18e Histoire Ces hommes et ces femmes dont nos squares portent les noms (5) Suzanne Buisson, féministe, socialiste, résistante, mořte en deportation Suite de la série sur les noms donnés á des squares de l'arrondissement pour honorer divers personnages. Nous avons déjá présenté Leon Serpollet, Jehan Rictus et Said Bouziri (notre n° 196), Maria Vérone (197), Paul Robin (198), Claude Charpentier (202). Ce mois-ci (oú 1'on célěbre la Journée de la femme), voici celle dont on a donné le nom au square situé entre la rue Girardon et 1'avenue Junot. Juin 1940, l'exode. Huit millions de réfugiés sur les routes francaises. Entre autres, des centaines de milliers de Parisiens qui ont fiii la capitale menacée par Papproche ultra-rapide des troupes allemandes. Parmi eux, Suzanne et Georges Buisson. Georges est secretaire general adjoint de la CGT. Suzanne est une dirigeante du Parti socialiste. lis ont quitté leur appartement de la rue Doudeauville, dans le 18e, pour se réfugier d'a-bord á Sete, dans une maison qu'y possěde Leon Jouhaux, secretaire general de la CGT. Puis, aprěs l'armistice du 22 juin, ils gagnent Lyon ou Suzanne a des cousins. Selon les conditions imposées par l'Alle-magne, la France est coupée en deux : une zone nord, occupée, et une zone sud oú les soldats allemands ne sont pas presents. Lyon est en zone sud, Suzanne et Georges Buisson décident d'y rester. Ils y louent un appartement, 25 rue Jean-Marc Bernard. La fin de la République Ces journées de l'été 1940 ont été dramati-ques. La guerre entre la France et l'Allemagne était déclarée depuis septembre 1939, mais pendant plus de huit mois il ne s'etait rien passé á la frontiere. Le gouvernement francais avait laisse, sans bouger, l'armee allemande enva-hir la Pologne alliee ; plusieurs ministres esperaient secretement qu'on pourrait ensui-te s'arranger avec Hitler. Mais le 10 mai 1940, les blindes allemands franchissent la frontiere et, en quelques semaines, l'armee francaise est en deroute complete. Dans ce contexte de desastre, le mare-chal Petain devient chef du gouvernement le 16 juin. C'est pour signer la capitulation, tout le monde le comprend. D'ailleurs l'im-mense majorite des Francais, ä ce moment-lä, le souhaite, ne voit pas d'autre issue. Mais Petain n'est pas neutre politique-ment: beaucoup de gens, et notamment les deputes, le savent proche des idees de l'extreme-droi-te. Cela n'empeche pas une enorme majorite de parlementaires (deputes et senateurs), reunis ä Vichy le 10 juillet, de lui donner les pleins pou-voirs qu'il reclame : 569 pour, 80 contre. Parmi les 569 "pour", on compte la majorite des elus socialistes. 90 parlementaires socia-listes (sur 168) ont vote les pleins pouvoirs La majorite Suzanne Buisson, á la veille du déclenchement de la guerre. á Pétain, 36 seulement ont vote contre (il parle- faut y ajouter quelques-uns de ceux qui étaient absents ou qui se mentaires Les assemblies elues sont "ajournees". II les remplacera, au niveau national et jusqu'aux conseils municipaux, par des comites dont les membres seront designes par lui ou par les prefers. II exigera des hauts fonctionnaires, des mili-taires et de tous les magistrats qu'ils lui pretent serment, a lui personnellement. Le 9 novembre 1940, il prononcera la dissolution de la plu-part des partis (a l'exception des partis d'ex-treme-droite), puis celle des syndicats et de tres nombreuses associations. C'est la fin de la Hie Republique. Et pour etaient absents ou qui se sont abstenus, et dont on sait qu'ils ont ensuite opte pour la Resistance), Les pleins pouvoirs ä Petain, cela signifie qu'on lui reconnait le droit d'e-crire seul une nouvelle Constitution. Des le lendemain, 11 juillet, Petain publie plu-sieurs "actes constitutionnels". II declare assumer «les functions de chef de l 'Etat». II s'at-tribue «le plein pouvoir gou-vernementabi, sans contröle (du moins si Ton excepte le contröle des autorites allemandes) et «le pouvoir legislatif». Sur certe carte, la separation entre zone occupée (ici en gris) et zone non occupée (zone sud) aprés ľarmistice de 1940. En plus des territoires conquis militairement, les