue. Mi. us v.i!it, ä tout prendre, une mauvaise haleine. Sa plaisanterie ne fit rire personne. - II faut que je discute de ce cas avec mes colle-gues de la faculte. Je pense qu'il s'agit d'un delire. J'ai vu quelques cas de fols, dans ma carriere. Pour certains, des bains froids et un peu d'ellebore suffisaient. Pour d'autres, les medications etaient, la plupart du temps, inoperantes. Ii faut lui eviter toute emotion, la faire manger leger le soir. Si cela se reproduit, je lui ferai une saignee, pour eclaircir le sang. Mais il peut egalement s'agir d'une forme particuliere d'humeur noire. Avant de me prononcer, je prefererais prendre conseil. Le cas est assez inhabituel pour... Ii n'acheva pas. Rosana avait les yeux exorbites d'angoisse. Maguelone eprouva pour eile un sursaut de pitie. Ces derniers jours, eile avait bien change, eile n'etait plus que l'ombre d'elle-meme. Ii lui sem-bla quelle avait maigri. Le souci quelle se faisait pour sa sceur la minait. D'un geste convulsif, Catarina agrippa la manche de Maguelone. - Et toi, mon enfant, tu me crois ? Maguelone ne repondit pas. - Ce ne sont pas des visions. Je n'en ai jamais eu, meme quand je jeünais pour careme ! Mon pere, Dieu ait son äme, vantait mon esprit pratique. II di-sait, "Catarina est pleine de bon sens, c'est l'heritage ile ses ancetres paysans. Ii coule dans ses veines." Je ti'aime pas les fatrasies, et je n'ai guere d'imagination. i m in.ilson bien tenue, un repas confectionne avec ..... voil.i ce qui m'importe. Quand je dis que j'ai mtt une odeur de bouc, c'est que j'ai send une odeur .1. boui fe lais la difference entre une bergerie, une .. in u- ct une etable. Prenez garde a. l'exaltation, fit doucement le .....I i mi. C xla monte vite au cerveau. [e prendrai vos potions, docteur Calcombe, mais |( ii. mi is pas folk. Elles m'aideront a dissiper ma \<, 111, puisque personne ne veut m'ecouter. Moi, je i i que ce demon reviendra, et qu'il m'emportera. Si s levies se retrousserent dans un rictus mauvais. ' i 11 ne dura qu'un instant. Maguelone se reprimanda. Elle avait du rever. I i.iii ce l'ombre de la chandelle, projetee sur son \ llttge, c] 11 i en changeait l'expression ? I ).ins les yeux de Catarina, on lisait une peur in i iblc. I >. 111s cette voix, Maguelone avait reconnu un 11 11 in quelle connaissait bien. I t-1 iii de la sincerite. - Tli en es sure ? ředit Gěli. Son air restait dubitatif. - Presque. Sa voix ne trompait pas. -Ni ton pere ni Rosana ne la croient. - Les adultes font des erreurs, parfois. II ne pouvait rien redire ä cela. lis en avaient fait 1'expérience. - Que comptes-tu faire ? Les enfants s'etaient installés dans le jardin de Maguelone. Les journées étaient encore douces. La lumiěre ďautomne se dissolvait en poudroiement doré. Les feuilles blondes et rousses couvraient déja le sol. Placide, Jaufré avait cueilli une des derniěres poires de l'espalier. Tout aussi placidement, 1'avait enfournée dans sa bouche. - Ce garcon est un estomac ambulant, constata Gěli, fache. Un glouton. Jaufré sourit sans répondre. Dans un coin, Aubréa s'exercait ä 1'équilibrisme, i mil ant une attraction quelle avait vue ä la foire. Le conciliabule se tenait entre Gěli et Maguelone. A present, i Is baissaient le ton. C'était le signe que did Iqtie those de grave était en train de se jouer. I ,)ik- me suggeres-tu ? interrogea Maguelone. I u veux mon avis ? ( )ui. In penses qu'il y a quelque chose de sérieux ? I 'm iiK i ite d'etre vérifié ? ( )ui. Maguelone avait répondu sans hésiter. In dépit de l'avis de ton pere ? i )ni, oui, oui! cria Maguelone. Jaufré et Aubréa . i * k mi ne rent, puis reprirent leurs occupations. |« .ais ce que tu as en tete. Géli la considéra avec .....lit'*, I n i rois ? In is ma soeur de kit. Presque ma jumelle. Tu dl oublir ? I 11 i i Maguelone avaient grandi ensemble. lis se •.......s.s.iicnl bien. i ,. Ii repiii : II lam aller voir 5a de pres. Quoi ? < . qui se name. Ne fais pas l'innocente. Je sais ■ I m . in v as déja pensé. In me soupconnes ? I Indignation était feinte. Les yeux de Maguelone . ,,,.1,1 III, poursuivit, sérieuse cette fois : - Jc crois que Catarina dit la verite. Quelle a vu quelque chose. - Reste a savoir quoi. - Des demons. Elle a send 1'odeur du soufre. - Et du suint, precisa Geli, soucieux d'exac-titude. - Et du suint. Peut-etre que quelqu'un lui admi-nistre une drogue, a son insu, pour provoquer des visions. Certaines pharmacopees, dit-on, sont tres puissantes. Mais au point de provoquer des hallucinations ? Je ne sais pas. - Demande a ton pere. Apres tout, c'est toi qui etudies les plantes. Pas moi. - Qui s'amuserait a en provoquer ? Et pourquoi ? Maguelone parut desorientee. - Un medecin, un apothicaire, une rebouteuse. Tout est possible, Maguelone. - Et s'il ne s'agissait pas d'hallucinations ? Geli considera la fillette avec un soupcon de condescendance. - Tu y tiens vraiment ? - J'aimerais etre sure qu'il n'y a rien, Geli. Que (out est le produit de son imagination. - Rosana n'a rien vu. - Rosana a le sommeil aussi leger qu'une buche et .u ii ant de fantaisie qu'une motte de terre. 11 y a deux possibility, Maguelone. I .csquelles ? Introduire chez elles, fouiller dans les coffres. || quelqu'un cache une drogue, nous la trouverons. i..... ti genre de choses, j'ai l'intelligence des rats. In soupconnerais Rosana ? loin est possible. Elles n'entendent bien ? \ | hi i pics. Rosana domine sa sceur. C'est plutot I ,i.....u qui voudrait se venger. Ta theorie ne tient |' i 1 .cli. Nous ne savons rien de la vie des gens. Nous ne i>n.s jamais que les apparences. Que se passe-t-il, I i..... les murs des maisons, a l'abri des regards, et I mi i 1 les indiscretes ? Tu peux le dire, toi ? Noii, bien stir. Mais Rosana avait Fair si i In mice ! I csl peut-etre une bonne comedienne. Et en- ..... Maguelone ? Que proposes-tu ? I i loi ? I leuxieme ctape, passer une nuit la-bas. I i immeni (erions-nous ? |, | >< >i111 iis me debrouiller. Ma mere est souvent ,1. i un l.i uiiii. Elle reste au chevet des parturientes. in . 11Liiii ne remarquerait mon absence. lis sont !.......11 in i ii pes a ronfler. Alors que chez toi, il n'y , mil J. ■. adultes. Tu es plus surveillee que moi. < h Ii njouta : I i puis, hi es une fille. Une fille ne circule pas, I. nun i * u liicii nop dangereux. i i in Ii un Iii la moue. En fait, elle revait d'action. Elle deplorait d'etre une fille. Elle adorait entendre les recits qui racontaient les exploits des chevaliers et les prouesses guerrieres. Un jour, son pere avait soigne gratuitement un troubadour atteint de fievre des marais, par l'administration de decoctions d'ecorce de saule. Pour le remercier, ce dernier les avait enchantes en racontant la geste de Guillaume d'Orange. Cet ardent chevalier qui s'etait retire dans un ermitage, devenu 1'abbaye de Saint-Guilhem-le-Desert. Il lui avait legue son nom, en tant que fondateur. Depuis, Maguelone revait de reentendre ses exploits. Mais, gueri, le troubadour avait repris la route. II allait chanter dans les chateaux. On preten-dait qu'il s'etait merae rendu au royaume de Sicile. Alors, avec Geli, elle avait joue au tournoi de chevaliers. Tous deux s'affrontaient en champ clos, avec des lances et des epees de bois, qu'ils avaient fabri-quees. Ou, avec d'autres enfants, ils reconstituaient le siege d'un chateau. Du haut de remparts imaginai-res, de gros rochers rebaptises tour des Pins ou tour de la Babotte, ils ripostaient aux assaillants. Des arcs de fortune et des frondes maison devenaient des armes de guerre. Kile soupira. Geli lui mit la main sur l'epaule. Je te raconterai tout. Promis. Ma mere s'absente quelques jours, pour l'accouchement d'une cousine. i u Mailis s'occuperont des petits, je pourrai i;,,,,, , a mon aise. Je te promets un compte rendu . 1. * 1111« ilc ce que je verrai. i i promesse la rasséréna. ifn achevait de se restaurer. Du jus de poire i!in.iii sur son menton, il l'essuya ďun revers de Aubica, qui avait termine ses acrobaties, le in I.hi dun air offusqué. I in rentre, j'ai faim, s ecria-t-il joyeusement. M.ii', iu viens de manger ! I i In il dedaigneux, c'est juste picorer ! Maguelone regarda le soleil. II , i ni temps de rentrer. in ,|,,,m„, 111 li ii III 3133 8 - Maguelone, tu es en passe de devenir une jeune fille accomplie ! Les deux sceurs rayonnaient. Maguelone les avait entrainees sur la terrasse de leur maison, en leur demandant de lui apprendre ä broder. Sans mefiance, Rosana et Catarina avaient accede ä sa demande. Elles etaient flattees que Maguelone s'adresse ä elles plutot qua Clamenca, une voisine, reputee pour son habilete. Mais Maguelone avait pretexte que la sieste de Clamenca etait bien trop longue, pour pouvoir esperer travailler. Les deux sceurs pepiaient comme des oiseaux et paraissaient tout excitees. Leurs joues avaient repris quelques couleurs. - II faut commencer par des motifs simples, avec des materiaux modestes. N'espere pas broder des nappes d'autel ou une chasuble d'eveque. II faut se limiter ä de petites choses, quand on debute. Sur un carre de tissu, Rosana executa quelques points. Maguelone suivait ses gestes avec une doci-lite feinte, mais interieurement eile bouillait. Que n'aurait-elle donne pour se trouver ä la place de Geli, charge de perquisitionner ! II avait fait mine 'accompagner Maguelone, puis de se retirer. Ne vous dérangez pas, je fermerai derriěre lui, .....huchoté Maguelone. Les deux sceurs, éprou- | tit i les incidents des deux derniěres nuits, avaient n .|lll('M 6. \ present, cétait elle qui subissait ce pensum, |.. n,| nu (pie son ami fouillait la maison á loisir. I ||i regretta de havoir pu faire 1'inverse. Elle nunaissait, en plantes médicinales. Une espěce i i iiijm ii .mi.iíi pas manqué d'attirer son attention, .!,.. qui ' .cl i ne faisait aucune difference entre ver- .......illeul. 11 aurait été plus expert en broderie m ■ ii boianique, estima-t-elle. l i. ni lire de commande plaqué sur ses lěvres, i II. n.ii|'i .ni sou frein. I iprcs midi lui sembla interminable. D'autant MIH |i idlcil s'etait levé, et quelle aurait bien couru I ... I i |\u i ij-uc chercher les premieres girolles ; ou J... iine pinede, ramasser des cěpes de pin. Leur lpi ni i i.ni mi peu gluant, mais leur parfum si I nuieiix 1 Les pluies nocturnes avaient sůrement i.....ii I. ni pousse. I . \. ii\ fixes sur sa piece de tissu, elle tenta de ,1. , ..n . iniiii. Quand on ne vit plus trěs bien I ... I i pii. c, tile se leva, remercia. |, i. i.u i ompagne ? I......I, Vous n auře/, qua descendre fermer un II pln i.ini Si vous voulez, je passe vous prendre ii in .i l.i (ontainc. Lberluees par cette soudaine metamorphose, les sceurs acquiescerent. Maguelone, munie de sa cruche, devala les cscaliers. Au coin de la rue, Geli la guettait. - Alors ? - Pas grand-chose. A part ces graines, un peu etranges. II ouvrit la main, revelant son butin. Maguelone eclata de rire. - Voyons Geli, ce sont des graines de passerose ! La passerose, ou rose tremiere, etait une des fleurs du jardin de Maguelone. A la fin de la floraison, elles liberaient des graines qui se ressemaient spontane-ment. - Je crois meme que c'est moi qui les leur ai donnees. Voyant son expression deconfite, elle ajouta gentiment : - Tu as fait de ton mieux. Rien d'autre ? - J'ai tout fouille. Maguelone redevint grave. - Une chose est certaine. Sa sceur ne la drogue pas. Que reste-t-il comme hypothese ? - Un etranger ? - Bien vu, Geli. Mais je ne vois pas comment il pourrait introduire quelque chose dans leur lournture. Si ule Gatarina est touchee. I - h i. IMus j'y pense, moins je crois qu'il s'agit .1 inn drogue. (Mini d'autre, alors ? |c n'ai pas encore trouve, Geli. II faut que j'y K lit i liisse. ' i quelle fit. En silence, Geli observa son visage tun i nuc. front plisse, levres serrees. I luelqu'un s'amuse a leur faire peur. J'en suis I • < i 11.ulee. S'amuse ? Je ne crois pas qu'il s'agisse d'un jeu. Moi non plus, retorqua Maguelone. II ne reste plus done... I >u ,'i passer une nuit chez elles, pour en avoir le . ii ill net. M.i|',uclonc bouillait d'impatience. Geli hesita. < .in- nuit, c'est impossible. Ma mere ne ill un (|ir,ipres-demain. < 'est rnnuyeux. Il nous faut faire vite. J'ai (trill .. I IL n.u heva pas sa phrase. * >11. quelque chose de grave se produise ? ( > 11 ■ I ipparition fa menacee, Maguelone ? I' i. que n' sache. I 'in. k cas... Geli eut un geste fataliste. Ce I |' i. plus grave que le croque-mitaine qui terrifie I. . nl nils. I,. i nuit avait precipite les choses. I iii|mhc, Maguelone s'etait levee plus tard qua • utimHv. Qnand elle descendit, Habiba etait ||.....n «1 i pluclier des oignons tandis que sa grand- M dt'taillait de petits cubes de viande. Elle etait I»I >11■ | i i, en depit de sa cecite, ne se coupait jamais. 1 n. ippi-iissante odeur d'epices s'echappait des I in I mis post's sur la table en chene. \ i .ir, Lutes une tourte au gibier ? 1 i lii ronnier a apporte deux lievres, et une belle I .i. . . ill man assin. I ■ iiirlni i-onstituait une piece de choix, un mets . . ins nohli's. Mais le braconnage existait, et il .....It tjnc- ( ertains clients fissent profiter le docteur 1(1 | 'i... 11 hi ill- leur chasse. lis payaient souvent en ........ i I urn qua ciefaut d'ecus sonnants et trebu- ■ li mi .. '..i table ciait toujours bien garnie. Mai'iiiloni' lutnia les aromes, puis alia denicher ......lorn in de pain dans la maie. In in vcux rien d'autre ? ' 'ii, Lpus noix Iraiches. Je me reserve pour la .....Hi I',n mastiquant, eile regarda les deux femmes s'activer. Habiba, qui en avait fini avec les oignons, hachait menu quelques blettes sauvages, tandis que sa grand-mere commencait ä petrir la pate. - II serait temps que tu apprennes ä cuisiner. - J'apprends en regardant, marmonna Maguelone. Les deux femmes se desinteresserent d'elle. - Le maitre est sorti, cette nuit, fit abruptement Habiba. Maguelone dressa 1'oreille. - Ah bon ? Sa grand-mere n'aimait pas trop cancaner avec la servante. Mais Habiba etait lancee. - C'est Mme Rosana. Sa sceur a encore eu une crise. La grand-mere de Maguelone emit un soupir de commiseration oil percait un leger mepris. - Catarina a touj ours ete de nature chetive. - C'est autre chose. Elle n'arretait pas de crier quelle avait vu le demon, et qu'il l'avait menacee, dit Habiba. - Qu'a-t-il dit ? Maguelone brulait de curiosite. - Encore quelques lunes, majolie... - ... Alors tu mourras et tu m'appartiendras, com-plcra la fillette, qui venait de se souvenir. Elle avait oublie les menaces, dans le reck quelle avait fait ä Geli. Elle se promit d'y remedier, quand elk- le venait. I ( n deux femmes lui dedierent un regard ahuri. I i iait quel type de voix ? demanda Mague- l,,n, Une voix basse, railleuse. Etrange, d'apres i in.i. Qui n'avait rien d'humain. I IK- la entendue eile aussi ? I csl ce qui l'a reveillee. La voix etait tout pres I i>u visage, ä ce quelle a dit. Elle a aussi entendu i. || i. r, du tonnerre, et vu des formes dans le noir. i 11 quand eile a allume la chandelle, tout avait dis-i..... Rvapore en fumee. II \ avait de la fumee ? Maguelone etait intriguee. ()ui. I >( l.i liunce. I i i.hi sans doute une trace. I iguclone ne croyait pas aux apparitions. Elle i ii ,11 qu'il s'agissait de contes de bonne femme. i ■. 11 Im avail donne une education un peu parti- ii II estimait que beaucoup de choses, qui nous i II || ii in etranges, avaient une explication, et qu'il i ,11 hi 11 decouvrir. Dans certains cas, cela prendrait i i......i iK lis. I )ans d'autres, la curiosite serait vite III I un Mais on clevait chercher. I i Mai'uelone etait la digne fille de son pere. I II, , n .hi qu'il n'y a pas de fumee sans feu. i 'nun i lui igine du feu... I Hi . i 111 fenncment decidee ä la trouver. Toute la journ§e, eile dut reLrener son impatience. Lapres-midi, son pere 1'emmena au port de Lattes. Iis partirent ä cheval, Maguelone en croupe, son pere tenant fermement les renes. II avait passe commande d'un certain nombre de produits exoti-ques. Un message de son cousin Glaudi Calcombe l'avait informe de l'arrivee de sa galee, chargee d'epi-ces, de denrees diverses et de soieries. Glaudi navi-guait sur Tun des vaisseaux de Jacques Coeur, grand argentier de France, dont la somptueuse demeure s'erigeait au centre de Montpellier. Le navire avait fait escale a Alexandrie, ä Rhodes, son port d'attache, puis Marseille. L'activite de cette partie de la flotte se concentrait en Mediterranee. Outre la navigation fluviale, le grand argentier du roi Charles VII com-mercait vers le nord. Sa venue ä Montpellier avait redonne un caractere florissant ä la ville, eprouvee par la peste noire et les consequences de la guerre de Cent Ans. La vente au royaume de France l'avait appauvrie. Maguelone huma l'air marin avec delice. Des mouettes criaillaient dans le ciel. Leur cri, semblable ä un aboiement, vrillait les oreilles sensibles. Elle aimait l'activite du port. Ii y avait loujours foule. Des hommes, des chevaux, des inulets, occupes ä diverses täches. On dechargeait les navires ä l'ancre. On embarquait des cargaisons. I )ans le bassin de radoub, on pansait les plaies des n.ivires. Avec un melange de goudron et de bitume, on calfatait des vaisseaux apres un long voyage. Elle entendait des chants ä haier, des cris, des ordres divers. La brise marine apportait toutes sortes .l'odeurs, d'iode, de poix, de chanvre, de poussiere, de cannelle, gingembre, poivre et noix de muscade. I ()rient ä portee de narine. Elle se sentit grisee. Guilhem ! Quel plaisir ! Et toi, Maguelone, . onime tu as grandi ! Quand je suis parti, tu n'etais pas plus haute que... I )'un geste eloquent de la main, il fit mine de la rapetisser, Glaudi, tu exageres, fit son pere en eclatant de me. Les deux hommes s'etreignirent. Et toi ? Pas de femme, pas d'enfant ? Pierre qui loiiie. ... n'amasse pas mousse. Mais ne t'inquiete pas. |l \ois les choses en grand. J'ai quelques femmes et I ill.mis, dissemines de par le monde. [e connais ton cceur genereux. Mais une epouse i lin lienne, qui t'attendrait au port... ( '.tile qui m'attachera n'est pas encore nee. Maguelone le considéra avec tendresse. Oncle Glaudi, comme eile l'appelait, était báti en force. Un veritable colosse, doté ďun appétit d'ogre et ďune soif démesurée, ä la mesure de son imposante carcasse. II était en outre pourvu ďune solide appetence pour l'aventure et la découverte, et d'un rire tonitruant. -Tu veux visiter mon dorn aine La Notre-Darne-Sainte-Madeleine, commandee par le capitaine MichelTeinturier, constituait le joyau de la flotte de Jacques Cceur. Haut, long et etroit, le navire etait specialise dans le transport des denrees de luxe, en raison de son faible tonnage. Le grand argentier preferait rapporter des marchandises d'un prix eleve, mais d'un volume reduit. Des epices, ache-tees aux Arabes, dont la situation geographique et la science de la navigation leur permettaient de pousser jusqu'en Inde. De la soie et du coton d'Egypte. Et de for, extrait des mines africaines. Pauvre en metaux precieux, le monde chretien devait s'approvisionner a l'exterieur de ses frontieres. Deux fois par an, Jacques Cceur obtenait une autorisation pontificale pour commercer avec les Infideles. Cette autorisation comportait quelques restrictions. S'il pouvait amener en Egypte des draps de Champagne ou d'autres produits, inconnus la-bas, il lui etait interdit de livrer des armes, des metaux, du bois d'ceuvre. Maguelone s'emerveilla de tout ce quelle voyait, i i oublia, pour quelque temps, son enquéte. Notre-Dame-Sainte-Madeleine était, aux dires de I il.uidi, le plus gros vaisseau de la flotte qui battait pavilion royal. A voiles carrées, dont une misaine .1 u n artimon latin, et á rames, elle était équipée tlr trois mats, bordée á clins, et pourvue d'un chair, in avant et d'un chateau arriěre qui dominait le jouvernail ďétambot. Avec fierté, Glaudi montra á Maguelone la boussole et 1'astrolabe qui servaient á guider les marins. Et qu'ai-je rapporté, a ma filleule et niěce préfé-i, i: ? Une poupée, des friandises ? 1 )evant la mine déconfite de Maguelone, il éclata ill lire. Bien sůr que non. Je savais que j'allais trouver line Icmme, á mon retour. Eh bien, ma belle colom-bi lie ! Regarde. Avec des gestes de magicien, il déploya une su-5i rbe étoffe de soie pourpre, tissée de fils d'argent. Maguelone, qui ne s'interessait pas précisément á la I mi me, en eut le souffle coupe. Une soierie de Damas. Et un rubis de i iol( onde, pour assortir á la robe ! Un joaillier syrien nu la échangé contre un poignard deTolěde. I a pierre était petite, mais d'un joli rouge clair. I ||i était sertie sur une monture d'un metal un peu phis vil qui ressemblait á l'argent. Jusque-la, les seuls bijoux que Maguelone avait possedes etaient en email de couleur. La rarete des gemmes en faisait leur prix. Elles etaient tres recher-chees. - Tsst, tsst, tu la gates trop, fit Guilhem, reproba-teur. Loncle eut un geste insouciant. - Qui sait ? Chaque voyage est peut-etre le dernier. Pour ta pharmacopee, il fatidra attendre. J'avais mis de cote les cadeaux pour la pitchoune. Il y a aussi un pain de sucre d'Alexandrie. C'est rare et cher, comme tu sais. Les Arabes l'ont filtre. Quand il arrive, encore brut, de voyage, il est noir comme la poix et plein d'impuretes ; il sent la sueur de chameau. Mais apres, quel delice... Habiba saura comment l'utiliser. Le reste est plus volumineux. - Tu as tout ? - On peut dire que tu m'as donne du mal. Maguelone etendit la main. La bague scintilla au soleil. - Un vrai bijou de princesse. Quant a la soie, garde-la pour ta robe de mariee. Le temps viendra bien assez vite, tu sais ! II me semble qu'hier, tu vagissais encore dans tes langes ! Pour une fois, elle ne protesta pas a 1'evocation d'une possibility de manage. Ni ne se vexa d'avoir laisse le souvenir d'un nourrisson criard. I .1 journee passa a toute allure. Glaudi les invita • Luis une cabine, lambrissee d'un bois odorant, et Inn offrit un gobelet de Malvoisie. Maguelone eut (uste le droit d'y tremper les levres. II y avait, dans mi drageoir, des douceurs transparentes, cubes roses, us ou jaune pale qui avaient le gout de rose, de l>i i.iche ou de noix. Ce sont des loukoums. Ils viennent d'Orient. I '( 1 )amas, plus precisement. Qu'est-ce qui leur donne cette consistance ? T nianda, intrigue, le pere de Maguelone. fa gomme arabique. Tu ne sens pas ce leger gout 111 11 Tebinthe ? Kffectivement. Tout a coup, une etrange creature sauta dans l.i piece, manquant d'atterrir sur les genoux de Guilhem Calcombe. Maguelone ne l'avait pas remar-auee. Lffrayee, elle etait restee blottie tout le temps .!< la conversation. A present, elle piaillait, pour atti-iii l.ittention de son maitre. Maguelone l'observa avec attention. Le petit animal au corps velu, avait une figure 11111:e, et un regard quasi humain. Il ressemblait a un [i 11 l.i id, ou un enfant, fripe par sa venue au monde. I lie lut frappee par la tristesse qui se lisait dans ses vnix. 1 lamusant petit singe ! fit son pere, emerveille. - Puis-je le prendre ? Maguelone tendit les bras. La creature s'y refugia. - II t'a adoptee, c'est rare. Tu peux lui donner une pomme d'api, si tu veux. Le singe niche dans ses bras, elle eprouva un etrange sentiment. Aucun animal ne vivait chez les Calcombe. Le singe lui parut aussi confiant qu'un enfant. - Tu veux le garder quelques jours ? - Je peux ? Elle interrogea son pere du regard. - S'il n'a pas de maladies... - II est sain comme l'ceil. D'ailleurs, il a bien resiste au voyage, quand des humains etaient malades des fievres. Maguelone ecoutait, fascinee. Elle avait perdu la notion du temps. - II te faudra le surveiller, il est agile et chapardeur. Un vrai petit chenapan. Et malin. Ah, j'oubliais, il s'appelle Pytheas. C'est le nom d'un navigateur. De Marseille, je crois. Soigne-le bien. Il mange... II lui expliqua comment nourrir l'animal. - Je te le laisse jusqu'au mois prochain. Ne t'atta-che pas trop ä lui. N'aie crainte, s'exclama Maguelone avec enthousiasme. Les deux hommes echangerent un sourire entendu. < [uand ils sortirent sur le pont, Pytheas avait noue I | hi ins mains autour du cou de Maguelone et se i iinpoimait a elle. N Ysi-il pas mignon ? In devras l'epucer, fit observer son pere. Et t'oc-Hpi i ilc lui. M.ns aucune objection ne pouvait entamer l . itiltousiasme de Maguelone. Si ne contre sa poitrine, le singe paraissait «niii lie. II i\ .lit irouve un foyer. 11 - Chut! II ne faut pas attirer 1'attention ! Maguelone s'etait glissee hors de son lit pour rejoindre Geli. Elk avait eu beaucoup de mal a se separer de Pytheas. Le petit animal dormait sur un amoncel-lement de coussins. Elle l'avait couvert d'une fine courtepointe, et s'etait eclipsee. L'installation de Pytheas avait ete vue d'un fort mauvais ceil par la servante et sa grand-mere. Aza-lai's, bien qu'aveugle, etait consciente de toutes les perturbations. Les deux femmes, qui ne s'entendaient pas toujours, avaient fait alliance contre le petit animal. La grand-mere, qui partageait son lit avec Maguelone, avait categoriquement refuse d'y accueillir le singe en sus. Guilhem l'avait approuvee. Azalai's avait consenti, bon gre mal gre, a donner une courtepointe, et encore, parce quelle etait bonne a jeter. Bien au chaud sur sa couche improvisee, Pytheas ronflait discretement. Azalai's faisait de meme. Maguelone avait appris la discretion. Elle sortit a pas de loup et courut rejoindre Geli. Elle ne resterait pas longtemps absente. Elle aurait aime parler du singe a Geli mais ils avaient des preoccupations plus importantes. Tu sais comment entrer dans la maison ? J'ai effectue des reperages hier, et laisse un fenes-i n in ouvert dans le grenier. Je vais grimper jusque-la I i je me glisserai a l'interieur. Tu me raconteras tout ? fit Maguelone avec une pointe d'envie. Lvidemment. J'espere percer le secret de la mai-i m aux esprits demoniaques. fa mere ? Partie pour une semaine. Les filles n'osent rien n u dire. C'est moi le chef de famille, ajouta-t-il avec mih pointe d'orgueil. Je fais le guet. Merci. Elle regarda Geli escalader la facade. II etait aussi n ilr qu'un chat. Ou un singe, pensa-t-elle. Bonne chance, souffla-t-elle en le voyant dispa- l iii ic. I Vmain serait un autre jour. lis auraient la cle de l'enigme. I is deux sceurs seraient rassurees. 1.1 elle pourrait, insouciante avec sa bande d'amis, I i ippiller les derniers raisins de l'automne. C'etait II niiitume, quand les vendanges etaient passees. I IL n'y derogeait jamais. Les vignes n'etaient pas iM'. nombreuses, autour de Montpellier, mais il y en i mi imc quelle guignait. lis gouteraient les dernieres grappes de muscat, I. .in ,s et sucrees, oubliees par les vendangeurs. 12 Les choses ne se passent pas toujours, helas, comme on le desire. Le lendemain, Geli n'etait pas au rapport. Maguelone s'etait levee a l'aube, mais elle dut attendre. Pour s'occuper, elle epouilla le petit singe et le brossa, puis s'employa a le nourrir. Habiba le considerait d'un ceil torve, avec une expression de defiance. - Je te previens, petit voleur, ne t'avise pas de prendre quelque chose ici, fit elle en le menacant de son balai de genet. - Et toi, ne t'avise pas de le frapper, intervint Maguelone, dressee sur ses ergots. Toutes deux se defiaient ouvertement du regard. Ce fut Guilhem qui calma le jeu. - Qu'est-ce qui vous prend ? C'est la pleine lune qui vous met en ebullition ? La tension s'apaisa. - Rosana m'a fait appeler, ajouta-t-il. II s'est passe quelque chose, cette nuit. Catarina est prostree, en ctat de choc. J'ai promis de repasser mais je dois voir un autre patient. Pourrais-tu leur porter cette fiole de medicament ? J'y ai ajoute, a faible dose, de la morelle noire, de la cigue et de la jusquiame. Quelle will, .1 ne pas aller au-delä de la prescription. L'abus ! . produits peut s'averer toxique. Pharmakon, en signifie ä la fois poison et remede, ne l'oublie I Mil.US. ion pere ne perdait aucune occasion d'enseigner. I in, dans les cas les plus graves. hi lout dans ces cas-la. II avail beaucoup appris de ses confreres juifs, et mm, il entendait le lui transmettre. 11 lui ai fait une saignee, elle est tres faible, tres ("piiiuvcV. < found Maguelone arriva, Rosana, d'un air absent, I > 111 \ 111 la chambre de sa sceur. Taciturne, Catarina ■ ■mi mplait d'un air morne. Muguclone avait emmene Pytheas avec eile. Elle . in pense qu'il distrairait les sceurs de leur souci. I lerdue, elles ne lui jeterent pas un seul regard. Indifferentes. « I ui'iait pas leur habitude, pourtant. '„ ni.lain, le singe s'echappades bras qui le tenaient I i plnngca vers le tas d'ordures. I ii mi tie lumiere, jailli de la fenetre, eclairait un i I i brillant. Instinctivement, le singe sen empara. Maguelone se pencha, saisit Pytheas, et, avec ......11 . deplia les doigts de l'animal qui grogna, , ......i , le resserrer sa prise. \ ,, |cu, elle ctait plus forte. I i in.un de Pytheas s'ouvrit. Maguelone put voir ce qui avait capte son attention. C'etait un eclat de verre blanc. Sans reflechir, elle l'enfouit dans la manche de sa cotte. Rosana sembla n'avoir rien remarque ; quant ä Catarina, elle paraissait absente. Ayant oublie sa deception, Pytheas se crampon-nait ä nouveau au cou de Maguelone. Elle posa la hole de medicament sur la tablette. Rosana la remer-cia d'une voix blanche. Maguelone prit conge. Catarina n'avait pas prononce une seule parole. Maguelone s'en avisa en passant le seuil. De toute facon, eile n'avait guere le temps de l'interroger. II fallait quelle rejoigne Geli. Elle avait hate qu'il lui raconte les evenements de la nuit. Elle alia se poster devant leur maison et envoya des petits cailloux sur les fenetres, ä un rythme regulier. C'etait leur signal. Ce ne fut pas Geli qui vint ouvrir, mais Aubrea. Elle tenait un bebe dans les bras. Elle recula legere-ment en voyant le singe, mais ne fit aucun commen-taire. Son visage, päle et tendu, refletait une profonde angoisse. -Geli n'est pas rentre, cette nuit. Tu sais quelque chose ? - Non. - Ne mens pas ! Je vous ai vus comploter. Aubrea semblait au bord des larmes. D'une main, elle essuya le visage du bebe, tout barbouille tjc bouillie, quelle tenait dans les bras. Une fillette □"environ quatre ans s'accrochait ä ses jupes. Je ne sais pas ce que vous mijotiez, mais mon frere ä disparu. Et ma mere est chez des cousins, pour ['accouchement d'une parente. Une grossesse difficile. ITle ne rentre que dans une huitaine. Qu'est-ce atle je vais faire, avec Mailis ? |e m'occupe de chercher Geli, promit solennel-lement Maguelone. Enleve ce sale animal ! fut la seule reponse il'Aubrea, qui exprimait, pour la premiere fois, sa i< pulsion. D'un mouvement sec, elle referma la fenetre. ()n entendit le bebe hurler. Maguelone se sentit gagnee par l'inquietude. Qu'etait-il arrive ä Geli ? L'assurance quelle avait 111 u 11 ce devant Aubrea disparut, aussi vite quelle .im venue. Ses epaules s'affaisserent. Pytheas dut . mil sa tension. Dans un geste presque affectueux, 11 resserra sa prise. Maguelone Calcombe. ()n la disait futee. Maligne, meme. Elle devrait, sur ce coup-lä, exercer sa sagacite. file n'etait pas sure de reussir. Elle ne disposait d'aucune piste. Mais elle etait I onvaincue d'une chose. il fallait quelle retourne chez les deux sceurs. 13 - Qa. ne peut pas durer, fit Rosana. Je vais demander qu'on exorcise la maison. - Que s'est-il encore passe ? Le visage de Rosana etait bleme. De fatigue ? De peur ? Elle ajouta : - Et je demanderai la medecine des religieux. Voila ce qui arrive quand on doute des siens. Le docteur ne fit aucun commentaire. Il avait l'habitude. Depuis des siecles, l'Eglise exercait son pouvoir de guerison. Elle soignait les malades par des moyens spirituels, qui, parfois, se revelaient efficaces, surtout dans le cas de maladies imaginaires. Quelquefois, les patients avaient juste besoin qu'on les ecoute, ou qu'on les rassure. II se serait bien garde de contester ces pratiques, craignant d'etre accuse d'heresie. - Qu'avez-vous vu ? Le visage de Rosana exprima la frayeur. - Vous etes done sorcier ? - Ce n'etait pas bien difficile a deviner. Jusque-la, vous pensiez que Catarina exagerait, et maintenant, vous faites venir le pretre. J'en conclus que vous ! royez votre sceur. Ergo*, que vous avez assiste aux mcmes phenomenes. Je me trompe ? - C'etait affreux, reconnut Rosana, qui, a l'evoca-i ion du souvenir, se cacha la figure dans ses mains. - Racontez-moi. La voix du medecin etait douce, apaisante. Retell, un son souffle, Maguelone ecoutait avec avidite. Peut-etre apprendrait-elle quelque chose stir la ■ hsparition de Geli. Tout ce qua dit ma sceur est rigoureusement vr.ii. Pauvre Catarina, que ne l'ai-je ecoutee plus lot Immobile et silencieuse, comme en catalepsie, I .Marina restait etrangere ä la conversation. Sa sceur lui massa les tempes avec un peu d'essence de lavan-ih , et lui versa un gobelet d'hydromel. Elle le prit et lc but, avec des gestes reflexes. Ce n'est done pas la folie, fit pensivement le me-decin, qui paraissait perplexe. Ni de l'humeur noire. Ce lieu est possede, s'enteta Rosana. Ä ce mot, Catarina tressaillit. Ses epaules se soule-Vi rent, un grand frisson la secoua. Puis elle redevint Inerte. Ses mains reposaient sur sa jupe, immobiles Comme celles d'une poupee. Ses yeux etaient tout lussi vides. 11 existe forcement une raison ä son etat, meine '.i nous n'avons pas l'explication. I lone, en latin. Maguelone avait envie d'intervenir dans la conversation, de montrer sa trouvaille. Au lieu de cela, eile se tut. Elle craignait la reaction de son pere. Ii lui repro-cherait, ä coup sür, de s'etre trop impliquee. D'avoir mis sa vie en danger et entraine Geli dans cette folie. Elle devait continuer ä agir seule. Elle avait une idee. Elle disposait d'une piste. Bien mince, certes. Mais c'etait un debut. Elle avait baisse les armes trop tot. La solution lui apparaissait, ä present, lumineuse. Le morceau de verre deniche par Pytheas, au milieu de la poussiere, n'etait pas d'un modele courant. Et il y avait quelqu'un, dans la basse ville, qui pourrait certainement lui en indiquer l'origine. Un peu ragaillardie par cette perspective, eile se leva. - Oü vas-tu ? fit son pere. - Voir si quelqu'un a besoin de moi, ä la maison. Sur ces paroles, eile s'eclipsa. 14 Maguelone avait penette dans une Itviic. I ».ms 1'atelier etincelait comme un amoncelle-!H. in de pierres precieuses. Sin les etageres, s'empilaient des vases de toutes formes, de toutes couleurs, d'une miraculeuse trans- I.....ice. Certains d'un bleu outremer, d'autres pales .......ne l'azur. II y en avait d'un vert profond d'eme- i iihlc d'autres dans des tons d'herbe naissante. Mais III i des violets, des noirs, des blancs translucides, di i jaunes safran. Les objets declinaient les teintes d< •, plus belles gemmes, le peridot, la cornaline, le 11 p, , I'onyx, la citrine, l'aigue-marine, l'amethyste, It n.p.i/e, le grenat, la turquoise, le saphir, le cristal ■ I. M u he, le quartz, l'hematite ou le lapis-lazuli. Elle ......i.iissait toutes ces pierreries. Les ostensoirs et les ill. i s de l'eglise en etaient incrustes. Quelques vases |......i ornes d'un filet d'or, d'autres ciseles comme ,|. . puces d'orfevrerie. D'autres encore, graves, evi-I i .ipiaient merveilleusement la lumiere. Maguelone etait fascinee. M.iis le plus beau, e'etaient les vitraux, sertis de I• 1.• 1111> lis representaient des saints, ou de nobles personnages, posés dans des paysages qui évoquaient le paradis. - Tu aimes mon travail, petite ? Le maitre verrier s'approchait d'elle. Elle avait observe avec intérét tous ses gestes, et la maniěre dont il soufflait le verre. Il insufilait de l'air dans un long tube, au bout duquel était fixe un morceau brulant. Presque une braise. Un melange, en fait, de sable, de cendre d'algues et de craie, comme il le lui expliqua par la suite. Comment une matiěre aussi triviale pouvait-elle produire semblable merveille ? II y avait lá quelque chose qui confinait á l'alchimie. Opacitě, transparence ou couleur, la matiěre brute se métamorpho-sait, comme un vil plomb en or. Le verrier pliait, tordait cette pate molle, incan-descente, pour lui donner la forme qu'il voulait. - Vous étes un magicien, dit-elle, sincere. L'homme sourit. - Il n'y a pas de magie, lá-dedans. II s'exprimait d'une voix douce, un peu mélancolique. Juste un savoir-faire, et des années d'apprentissage. J'ai étudié le metier du verre, á Venise. C'est la que les maitres m'ont enseigné leurs secrets. C'est une ville mer-veilleuse. Elle semble faite de dentelle. Elle est posée sur l'eau. Elle flotte dans la brume. On y produit des splendeurs, que je ne saurais égaler, méme si je m'y efforce. Alors, vous pourrez peut-étre m'aider ? I ,e ton de Maguelone exprimait l'espoir. L'homme H Mil it. Dans la mesure de mes moyens. Dis tou- |i MII's. Elle lui tendit le morceau de verre, soigneusement I nvcloppé dans une piece ďétoffe, et attendit le I l diet. Ca n'emane pas de mon atelier. D'oii cela peut-il provenir, alors ? Elle bouillait d'impatience. Il la regarda genti- iik'lll". C'est un verre trěs special, regarde-le de plus pres. Il a été taille d'une facon particuliěre. Et poli ivcc de la préle, avec une precision extréme. Oú l'as-111 i rouvé ? Je ne peux pas le dire. A ton aise. Si tu veux mon avis, ce verre n'a pas été fabriqué dans la region. J'en ai vu de sembla-bles, dans les foires de Champagne, en montantvers I. nord. II nest pas décoratif. Le fragment est petit. M.iis je ne crois pas me tromper en disant qu'il s'agit de verre optique. Qui proviendrait de lunettes, ou d'une lentille. Mais encore ? Pout doux ! Je ne suis pas specialisté. Juste arti-'..ni. ("est done si important pour toi ? Oui, trěs, confirma Maguelone. II faisait trěs chaud dans l'atelier. Les emotions des derniers jours, le manque ďair, la disparition de Gěli... Elle se sentait suffoquer. L'homme devina son malaise. - J'aimerais faire plus. Je n'ai pas le moyen d'iden-tifier l'origine de ce morceau de verre. On fabrique beaucoup de choses, dans le domaine de l'optique. Pour observer le ciel, par exemple. Les astrono-mes... Maguelone réfléchissait. Les idées tournoyaient trěs vite dans sa téte. Quelle relation entre ce morceau de verre et la disparition de Gěli ? Avait-il lutté contre un adversaire équipé de lunettes ? Cétait un objet assez rare, mais que Ton voyait. II équipait les hommes ä la vue basse, ou ceux qui vieillissaient. Cela n'avait pas de sens. Comment un vieillard scrait-il entré dans la maison des sceurs Amiel ? Pour grimper le long de la facade, il fallait avoir 1'agilité de Gěli. Ou de Pythéas. Un singe ä lunettes. Quelle absurditě ! Elle deve-nait stupide. Pensait vraiment n'importe quoi. Décidément, la fatigue lui brouillait l'esprit. Ou peut-étre était-ce simplement le chagrin. Le vide laissé par Gěli, et l'angoisse quelle éprouvait pour lui. Des images de moments insouciants, qu'ils avaient vécus ensemble, parties de péche, baignades dans le Lez, ou dans les marmites de géants de Saint-(iuilhem-le-Désert, escapades, lui firent monter les l.umes aux yeux. Elle les essuya rageusement. II ne fallait pas quelle faiblisse. Plus que jamais, elle devait mobiliser son energie. L'angoisse ne devait pas faire obstacle ä la reflexion. Elle avait cru éclaircir les choses, elle les avait obscurcies, au contraire. Elle n y comprenait plus rien. Elle avait vaguement entendu les derniers mots du Souffleur de verre. Un astronome ? En quoi la maison des sceurs pouvait-elle consumer un observatoire ? Elle n'avait méme pas de icrrasse Tout cela était trěs confus. Le mystěre s'épaississait. Elle avait fait une promesse quelle ne pourrait pas lenir. 15 Découragée, Maguelone avait guitté 1'atelier. Eblouie par les couleurs des vitraux, mais ďhu-meur particuliěrement sombre. Un instant, elle envisagea d'aller tout raconter ä son pere. Guilhem Calcombe saurait sans doute l'aider. II préviendrait les autorités, mettrait en branle la machine judiciaire. Puis elle se reprit. Cétait leur secret, ä eile et Gěli. Aucun adulte ne devait en étre informé. Iis se 1'étaient juré. Ce genre de serment lui semblait trop lourd ä tenir, en l'absence de son ami. Elle avait besoin d'un confident. Résolument, elle passa la porte de la boulangerie. Une odeur de pain chaud et de patisserie lui chatouilla les nadnes, tan-dis quelle recevait en plein visage 1'haleine chaude du four. - Tu en veux ? C'est moi qui ai aide ä le faire, fit Jaufré, plus jovial que jamais. II máchonnait avec conviction la moitié d'une Hesse briochée ä l'anis. Maguelone s'apercut quelle n'avait quasiment lien mangé depuis [a veille. Elle s'empara du mor-ceau qu il lui tendah et le dévora avidement. - On dirait que tu as faim. Jaufré la considéra, intrigue. - Oui. Non. J'ai besoin de te parier. Pas ici. - Je préviens rnon p£re_ On pouvait toujours COmpter sur Jaufré. Iis se retrouvérent dans un endroit bien ä eux, en bas des fosses \z viUe, qu'ils avaient décou-vert. Ä ľabri des oreilles indiscrétes, ils pouvaient parier. Prévoyant, Jatifj-é avait empörte des provisions tlans un grand sac de toile. Une miche de pain bis saupoudrée de cumin> Ju jambon cru, du fromage de chévre et de brebis. Des rissoles. Un peu de vin i oupé d'eau. Iis se partagérent le tout. - Ca va mieux > Elle sourit. -Tu ferais un grand médecin. - Brrr ! Rien qu'a y penser... Tout ce grec et ce latin !Toi, tu es faite pour ca. Moi, je n'aime rien tant que pétrir la páte pour faire le pain. Le seigle, ľorge, L froment, ľépeaUtre ou le sarrasin, voila qui me parle. Chacun sa špecialite. Mais tu as raison. Avec du bon pain, on peut guérir bien des maux. Quel est le lien ? Maguelone sourit. Un melange de rire et de larmes. - L'arc-en-ciel aprěs la pluie, commenta docte-ment Jaufré. Dis-moi ce qui ne va pas. Elle lui raconta tout, péle-méle. Ii l'observa avec gravité. — Nous devons aller voir nous-mémes. - Comment cela ? — Trouve un pretexte. Va dormir avec les deux sceurs. Aměne ton singe avec toi, il pourra te servir. Un singe, c'est malin. Moi, je ferai le guet dehors. Si quelqu'un s'enfuit, je le suivrai, et je délivrerai Gěli. - Tu crois que...? - II n'y a rien de surnaturel. Les demons n'ont pas empörte Gěli. Balivernes ! De la fumée, un morceau de verre. Ce sont la indices concrets. Les demons ne laissent pas de traces. Cest bien ce que tu crois, n'est-ce pas ? - Tu lis dans mes pensées. — Reste ä convaincre ton pere. Et les deux soeurs. On a bien parlé ďexorcisme ? -Oui. — Tout le monde sera rassuré. Et tu obtiendras ton autorisation. — Jaufré, tu es un génie ! Maguelone embrassa le gros garcon, qui rougit. Elle était plus déterminée que jamais. 16 Convaincre son pere s'etait avere plus lacile que prevu. Guilhem Calcombe avait de l'occupation, ce soir-la. Ii devait assister ä un banquet donne par la faculte ile medecine, dont les femmes etaient rigoureuse-ment exclues. Et pour cause. Ripailler, boire du vin nouveau, entonner quelques chansons d'etudiants, I aconter des histoires coquines : c'etait pour lui, l'es-pace d'une soiree, retrouver sa jeunesse, chose rare dans une vie consacree exclusivement ä son metier, n sa famille. La proposition de sa fille l'enchanta : clle ne pouvait pas mieux tomber. Meme si les sceurs Ainiel avaient decide de confier leur sante aux reli-gieux, il n'etait pas ä l'abri d'un appel nocturne. La presence de Maguelone, sur place, se revelait provi-dentielle. Malgre son jeune äge, eile montrait dejä les i apacites d'une infirmiere. Et dans quelques annees, eile le seconderait en tant que medecin. II se deman-da meme si sa reputation n'eclipserait pas la sienne. - Tu peux y aller, fit-il, laconique. Maguelone lui sauta au cou. I,es deux sceurs ne parurent pas surprises de I nie arrivee inopinee. Mieux, elles s'en rejouirent L'exorcisme et les soins dont elles avaient fait l'objet avaient ramene le calme. Leur expression ras-serenee montrait que l'angoisse des derniers jours avait, provisoirement, disparu. Rosana insista pour confectionner une tarte aux coings et aux pommes, sa speciality. Elle avait mitonne une soupe de verdure, de petits pätes aux fruits sees, et fait frire de savoureux poissons de riviere. Peches directement dans le Lez, avait-elle precise. Elle les avait achetes ä un garnement qui en faisait commerce. lis vivaient encore quand elle les avait mis ä cuire. Maguelone fremit ä l'enonce de cette cruaute. La cuisine embaumait. Rosana versa l'eau d'une aiguiere dans un petit bassin, et Maguelone fit ses ablutions, puis s'essuya avec une toaille*. Le repas fut joyeux. Elles avaient deploye, pour l'occasion, la nappe de lin des jours de fete, et rem-place les tranchoirs de bois par d'autres, en etain, qu'elles enfermaient jalousement dans un coffre. Catarina avait fini par sortir de sa torpeur melancoli-que et s'activait devant l'atre. Rosana resservit ä Maguelone une troisieme part de tarte, bien quelle n'eut plus faim. Avec verve et esprit, elles raconterent ä la fillette quelques anecdotes sur la vie montpellieraine, ä l'epoque de leur jeunesse. Elles connaissaient plus dun scandale. Maguelone s'en etonna. Elle n'aurait pas imagine s'amuser autant. Les vieilles demoiselles Morceau ilY-toffe. serviette. confites en devotion savaient bien cacher leur jeu. (Katarina, qui paraissait si timide et si effacee, avait la riposte cinglante et un sens du comique insoup-conne. En contrefaisant ce soir-lä quelques person-nes desagreables, eile revela des dons d'imitation. Puis ce fut l'heure de se coucher. Pour Maguelone et Pytheas, les demoiselles installment une cou-che provisoire au pied de leur lit. Elles semblaient avoir accepte la presence du singe. Catarina le trou-vait meme mignon. Elle s'extasia sur sa petitesse et sur son expression presque humaine. En acceptant quelques noisettes quelle lui tendit, paume ouverte, I'animal la remercia. II lui administra un petit coup de langue pour exprimer sa gratitude. Puis tout le monde alia se coucher. Grisees par le vin de noix qu'elles avaient absorbe, pour feter la fin de leurs miseres, les deux sceurs s'en-dormirent rapidement. Maguelone s'efforca de resis-ter au sommeil. Se souvenant des propos de son pere, elle avait inhale un peu de camphre, dont elle avait derobe un flacon au medecin. Elle le remettrait en place ä son retour. Le petit corps chaud de Pytheas agrippe au sien, son souffle regulier tout pres de sa joue, l'aiderent ä ne pas sombrer. Cette nuit-la, il faisait pleine lune. Le fenestrou eer l'illusion de demons impalpables. C'est ce qui a du. te donner l'impression de traverser les images. L'explication s'averait, somme toute, naturelle. - Et les sceurs croiront, au reveil, que les prieres les ont sauvees. Iis rirent ä nouveau. Puis redevinrent graves. - Je dois y aller, fit Jaufre. Toi, tu restes ici. Je ne pense pas qu'ils reviennent cette nuit. C'est nous qui avons leur machine infernale. — Je t'accompagne jusqu'ä la porte. Maguelone defit la barre de fer forge qui empe- chait toute intrusion. — C'etait bien la peine de se barricader ! Si elles avaient su — Qui pouvait imaginer cela ? J'essaierai de savoir qui peut habiter derriere. Mon pere me le dira peut-etre. Les maisons communiquent forcement. — Ca parait impossible a croire. Sur le seuil, Jaufre s'arreta, alerte par un bruit leger. II mit son doigt sur sa bouche, intimant a Maguelone fordre de se taire, et la tira dans fombre du vestibule. Deux silhouettes passerent. Un homme et un enfant. — Le jour va bientot se lever. — Crois-tu qu'ils essaieront de franchir la porte de la ville ? — J'en mettrais ma main a couper. lis viennent d'ailleurs, et rentrent dans les murs, la nuit, pour y accomplir leurs forfaits. 18 La nuit avait été courte pour Maguelone. Les deux sceurs, en revanche, affichaient une mine fraíche et reposée. Le melange d'alcool et de pavot leur avait permis de dormir plus longtemps que d'habitude. Elles expriměrent leur satisfaction. - Si j'avais su, fit Rosana, je me serais adressée plus tót á 1'Église. Surprenant le regard de Maguelone, elle ajouta : - Ton pere a fait ce qu'il a pu. Mais certains maux, il hy a que les médecins des arnes qui puissent les soigner. Tu comprends ? - Oui, souffla Maguelone. Elle buvait un verre de lait chaud additionné de miel. Elle essaya de voiler 1'éclat de son regard. Si les sceurs avaient su ! Pythéas, qui bénéficiait du méme traitement, lapait son lait goulůment. II avait bien récupéré des emotions de la nuit, et ne semblait guěre affecté du traitement qu'on lui avait fait subir. Maguelone mourait d'envie de le féliciter. Elle se rcscrvait pour plus tard. Qu'auraient pense les deux sceurs, en apprenant que leur chambre avait été C i lu'ai re d'une bataille nocturne ? Et que le petit animal s'etait defendu vaillamment, griffant, mordant son agresseur ? En attendant, elle le cajola, lui glissa quelques morceaux de pain trempe dans du miel, traitement qu'il parut apprecier. - Tu es un heros, Pytheas, lui souffla-t-elle ä l'oreille. Un preux chevalier, dans la hierarchie des singes. Il lui fallait eclaircir quelques points. Les sceurs pouvaient l'aider. - Qui habite la maison juste derriere la votre ? - Maitre Vilevelhe, l'avocat. C'est drole que tu en paries. - Pourquoi cela ? - Ii y a quelques mois, il nous a fait une offre pour la maison. II se portait acquereur. A bas prix, bien en-tendu. Nous n'avons pas voulu vendre. Il pensait que la mort de nos parents nous laisserait desemparees. Que seules au monde, nous desirerions nous retirer dans un couvent. Les veuves, les orphelines, beau-coup de femmes le font. Certaines se sentent faibles, sans protecteur. Mais ni Catarina ni moi n'avons la vocation. Quitter le lieu oil nous avons toujours vecu serait un arrachement. Et puis, il en offrait une bou-chee de pain, pas de quoi se constituer une dot. J'ai dit non. - Nous avons dit non, souligna Catarina, qui paraissait revigoree. Ses yeux brillaient. Ses joues rosissaíent á nouveau sous son bonnet de toile brodée. — Laisse-moi parler. En plus, je n ai jamais aimé cet homme. Il est sec, grigou, rapace. II se montre á la messe mais cest un hypocrite. S'il croit qu'il achě-tera le ciel avec tout son or ! On dit que son épouse est morte de chagrin. Je veux bien le croire. Rosana, rassurée, était intarissable. Mais Maguelone n'en avait cure. Elle exultait. Elle avait son mobile. Restait á savoir qui étaient les complices de l'avocat. Et oil ils avaient emmené Gěli. Toute action inconsequent^ pouvait mettre sa vie en danger. II fal-lait faire preuve de subtilité. Et informer Jaufré des derniers développements de l'affaire. — Je dois rentrer. — Tu es sure ? Tu ne veux pas manger un peu plus ? s'inquieterent les sceurs. II y a des gaufres á la crěme, pour toi. Elles avaient retrouvé leur sens de l'hospitalite. — Je n'ai pas trěs faim, mentit Maguelone, qui se sauva presque en courant. Pythéas lui lanca un regard de reproche. 19 Le ciel, d'un bleu vif, était parsemé de nuages. Un vent léger les dispersait. Si elle ne s'etait pas tant inquiétée pour Gěli, Maguelone aurait eu envie de danser. Elle adorait ce temps. Ni trop chaud, ni trop froid, comme il seyait au debut de l'automne. La lumiěre de 1'été, un peu atténuée, gardait néanmoins sa splendeur. Elle sen-tait l'odeur de la mer toute proche. Sans cette disparition, elle aurait trouvé la vie merveilleuse. Quand elle parvint á 1'échoppe du boulanger signalée par une superbe enseigne, Jaufré, en tenue de travail, était en train de retirer une fournée. En voyant Maguelone, son visage s'eclaira. - Je crois que j'ai la solution de l'enigme, annonca-t-elle sans ambages. Je sais qui est derriěre tout cela, et pourquoi. - Moi aussi, j'ai quelque chose, méme si ce n'est qu'une vague impression. - Moi d'abord. Elle lui rapporta par le menu toutes les informations quelle avait récoltées. Il hocha la téte. - Je n'ai jamais aime cet homme. Quand il se rend ici, il est affreusement pretentieux. Comme s'il nous faisait un honneur en se servant chez nous. A croire qu'il se prend pour un grand seigneur ! On dirait qu'il s'abaisse en posant le pied sur notre seuil. Qu'il s'encanaille dans un mauvais lieu. Mais il est trop avare pour autoriser sa servante a venir elle-meme. Il aurait bien trop peur quelle ne marchande pas assez. Ou quelle le vole, car il l'affame. - Comment ton pere tolere-t-il cela ? - II possede une langue de vipere, et beaucoup de relations. Mon pere craint qu'il ne le discredite aupres de la clientele. C'est pour cela qu'il se tait. - Si nous arrivons a prouver qu'il est coupa-ble d'effrayer les sceurs Amiel, il ne sevira plus longtemps ici. - Dieu t'entende. J'espere que sa connaissance de la loi ne le sauvera pas ! - Un avocat en prison ! Voila qui serait drole. - En compagnie de ceux qu'il a peut-etre un jour sauves de la potence, mais pas du chatiment ! Maguelone redevint grave. - Et toi, que voulais-tu me dire ? - Pas grand-chose. Enfin si. J'ai deja vu l'enfant. Ou d one [e ne sais pas encore. Rien de precis. Un vague souvenir, Cette silhouette ne m'est pas inconnue. forme de la tete. Les jambes... Le manque de sommeil me met le cerveau en capilotade. Mais je sais que je trouverai. - Essaie de te rappeler. - Je ne fais que ca. J'ai failli bruler deux four-nees. Mon pere a dit qu'il me couperait les oreilles en pointe. II me les a frottees bien rudement tout a l'heure, acheva-t-il, confus. Effectivement, elles etaient un peu rouges. Mais peut-etre etait-ce du a. la chaleur du four... Elle se tut, esperant qu'il se souviendrait. II empila les pains sur une etagere, choisit une miche, dont il decoupa un morceau, et le tendit a Maguelone. - Tu veux gouter ? lis mastiquerent, concentres sur la saveur du pain. - Je crois que j'ai trouve. Tu te souviens de la foire ? -Oui. - J'ai des images qui me reviennent. C'est un peu comme un reve. Elles sont un peu confuses et melangees. - Ca m'arrive parfois, aussi. - Il y avait quelqu'un qui circulait autour des icntes. Un petit etre difforme, avec des jambes torses et une grosse tete. Tu t'en souviens ? Saisie, elle s'exclama : - Le nain ! - Tout juste. Cétait de lá que provenait cette impression ďétrangeté, quelle avait ressentie en le voyant. Cet aspect trapu et massif n'etait pas celui d'un enfant. - J'ai eu une sensation bizarre, en les voyant passer, ce matin. lis n'avaient pas fair d'un pere et d'un fils. II y avait autre chose. Mais je n'arrivais pas á mettre le doigt dessus. - Nous avons méme une preuve. Pythéas l'a mordu, s'ecria Maguelone avec exaltation ! Sa main doit porter des marques de dents ! - Et l'empreinte de sa máchoire ne ressemble á aucune autre. Tu vois, conclut Jaufre, triomphant. Je crois qu'il nous reste á faire un tour a la foire. 20 II leur fallut attendre quelques heures, pourtant. Jaufre etait de corvee. Son pere tenait ä ce qu'il apprenne correctement le metier. Quant ä Maguelone, elle fut rattrapee par Habiba, alors quelle tentait de s'eclipser pour conti-nuer son enquete. Elle avait promis ä Jaufre de ne rien tenter seule. Mais dans son esprit, cette promesse com-portait quelques arrangements. Qu'elle n'eut pas le temps de mettre en ceuvre, helas. La servante la saisit par le bras et la toisa severement. - Damoiselle (quand elle employait ce mot, cela n'augurait rien de bon), tu as oublie quelque chose, ce me semble. Maguelone reflechit. - Je ne crois pas. Et tenta de s'esquiver. Mais Habiba, qui la tenait (ermement, n'avais pas l'intention de relächer sa prise. - C'est jour d'etuve. Chaque semaine, elle l'accompagnait aux bains publics. Le docteur ne possedait pas de chambre de bain, juste un cuvier en bois. On sen servait surtout pour Azalai's. Lui, sa fille et sa servante se rendaient regu-lierement ä la rue des Etuves, qui possedait toutes les commodites. D'ordinaire, Maguelone appreciait cette sortie. Elle aimait la douce chaleur qui se de-gageait de l'endroit, les vapeurs d'eau brulante, les odeurs de savons et d'huiles parfumees. Le bain etait un moment de detente particulierement prise. Ha-biba Fetrillait avec un savon de sa fabrication, puis la massait. Elle avait les mains vigoureuses et douces. Maguelone adorait se prelasser dans la grande baignoire de pierre, en oubliant les petits tracas de la vie. Mais, en ce jour precis, elle l'aurait bien occulte. Elle avait mieux ä faire. Habiba dut deviner ses intentions car elle resserra un peu plus son etreinte. — Ne t'avise pas de te sauver, murmura-t-elle d'un ton menacant. Ou cette fois, j'en refererai au docteur. La menace porta. Maguelone ne tenait pas specia-lement ä ce que son pere lui pose des questions. Elle cessa de resister et suivit la servante. Elle af-fichait un air boudeur, qui s'estompa des qu'elles eurent franchi le seuil. Toutes deux se deshabille-rent dans le vestiaire et prirent leur bain. II y avait l.i d'autres femmes, avec des fillettes, et meme des petits garcons, qui papotaient joyeusement. Les murs étaient ornés de céramiques ďoiseaux de couleurs vives, et de rinceaux de vigne. Habiba lui lava les cheveux, les tressa. Puis elle la laissa profiter encore un peu du bain. En dépit de ses soucis, Maguelone prit plaisir ä mariner dans l'eau chaude. En en sortant, elle avait retrouvé un peu d'espoir. Elle avait pris le temps, dans le bain, de můrir un projet. Elle se sécha, avec une jolie toaille* de lin rose, teinte au brasil**, puis laissa Habiba la masser avec une huile odorante. Lodeur de la lavande et les mains douces de la servante Faiděrent ä se détendre. Ce traitement fit refluer Fépuisement de la nuit. Elle se sentit fraíche et reposée. Préte ä lutter ä nouveau. Elle eut une pensée pour Jaufré, qui devait tra-vailler si dur, aprěs une nuit blanche. Quand elle le rejoignit, la journée s'etait en grande partie écoulée. II fallait qu'ils mettent au point ensemble un plan de Campagne, avant de se lancer dans Fentreprise. La plus grande prudence s'averait nécessaire. Comme le remarqua Jaufré, ils allaient se inesurer ä de dangereux adversaires. Comment passer inapercus ? C'etait la toute la question. Iis avaient déja été repérés une premiere fois. Iis devraient se montrer plus vigilants. Ruser. Serviette. La toaille pouvait revétir differentes dimensions. Varieté de bois tinctorial. Pourtant, les enfants, ce n'etait pas ce qui manquait, ä la foire. Ceux qui disposaient de quelques sols venaient les dépenser en friandises et amusements. Les autres se contentaient de regarder, fixant de leurs yeux écarquillés la moindre parcelle de spectacle qu'ils pouvaient chaparder. Et puis, il y avait les autres. Les miséreux, les tire-laines. Enfants de la rue, petits voleurs, infirmes de naissance ou faux es-tropiés. Beaucoup étaient abandonnés. D'autres, orphelins. lis avaient parfois trouvé la protection d'un adulte qui les exploitait pour survivre. Un gamin, ä la sortie de l'eglise, attendrissait plus les dames fortunées qu'un adulte en äge de travailler, et en bonne santé. Plus ils étaient petits, plus le procédé se révélait efncace. Un bébé dans ses langes émouvait considérablement. Un bambin qui trottinait ä peine, chancelant sur ses courtes jambes, aussi. Certes, il y avait beaucoup ďenfants. Mais leur signalement était connu. Iis passeraient difficilement inapercus. - On pourrait se déguiser, suggéra Jaufré. - Ce n'est pas une mauvaise idée. Comment ? - J'ai quelques hardes trop petites, dont je me sers pour travailler, parfois. On pourrait prendre les plus vieilles et les plus déchirées, en agrandissant les trous... Et toi, tu pourrais ťhabiller en garcon. II Millirait juste de cacher tes cheveux. - Ca me convient, mais toi ? II y avait un probléme, en effet. Si Maguelone, petite et menue, pouvait faire illusion, Jaufré, qui ne paraissait pas spécialement famélique, aurait du mal á passer pour un pauvre. Laplupart nétaient pas nourris á leur faim. Maigres, efflanqués, ils donnaient 1'impression de vouloir se jeter sur le moindre morceau de nourriture á leur portée. - Tu oublies que j'etais déjá loin, quand on vous a surpris en train de resquiller. Et puis, je pourrais étre le chef de la bandě, celui qui s'empirfre pendant que les autres meurent de faim. - Ca se defend. De toute facon, ils n'avaient pas le choix. Man-quaient de troupes fraíches. lis ne seraient que deux, en definitive. Maguelone préférait ne pas mettre les filles dans la confidence. - Et Pythéas, qu'en faisons-nous ? - Mieux vaut l'oublier. Il attire trop 1'attention. Les singes ne sont pas légion, ici. Ils se changěrent dans le jardin de Maguelone, a l'abri des branches basses d'un pin. Elle retira son escoffion*, aux rubans ocre, beiges et chátai-gne, sa cotte hardie de samit** brun, sa chainse***, ses ' Coiffure en forme de boudin er garnie de rubans. * * Eroffe de coron ou de soie. *' * Chemise. chaussures fines, et en fit un tas quelle enferma soigneusement dans la cabane a outils. A la porte de la ville, les gardes n'avaient pose aucune question sur le ballot qu'ils transportaient. Ils etaient habitues a les voir. Le pere de Maguelone soignait la garnison. Une autre question se posait. Par oil commencer les recherches ? Certes, ils avaient identifie le nain, mais ce dernier s'etait peut-etre enfui. II avait pu rejoindre d'autres foires. Ou peut-etre se cachait-il. — Pas sur, dit Maguelone, exprimant a. haute voix les pensees qui les agitaient. II peut supposer qua la faveur de la nuit, il sera reste anonyme. Nous 1'avons bien pris pour un enfant. Et s'il a l'impudence de se montrer, eh bien, nous aviserons. — Tu as un plan ? Lenthousiasme de Maguelone retomba. — Aucune idee. On improvisera. Quand leur transformation fut achevee, ils eclate-rent de rire. Les coutures des vetements de Jaufre menacaient d'eclater tant ils etaient devenus justes. Ceux de Maguelone, au contraire, flottaient sur son corps mince de facon ridicule. Elle avait natte ses cheveux, puis, apres les avoir fixes par une dizaine d'epingles, les avait dissimules sous un calot d'artisan. Ils avaient Fair de deux bouffons. Ni plus ni nioins. - Tu fais un garcon tres convaincant, ainsi, mais je nous trouve un peu propres. Joignant le geste ä la parole, Jaufre saisit un mor-ceau de charbon de bois et une poignee de cendres, les restes d'un feu d'automne. Quelques jours aupa-ravant, le docteur avait fait brüler des feuilles mortes. Consciencieusement, il s'en barbouilla le visage et les mains, sans oublier ses vetements. Maguelone l'imita. - A present, nous ressemblons un peu plus ä des enfants des rues, dit-elle. La transformation etait saisissante. Mais Jaufre objecta : - C'est du guet qu'il faudra nous mefier. - Je doute qu'ils nous reconnaissent. Maguelone restait confiante. - Je ne tiens pas ä finir mes jours dans une geole. - On dit qu'on y mange fort mal, ironisa Maguelone. Et insuffisamment. - Raison de plus, retorqua Jaufre. Qu'allons-nous faire, ä present ? Quelles sont les directives ? - Nous fondre dans la foule, et ouvrir Fceil. Essayer de reperer un visage connu, sans perdre de vue notre objectif. Je crains que pour retrouver Geli, nous ne devions fouiller minutieusement toutes les baraques du champ de foire. - Autant chercher une aiguille dans une meule de loin. - C'est notre seule chance, Jaufre. Interdiction de se decourager. - Vite dit, bougonna Jaufre, suffisamment bas pour qu'elle n'entendit pas. Il aimait bien Maguelone mais la craignait un peu. De son cote la fillette affichait une assurance quelle etait loin d'eprouver. Elle aussi eprouvait des doutes. Que se passerait-il si leur operation de sauveta-ge tournait court ? Ses decisions avaient abouti a la disparition de Geli. Etaient-ils en mesure de lutter contre un adversaire inconnu, sans doute superieur en nombre ? lis ne disposaient ni des renseignements, ni de la force physique. Juste d'une piste. Qui se refroidirait tres vite, si elle ne l'etait deja. Maguelone avait peur. Elle ne savait rien du sort de leur ami et s'efforcait de ne pas imaginer le pire. Que diraient sa mere et ses sceurs si Geli ne reapparaissait pas ? Elle-meme se sentirait terriblement coupable. Elle ne pourrait plus vivre sans voir son visage terrifie, sa bouche qui l'im-plorait. Elle avait ferme les yeux, juste une minute, apres cette nuit d'epreuves et reve de lui. Non, c'etait trop terrible. Mieux valait ne pas y penser. Elle refou-la ce debut d'idees noires et, raffermissant sa voix : - Pret pour la grande aventure ? claironna-t-elle. Le ton exprimait une gaiete quelle etait loin de vsscntir. 21 Rien ne semhlait avoir change, depuis leur precedente visite. Si, en fait. Eux. Lair etait toujours sature de poussiere, d'odeurs poisseuses de friture, et de marrons tout frais cueillis, que Ton faisait griller, sur des braseros en plein air. Les memes camelots devidaient leur boniment. Les badauds les encerclaient. lis suivaient avec avidite les parades des spectacles. Les coupeurs de bourses exercaient leurs talents, de facon quasi routiniere. D'autres voleurs, sous des apparences de legalite, faisaient rouler des des dans un cornet et appätaient les joueurs potentiels. La foule se pressait, toujours aussi nombreuse, autour des eventaires bigarres. Des curieux s'engouffraient dans les tentes, decolorees par le soleil et les intemperies. Mais cette fois, la magie avait cesse de s'exercer. lis avaient change. Ne portaient plus le meme regard sur les choses. Maguelone, en un eclair, avait eu i'im-pression de grandir en accelere. De devenir adulte. Ce n'etait qu'une illusion, pourtant. Cette impression confuse de menace, elle l'avait percue quand l'Hercule de foire les avait deloges 44 de leur poste d'observation. Etait-il charge par les forains de maintenir l'ordre ? S'agissait-il de l'exe-cuteur des basses ceuvres ? Confusement, eile sen-tait qu'il constituait Tun des fils conducteurs. Un comparse ? Un complice ? Jusqu'ä quel point etait-il engage dans ce trafic ? Et quel rapport entre la foire et la maison aux esprits ? Comment le nain avait-il fait connaissan-ce de l'avocat ? Etait-il Fun de ses anciens clients ? L'homme l'avait-il recrute ä la foire ? Maguelone se souvenait de l'avoir entendu protester, lors du spectacle de magie. Peut-etre, sous ses dehors de bigot, etait-ce un habitue. Les sceurs Amiel n'etaientpas riches. Elles n'avaient pas grand-chose, en dehors de leur maison. Quelques terres en fermage, qui leur rapportaient de quoi vivre chichement. Et que deviendraient-elles, si elles etaient contraintes de l'abandonner ? Qui en vou-drait ? La peur du diable etait si forte que personne n'oserait la braver. Tout le monde craignait l'enfer. Meme son pere. Et il y avait des raisons ä cela. Maguelone avait dejä vu des images du jugement dernier, sur des fresques et des man used ts. Sa tante aimait bien lui faire peur. La bibliotheque du cou-vent regorgeait de parchemins richement enlumines. Maguelone avait contemple des visions horribles de demons ricaneurs. Des corps supplicies, voues aux flammes eternelles ou ä d'affreuses tortures. Des danses macabres, reliquat de la peur inspirce par la peste noire. La gueule de l'enfer vomissait des mons-tres. Le diable prenait l'aspect d'un visage putrcfie, d'un serpent effrayant ou d'une bete feroce. I ,es peintres faisaient preuve, dans ce domaine, dune imagination exceptionnelle, a vous donner des cm chemars. lis ne lesinaient ni sur les griffes, ni sur les dents, les oreilles pointues, les corps couverts de squa-mes et d'ecailles, la queue longue et fourchue. Satan grimacait, retroussait ses levres en un rictus affreux. II posait sur les spectateurs son regard flamboyant, trouant un masque hideux, surgi directement des tenebres. L'horreur, a l'etat pur. La luminosite jaune de ses prunelles semblait vous foudroyer. Ce qui etait le cas, en l'occurrence. Et constituait un vrai filon a exploiter, si Ton desirait effrayer quelqu'un. Elle se souvenait encore de la terreur qui l'avait saisie. Et comprenait celle des sceurs Amiel. L'avocat avait bien calcule. Sa machination etait d'une precision diabolique. II devait s'y connaitre, en fait de diableries ! Suppot de Satan, songea-t-elle. On dit que le diable se deguise en ange. C'est bien son cas. II cache I'odeur de soufre en s'aspergeant d'eau benite. - Tu es bien silencieuse, remarqua Jaufre. Surtout, ne pas demobiliser les troupes. - J'observais. - Et qu'as-tu vu ? - Rien pour l'instant. Jaufre parut decu. - Moi aussi, j'ouvre l'ceil, promit-il. Sans le faire expres, il s'etait un peu trop approche d'une bourgeoise, vetue avec une certaine recherche, d'un surcot en velours pourpre ä parements de vair*. Elle tenait ä la main deux petites filles, ä l'expres-sion manieree, pomponnees comme des animaux de cour. Avec une expression de degoüt, elle s'ecarta, et entraina les fillettes d'une main ferme. - Manant! laissa-t-elle echapper. Quand elle se fut un peu eloignee, Jaufre se mit ä glousser. Ii hoquetait de rire. - C'est Chilo, la femme du mercier. Elle essaie de singer les dames nobles. Cette coiffure ä cornes, c'est grotesque ! Elle ne m'a pas reconnu. Elle ne prend pas ces grands airs, d'habitude, quand elle vient acheter son pain et se brioches ! Surtout quand elle queman-de une reduction, ou un supplement gratuit. Ii faut dire que son pere etait poissonnier. Depuis quelle a epouse le mercier, eile joue les grandes dames. Manant! Ii imitait ä la perfection la voix haut perchee de la merciere, sa petite bouche en cul de poule et son expression offusquee. Maguelone rit aussi. Vair s'agit de la fourrure d'une variete d'ecureuil, le petit-gris. - Ca fait du bien, avoua-t-elle, quand elle eut repris son calme. Le rire avait un peu dissipe la tension qui l'habi-tait. Elle devait s'efforcer de rester lucide. Lucide et sereine. Le sort de Geli en dependait. - Regarde, c'est notre nain. - Mais non. Juste un gamin d'une huitaine d'annees, le corps chetif, le ventre gonfle par la malnutrition et la tete trop grosse. Ses jambes rachitiques temoignaient d'un manque de soins. Il devorait du regard un amon-cellement de charcutaille. Le cceur de Maguelone se serra. Elle songea que, quand elle serait medecin, elle aiderait les meres, pour que les enfants ne souffrcnt plus. Certaines vivaient dans une pauvrete indecen-te. Elles croupissaient dans des masures crasseuses. II faudrait quelle en parle a son pere. Elle envisagea meme de faire un vceu. Si elle im-plorait Notre Dame des Tables pour que Geli soit sauve, en promettant de se consacrer au sauvetage des enfants pauvres... Elle s'abstint. Elle n'aimait pas Iidee de marchander avec le ciel. Elle chassa ses pensees, qui la detournaient de son but. A ses cotes, Jaufre scrutait attentivement la loule, avec l'application qu'il mettait a surveiller la caisson du pain. - Si tu avais enleve quelqu'un, ou le cacherais-tu ? Je crois que je choisirais le secteur le plus eloigne, celui ou les gens ne s'aventurent pas. - Bien vu. Le fond du champ de foire donnait une vision bien differente de celle qui s'offrait aux spectateurs. Cette partie-la ne presentait ni dorures ni cou-leurs vives, mais paraissait abandonnee. Elle avait l'aspect chaotique d'un chantier qu'on aurait renonce a achever. Maguelone la trouva poussiereuse et malpropre. lis se dirigerent vers une sorte de chapiteau aux couleurs passees, dont la toile etait rapiecee de toutes parts. Lendroit etait silencieux et sinistre. Lentree etait jonchee de detritus divers, qu'on avait neglige de balayer. - Mon instinct me dit que c'est la. Maguelone jaugea l'emplacement du regard. - C'est assez recule pour sequestrer quelqu'un. Jaufre inspecta les alentours. - La voie est libre. lis s'engouffrerent dans la tente. 22 Aubrea etait morteilement inquiete. Depuis la disparition de Geli, elle avait ä peine dormi. Les petits avaient epuise toute son energie. En l'absence de sa mere et de son frere, elle avait du mal ä tout gerer. Maguelone lui avait fait une promesse. Qu'elle avait, apparemment, renonce ä tenir. Pourquoi n'avait-elle pas ramene son frere ? Et que tramaient-ils, tous les trois ? Elle aurait ete fu-rieuse qu'on ne la mit pas dans la confidence si elle ne s'etait pas fait autant de souci. Une angoisse qui s'amplifiait d'heure en heure. Elle n'avait quasimcnt rien mange et n'avait envie de rien, meme si ses forces commencaient ä la trahir. Jusque-la, elle s'etait occupee, en essayant d'oublier ce qui la tourmen-tait. A present, elle se sentait gagnee par une etrange (aiblesse. Ses jambes ne la portaient plus. II fallait qu'elle agisse. — Donne leur bouillie aux petits, fit-elle i Mailis. — Ou vas-tu ? Mailis non plus ne savait rien. Aubrea avait pre-fere garder ses soucis pour elle. — Je sors. Je n'en ai pas pour longtemps. En eíFet. Son intention était ďaller trouver Maguelone et de lui cracher son venin. Elle n'aimait pas beaucoup la fille du médecin. Elle ne comprenait pas ce que son frěre lui trouvait. Méme le placide Jaufré se laissait envouter par cette petite sorciěre. Cette espěce de sauvageonne, qui n'avait rien de féminin. Aubréa doutait quelle sut coudre et cuisiner. Comment tiendrait-elle son menage, quand elle serait mariée ? Si elle se mariait un jour. Aubréa savait qu'elle-meme s'acquitterait sans difficulté de ses táches. Sa mere l'avait bien formée. Alors que Maguelone... Elle essaya de chasser ces pensées negatives. Elle savait quelle éprouverait toujours, dans le fond, une once de jalousie pour la fille du médecin, si gátée, si choyée, qui n'avait pas á s'occuper de ses frěres et sceurs en bas áge. Aubréa avait toujours mis un point d'honneur á seconder sa mere, mais elle éprou-vait parfois une pointe d'amertume, en comparant son destin a celui de sa voisine, plus fortunée. Elle était certes orpheline de mere, mais Aubréa avait perdu son pere, ce qui aurait dů les mettre a égalité. Malheureusement, les choses ne fonctionnaient pas ainsi. Maguelone sait le grec, le latin et l'hebreu, avail répondu Gěli, qui supportait mal les critiques ai erbes de sa sceur. - L'hebreu ! A quoi bon ? Son nez se plissait encore de degout. lis ne devaient pas avoir la meme definition de futile. — Tu es une couleuvre viperine. Absolument inoffensive, malgre son nom, cette variete de serpents etait caracteristique de la ville. Elles se cachaient sous les pierres. Aubrea se vexa, et, pendant trois jours, n'adressa plus la parole a son frere. Puis ils se reconcilierent. A present, il lui manquait. Avec un soupir de nostalgie, elle evoqua les bons moments et les larmes lui monterent aux yeux. Elle les refoula. Elle arrivait en vue de la maison de Maguelone. II ne fallait pas que celle-ci la vit pleurer. 23 Un trou noir. Cétait lä gu'elle était tombée. Un puits sans fond. Ou une fosse. Maguelone ouvrit ä grand-peine les yeux, se demandant ou elle se trouvait. Son crane était parcouru d'elancements douloureux. Elle sentait un gonflement, celui ďune bosse, au niveau de l'occiput. La memoire lui revint. Quelqu'un les avait surpris, et assommés. A present, elle sentait l'irritation de ses poignets et ses chevilles. On les avait entravés avec des cordes. Sa peau, ä vif, brůlait. Elle se tortilla, pour se débarrasser de ses liens. En vain. Elle voulut crier, mais sa bouche était obstruée par un bäillon. Elle ne réussit qua le mouiller de salive. Pres d'elle, quelque chose remua. - Jaufré, Gěli! Elle avait crié le plus fort possible. Sa voix pas-sait ä peine ä travers 1'étoffe humide. Elle percut un laible grognement. Dieu merci, elle hétait pas seule. Ii fallait quelle se debarrasse de ses liens. Dans la penombre, eile apercut des formes. Sure-ment des corps. Iis n'etaient pas tres loin. Eux aussi, on les avait attaches. Ou plutot, roules dans des sacs de canevas*. La situation etait desesperee. II fallait quelle se rapproche de ses compagnons de captivite. En rampant, en roulant. La poussiere emplit ses yeux et sa gorge, declenchant une quinte de toux. Elle ne devait pas renoncer. Leur survie ä tous en dependait. Fort heureusement, ils ne l'avaient pas fouillee. Et, coup de chance supplementaire, ils avaient lie ses mains par-devant. Elle remua les doigts, un peu ankyloses. Quand ils furent assez mobiles, elle les glissa sous ses vetements, et, en tatonnant, eile extirpa ce quelle cherchait. Une pochette de lin solide, confectionnee par Habiba, bien utile pour dissimuler des pieces de monnaie. On la cachait sur soi, pour eviter de se faire voler, au marche. Maguelone benit la mefiance de la servante. Peut-etre leur sauverait-elle la vie. Dans la poche de lin, il y avait quelques instruments coupants, que son pere utilisait pour la petite Toile de chanvre grossiěre, comme 1 Chirurgie. Elle les avait empruntes, ä son insu. Elle se (elicita de sa prevoyance. Je ne pratiquerais peut-etre pas une trepanation avec, songea-t-elle, mais pour ce que je veux en faire, ca sufßra. Et, methodiquement, elle entreprit de trancher ses liens. 24 Devant la porte, Aubrea hesitait toujours. Son courage l'avait désertée. Elle se sentait lasse. Elle avait envie de rentrer chez elle. Si seulement elle avait pu revenir en arriere, et arréter le temps ! Avant que sa mere s'en aille. Et que Gěli ne disparaisse. La sécurité de son foyer lui apparaissait comme un réve. Lointain, inaccessible. II fallait pourtant quelle Sache. Quel était le secret que Maguelone et son frěre partageaient ? Et qu'avait-il de si dangereux, pour que son frěre n'ait point réapparu ? Elle se sentit brusquement trěs seule. Le sentiment de maturitě quelle avait éprouvé jusque-lä rcllua. Elle souhaitait que sa mere rentre. Elle aurait voulu se confier. Tout lui raconter. Et lui laisser le choix des decisions. Elle frissonna dans ses vetements trop légers. Une humiditě malsaine s'etait levée. Elle imprégnait ses vetements. Elle prit une grande inspiration et frappa ä la porte. Un laps de temps s'ecoula avant que quelqu'un vienne ouvrir. C etait le docteur. Ii avait l'air harassé. — Je viens voir Maguelone. — Maguelone ? Ii parut surpris. — Je viens juste de rentrer. Habiba ? La servantě accourut. — Ma fille ? OÚ est-elle allée ? La servantě hésita. -Je ne sais pas, maítre. Depuis quelques jours, eile n'en fait qua sa téte. J'ai beau gronder, et sa grand-měre aussi, elle passe son temps ä disparaítre. Je la croyais chez les sceurs Amiel. — Bien sur que non. J'en viens. Le docteur eut fair franchement inquiet. — Elle n'a pas emmené son singe, précisa Habiba. Ca fait des heures que je ne Tai pas vue. — Elle nous cache quelque chose, c'est certain. Il fixa Aubréa d'un air severe. — Tu sembles savoir. Parle. Sous le regard inquisiteur, Aubréa se troubla. — Ton frěre est avec elle ? Cen était trop ! Aubréa, sans plus tenir, fondit en la nues. — Rentre. Avec douceur, le docteur l'entraina ä l'interieur de la maison. II la fit asseoir dans la cuisine, et demanda a Habiba de lui servir une infusion de verveine au miel. Puis il la devisagea, avec un melange de severite et de bienveillance. - Damoiselle, ä quand remonte ton dernier repas ? -Je ne sais pas, balbutia Aubrea, qui, sous le coup de l'emotion, s'etait remise ä pleurer. - Je vois, il est temps de te nourrir, ou tu dis-paraitras dans le chas d'une aiguille. A moins qu'un souffle de mistral ne t'empörte. Habiba posa devant elle un tranchoir de bois, oil etaient disposees deux cuisses de canard con fires, quelle engloutit avidement. - Et maintenant, dis-moi ce qui se passe avec ma fille. Soulagee, Aubrea lui raconta tout. Laveugle etait assise au coin du feu. Elle paraissait dormir. Une lärme brillante, une seule, roula le long de sa joue, y laissant une trace humide. 25 Elle avait réussi ä trancher ses liens ! Aprěs avoir massé ses poignets pour faire circu-ler le sang, Maguelone s'attaqua aux cordes qui entravaient ses chevilles. Ses gestes étaient vifs et rapides. Quand elle eut termine, elle se débarrassa de son bäillon. Elle s'approcha des formes immobiles. Les corps, emprisonnés dans des sacs de chanvre, remuěrent faiblement. Prestement, elle fit coulisser les cordons qui les fermaient, et déroula les sacs. Cétaient bien Jaufré et Gěli. Saucissonnés. Elle les libera. - Qu'est-ce que...? dit Gěli, mais elle lui coupa la parole. - Vite ! II faut fuir ďici! Les explications viendraient plus tard. Avec difficulté, ils se remirent sur pied. - Je crois que nous n'avons plus le temps, souffla faufré. I )es voix se rapprochaient, se précisaient. I cm retraite était coupée. - Cachons-nous ! Ils croiront que nous nous sommes enfuis ! La suggestion, cette fois, venait de Gěli. Maguelone examina les lieux. Un veritable capharnaúm y régnait. II y avait la plusieurs coifres, des decors peints, des costumes, des accessoires. Certains en piteux état. - Nous pourrions nous cacher a l'interieur. - Je crois savoir oil nous sommes ! - Chut! Maguelone et Jaufré firent taire l'imprudent Gěli. Ils filěrent chacun dans leur cachette. II était temps. Les voix se rapprochaient. Plusieurs personnes avaient pénétré dans la tente. Des voix leur parvinrent, étouífées. - Doa, c'est extrémement contrariant! Doa? La mémoire, en un éclair, revint á Maguelone. Le magicien ! C'etait lui la clé de tout! Lui seul pouvait organiser ce type d'apparition. Son spectacle ! Tout n'etait qu'illusion. Si seulement ils avaient assisté á la seconde partie ! Ils auraient compris plus vite ! Le lien, á present, se faisait dans I'esprit de Maguelone. Raoul Vilevelhe était present, le soir de la representation. Sa voix s'etait élevée pour crier au blaspheme. Elle la réentendait, á present! Elle l'aurait reconnue entre toutes. Grincante, chagrine ! Un vrai pisse-vinaigre, aurait dit son pere, qui ne máchait pas ses mots. A present, l'avocat récriminait, se retournant contre ses complices : - Je n'aurais jamais imagine une telle incompetence ! Vous m'aviez garanti que c'etait sans risque ! — Ca 1'était ! Si seulement ces satanés gamins ne s'en étaient pas mélés ! - Ne jurez pas, dit l'avocat, retrouvant le ton moralisateur qu'il employait souvent. L'hypocrisie, décidément, collait au personnage. Sachez que je ne souffrirai d'etre compromis en aucune sorte. Je suis honorablement connu dans cette ville, et ma charge... — Et sachez, maitre (le magicien avait appuyé ironiquement sur ce dernier mot), que pour ma part j'ai engage des frais. Dans cette operation qui a mal tourné, j'ai cassé une de mes plus précieuses lentilles. Vous n'imaginez méme pas son prix ! Et mon iconoscope ! Savez-vous ce qu'il m'en a coůté d'argent et d'efforts pour le mettre au point ? C'est un objet unique ! Une perte inestimable ! Le fruit ďannées de recherches ! — Vous serez dedommage ! La voix de l'avocat resonnait, agacee. - Mais sachez, pour votre gouverne, qua partir tie ce jour, nous ne nous connaissons pas. Je ne vous .11 jamais vu, et vous de meme. Oubliez-moi, et j'essaierai d'oublier la maniere lamentable dont vous avez mene cette operation. — J'espere bien, car si je ne suis pas paye... L'homme n'acheva pas sa phrase, la completant sans doute par un geste de menace. — Je n'ai qu'une parole. Vous... Il s'interrompit. Quelqu'un venait de penetrer dans la tente. Maguelone risqua un ceil, en soulevant legere-ment le coffre dans lequel elle se cachait. C'etait le nain. Son visage se decomposa. Blemit. Trem biota comme du blanc-manger. Trop preoccupes par leur dispute, les autres n'avaient pas remarque que leurs captifs avaient defait leurs liens. Lobscurite de la tente, il est vrai, empechait qu'on le remarquat au premier abord. II pointa un doigt sur les cordes effilochees et les sacs vides. — II n'y a pas de temps a. perdre ! Le guet va arriver ! En quelques secondes, la panique se propagea. L'avocat se rua a l'exterieur de la tente. — Je ne vous connais pas, cria-t-il ! Je ne vous ai jamais vus de ma vie ! Pour la premiere fois, le nain et le magicien sem-blaient desempares. — Je t'avais dit que c'etait une tres mauvaise idee ! - Ce n'est pas moi ! C'est Hercule, protesta le nain, qui sembla se rapetisser, en essuyant la colere de son complice. — Dans ce cas, vous auriez du les tuer. Qu'est-ce qui vous a pris, de laisser des temoins vivants ? — C'etaient des enfants ! - Enfants, adultes, quelle importance ? lis nous genaient! — Qu'allons-nous faire ? - Deguerpir. Tu as une autre idee ? Nous revien-drons quand les choses se seront un peu calmees. Zeynep saura se debrouiller. Elle a Phabitude. Elle demontera mes autres iconoscopes et les mettra en lieu sür, avec leurs accessoires. Une fois les preuves envolees, on n'y verra que du feu. Ce n'est pas la premiere fois que je dois prendre le large. Les ennuis, 9a me connait. Ceux-la seront passagers. Maguelone etouffait. La poussiere lui grattait la gorge. Un gobelet d'eau, parpitie ! Son gosier lui semblait atrocement sec. Deshy-drate, comme apres un sirocco. Ce vent qui venait du desert. II arrivait qu'il sevisse, souffle chaud, ha-leine de braise, apportant avec lui de fines particules de sable colore. Habiba lui avait dit que chez elle, il se produisait de veritables tempetes. Que les yeux et la bouche en etaient obstrues. Qu'on n'y voyait goutte. C'etait exactement ce qu'elle ressentait. L'im-pression d'etre prisonniere d'une tempetc, en plein desert. Elle retint son souffle, s'efforca de ne pas tousser. L'effort lui parut surhumain. Elle aurait aime expectorer, rien qu'un instant. Mais le bruit attirerait forcement 1'attention de leurs geoliers. lis n'auraient pas de deuxieme chance. Semblable miracle ne pouvait se reproduire. Elle devait se rete-nir, a tout prix. Elle espera que les garcons seraient discrets, quoi qu'il arrive. - Et si on nous denonce ? - Qui veux-tu qui le fasse ? Les gamins ? Tu ni'as dit qu'ils ne vous avaient pas reconnus. Et les coups sur la tete leur auront fait perdre la memoire. D'ailleurs, qui ecoute les enfants ? lis n'auront rien pour etayer leurs dires. Les paroles sans les faits, pfft ! Je jurerai sur un crucifix et le tour sera joue ! Ce vieux grigou d'avocat ? II va se terrer comme un rat ! 11 est bien trop malin pour se faire prendre ! II niera tout ! J'ai l'intention de lui rendre visite sous peu. 11 ne m'a pas paye. J'aurai plaisir a tordre son vilain cou de poulet! Couic ! Le nain fremit. - Arrete. Tu es une vraie mauviette, Micromi-gnon ! Et a, present, un conseil : toi, tu pars de ce cote, moi de l'autre. Nos chemins se recroiseront. Ou pas. Sans plus attendre, il decampa. Le nain fit de meme. Maguelone respira. Enfin. 26 lis ne CGururent pas, ils volerent. Aussi vite que des faucons qui fondent sur leur proie, ils parcoururent Fespace qui les separait de la partie animee de la foire. Ils continuerent, sans se retourner, jusqu'a ce qu ils atteignent les paves de leur rue. Alors, seulement, ils s'arreterent. Maguelone avait le souffle court. Jaufrc, plus encore. Sa grosse figure etait bleme sous l'effort. Ses joues luisaient de transpiration. Ses vetements etaient marques d'humides aureoles. Une odeur de sueur fraiche se degageait de lui. - Je n'en peux plus, haleta-t-il. Maguelone n'en menait pas large non plus. Son cceur battait a tout rompre. Elle avait des palpitations. Sa rate etait devenue douloureuse. II lui sembla quelle allait eclater. Et, comble de la honte, ses jambes flageolaient. Trop de fatigue, trop d'emotions. Seul Geli semblait avoir resiste a l'epreuve. II etait plus entraine. II suivait depuis peu une formation d'ecuyer. II avait, plus que ses camarades, l'habitude de l'exercice physique. Ce qui ne l'avait pas empeche, releva Maguelone avec une certaine fierte, de se laisser faire comme un rat. Terrasse par ses adversaires, il n'avait pu s'enfuir. Alors que la ruse avait porte ses fruits. Et que son initiative s'etait revelee efficace. Bien sür, elle se garderait de faire etat de tout cela. Mais elle en retirerait, secretement, une petite satisfaction personnelle. lis avaient encore beaucoup ä faire. Donner l'alerte, et communiquer le signalement du quatuor. La police des consuls etait efficace. L'avocat et ses complices croupiraient en prison. Elle arrivait devant chez elle. Elle ouvrit la porte. Son pere avait-il remarque son absence ? Sans bruit, elle se glissa dans la cuisine. Laveugle eut un fremissement. - Maguelone, tu es rentree ! Son pere, debout devant l'ätre, la fixa d'un air severe. - J'attends tes explications. - C'est un peu complique, fit Maguelone. Si tu savais ! Je ne sais pas par quel bout commencer. - Par le commencement, peut-etre, suggera-t-il. Mais Aubrea la devanca. - Mon frere ? - Ä la maison. Sans un mot de remerciement, elle fila. Le docteur regarda sa fille. — J'ai eu tres peur pour toi, Maguelone. — Oui, pere. — Ne refais jamais 9a. — Je ne crois pas en avoir envie. Et, d'une traite, elle debita son histoire. Le médecin l'avait écoutée attentivement. Quand elle eut fini, il se leva. - J'ai quelques dispositions ä prendre. Elle comprit qu'il allait en informer le guet. Le singe perché sur l'epaule, eile consentit enhn ä goůter au brouet sarrasin qu'Habiba avait mitonné avec amour. Du poulet, des pommes, des poires, des amandes, des noisettes, des figues, des dattes, des abricots sees et des épices broyées. Un vrai dél ice. Elle soupira d'aise. Tout était rentré dans l'ordre. Elle se blottirait sous sa couette de plumes, et réverait ä des mondes lointains, outremer. Des 111011-des ä l'odeur ďépices, bruissant de soieries et de chants d'oiseaux. Demain. Elle s'avisa que les grenades et les arbouses avaient dů commencer á můrir. Elle irait en expedition dans la garrigue avec Gěli, Jaufré, Mailis, et méme Aubréa, qui, toute ä la joie d'avoir retrouvé son frěre, lui aurait sans doute pardonne. Elle pourrait confier les petits aux sceurs Amiel, que les explications du docteur rassureraient definitivement. Desormais, pour elles, le cauchemar etait termine. Personne ne convoiterait plus leur mai-son. Leurs nuits redeviendraient paisibles. Le passage entre les deux demeures serait definitivement mure. Nul doute qu'elles allaient se precipiter pour commander le macon. Demain. II ferait bon dans la garrigue. Le paradis des lievres et des perdreaux. Le leur, aussi. Elle espera que le ciel serait bleu. Elle imaginait, deja, dans sa bouche, la saveur aci-dulee des majoufles*. Il y avait, a ce sujet, un tres joli conte. Celui d'une jeune fille dont le pere s'est remarie. Sa demi-sceur fait un caprice. Elle reclame des fraises en plein hiver. La maratre envoie la jeune fille, pieds nus dans la neige, lui denicher des fraises, et la, miracle, des fruits rouges ont surgi. C'est l'ori-gine des arbouses. Le jus sucre des grenades aurait le gout de la vie. Elle retrouverait l'insouciance de son age, apres les epreuves traversees. Sifflotant comme un merle, le singe serre contre son cceur, elle glissa doucement dans le sommeil. ' Nom languedocien des arbouses. Les arbouses sont les fruits de I'arbousier. Rondes et rouges, avec de multiples graines, elles se man-j'.i in (rues on en confitures, gelees, etc. Recette medievale: Taisans et paons tout armés Tout ďabord, éviter un malentendu. Cest juste une fagon de parler. L'animal cuisiné, ou sur pied, ne se pré-sente jamais avec une armure. Le cuisinier, a la rigueur. Pourquoi ? Demonstration. Le plus dur consiste en effet a attraper la béte. On ne privilégie pas ici de mode opératoire particulier. On peut juste vous conseiller deux strategies : la ruse, ou la force. Tout depend de la psychologie de la proie, et du prédateur. Vous commencerez par un repérage. Aucun probléme. Lespaons abondent dans les jardinspublics. On les voit de loin quand ils font la roue. Premier obstacle : ce ne sontpas des animaux faciles. Deuxiéme obstacle : il est déconseillé de se servir directement: a) Cest formellement interdit. Vous risquez une grosse amende. On ma raconté un cas, avant la seconde guerre mondiale. Cest le seul dont j'aie ouiparler. Les contrevenants croyaientfaire un festin. Lis ont été dégus par les faibles qualités gustatives du paon. b) Le paon est plus réputé pour son cri ajfreux que pour sa discretion. Stresse, il risque d'ameuter tout le 'juartier (le square, lejardin exotique). Vous avez essayé de baillonner un paon qui se debat ? Personnellement, je ne my risquerais pas. Ceci dit, si vous aimez vivre dangereusement... c) Les paons, grace aux soins veterinaires, vivent vieux. Probleme, la durete de leur chair estproportion-nelle a leur longevite. Autrement dit, plus une volatile est dgee, plus elle est coriace. Vous tenez a vos dents ? On se rabattra done sur les faisans. Ils proliferent dans les élevages et les reserves de chasse. Ceci dit, - Si vous navez pas votre permis de chasse, - Si votre chien nest pas un fin limier, - Si vous présentez peu de dispositions pour le tir : myopie ajfligeante, maladresse congénitale, horreur ab-solue des armes a feu, - Si vous étes un adepte des regimes végétariens et vous nourrissez de graines germées, - Si votre garde-robe ne comporte pas de tenue de camouflage, - Si vous refusez farouchement de tuer des creatures vivantes (cest votre droit le plus strict: pour ma part, je trouve que les biches blessées ont un regard tragique), ... passez votre chemin. Vous pourrez toujours en acheter un au supermarché. En periodě de Noel, de preference. Cest plus gouteux que la dinde. Ceci dit, ne trichez pas. Laissez de cóté les animaux précuits, marines dans leur jus. Votre choix se portera sur des faisans a letat brut. Le top serait de plumer vous-meme la bete, (vous sentiriez ce que ga fait d'etre un hews du Moyen Age). Mais bon, on ne va pas chipo-ter. Les normes d'hygiene des supermarches ne prevoient pas les plumes. Votre faisan aura forcement la chair de poule. Pour compenser, vous pouvez le flamber. Je de-conseille aux maladroits de le faire. Mettre le feu ä votre immeuble serait plutot mal perqu. Une fois l'animal bien au frais au frigo, mettez-vous en quete des autres ingredients. A savoir : - Quelques bardes de lard - 4 clous de girofle - Les grains de 4 gousses de cardamome - 2 clous de girofle broyes - 1 pincee de muscade broyee - 1 pincee de cannelle en poudre - V2 verre d'eau de rose (attention aux contrefacons). Evitez les aromes artificiels, ne serait-ce que par souci de couleur historique. On veut bien tolerer quelques ana-chronismes, mais pas les saveurs chimiques. - ¥2 verre de vinaigre de vin - 115 g de sucre en poudre (je suis sympa, je ne vous oblige pas ä convertir de vieilles mesures ; vous risque-riez de tripler les quantites et de froler l'obesite) - 1 cuillere a soupe de cannelle en poudre -10 petits oignons blancs Preparation : Bardez le faisan de lard gras et faites-le cuire a la broche (ou juste aufour si vous netespas equipe). En milieu de cuisson, piquez-le de 4 clous de girofle. Melangez le jus du roti, Veau de rose, le vinaigre et les epices. Dans une casserole, mettez la cuillere de cannelle en poudre, le sucre et les oignons. Mouillez avec un peu de sauce de cuisson. Faites cuire a petit feu. Ajoulez de la sauce si necessaire, jusqua ce que les oignons soient confits. Servez la sauce a part. NB : vous pouvez vous passer du confort moderne et suspendre votre animal au-dessus dun feu de che-minee, a la maniere scoute, en actionnanl la broche vous-meme. Vous vous musclerez le bras qui travaille. Qa revient moins cher quune heure de tennis ou de golf Toutefois, le resultat nest pas garanti. (ja marche mieux avec les marshmallows. Bon appetit! L'auteur Uiüustrateur Marion Poirson, qui enseigne le cinema a Montpellier, ecrit des articles et des livres sur le septieme art. Elle est egalement l'auteur de romans policiers pour adultes, publies aux editions Trabucai'res. Passionnee de theatre et de peinture, elle vit a Perpignan. Elle aime la mer, la monta-gne, et les sports qui leur sont associes. Elle adore les voyages, surtout dans les pays lointains. Laurent André travaille comme illustra-teur pour les agences de publicite du Sud de la France et comme maquettiste pour divers entreprises et journaux communaux. II realise également plusieurs story-boards pour des courts-métrages ou des spots publicitaires avant d'enseigner cette discipline dans des écoles privées. Cest chez Rouge Safran qu'il illustre ses premiers romans destines ä la jeunesse. Sous le pseudonyme de Laurand, il public chez les Humanoides Associés les deux premiers tomes de la série Les Dérivantes. Pour en savoir plus : www. lesderivantes. com