Allemands avaient exigé de disposer ďune bande sur la fagade atlantique. mentaires socialistes ont voté les pleins pouvoirs á Pétain. C'est la fin de la Hie Republique. Et pour un certain nombre de socialistes, c'est la fin de leur parti, dans le deshonneur. Suzanne et Georges Buisson sont de ceux qui ressen-tent comme une blessure profonde 1'attitu-de d'un si grand nombre de leurs anciens camarades qui se sont couches devant Petain. Heureusement, une poignee de diri-geants, autour de Leon Blum, n'ont pas accepte. Auxquels peut-on se fier ? Et maintenant, que faire ? D'abord, pour Suzanne, renouer des contacts avec d'autres militants socialistes qui n'abdi-quent pas. Georges assumera une tache identi-que, mais sur le terrain syndical. Ce n'est pas si facile. Car les moyens de deplacement, desor-ganises, sont controles par les agents de la police de Vichy et, en zone occupee, par les Allemands. Suzanne, par ses fonctions au sein du Parti socialiste, a beaucoup voyage avant la guerre a travers la France, elle connait enormement de militants. Mais la guerre et l'exode les ont sou-vent disperses. Beaucoup d'hommes sont pri-sonniers (on compte environ un million de pri-sonniers de guerre emmenes en Allemagne). Et 16 - Le 18edu mois Mars 2013 Lors d'une reunion de l'Union des femmes socialistes en 1937, Suzanne Buisson intervient (Elle est tout en haut a droite sur la photo.) il faut se mefier : lesquels, parmi les anciens militants du parti, sont maintenant resignes au regime petainiste, voire devenus ses partisans ? Auxquels peut-on se fier ? «Vous devez rester en France.» Elle retrouve la trace de Daniel Mayer. Elle l'a bien connu lorsqu'il etait journaliste au Populaire, le journal du PS, dans lequel elle tenait elle-meme une rubrique hebdoma-daire sur les droits des femmes. Tous deux etaient des adversaires determines des concessions ä Hitler. Mobilise en 1939, Daniel Mayer a retrouve la vie civile apres Parmistice et s'est refugie en zone sud. Suzanne Buisson le rencontre fin juillet 1940 ä Toulouse. Daniel Mayer s'interroge. II songe ä gagner l'Angleterre, mais il aimerait l'avis de Leon Blum, qui etait le directeur du Populaire et dont il est proche. Justement, Suzanne Buisson a appris oü se trouve Leon Blum : ä Colomiers (Haute-Garonne). Daniel Mayer lui rend visite le 29 juillet. Blum est formel : «Vous devez rester en France.» II lui fixe une mission : recons- trilirp IprtftrH danc nn F*cr\nt rtp» rpcictQtipA InttAr Us vont reconstruire leur parti dans la clandestinité Daniel Mayer et Leon la Liberation. les hommes. Elle affir-mera toujours : «Nous luttons pour I 'emancipation des femmes, mais aussi pour la liberation de tous les travailleurs. Les deux combats sont insépa-rables.» Á 17 ans, elle adhere au Parti socialiste ou-vrier révolutionnaire, une des formations socialistes de l'epoque, et en 1905 , á 22 ans, au Parti socialiste qui vient de naitre de la fusion de ces diverses formations sous 1'égide de Jean Jaurěs. Elle habite alors dans le 18e et ne le quittera plus avant 1940. Elle se marie. Mais en 1914 éclate la guerre ; son man est tué au front, la lais-sant seule avec la charge ďélever leur fils. En 1920, au moment de la scission du Parti socialiste entre ďun cóté les communistes et de l'autre ceux qui veulent maintenir le parti tel qu'il était, elle choisit les seconds. Un peu plus tard, nous la retrouvons employee á la Federation socialiste du departement de la Seine. Elle prend des responsabilités. En 1931, au niveau national, elle dcvient la secretaire generále du Comité des femmes socialistes et le restera jusqu'a la guerre. En 1933-34, puis á nouveau en 1938-39, elle est élue á la "Commission administrative permanente", qui est en quelque sorte le Parlement du Parti socialiste, lieu ou se décident ses positions. La section du 18e dans le désarroi Blum juste aprěs Buisson. Elle le connais-sait depuis longtemps : en 1902 il s'était instal-lé dans le 18e, et on note sa presence, cette année-lá, comme repre sentanl de la Goutte d'Or an congrěs de la federation de la Seine du Parti socialiste francais (une des formations socialistes de l'epoque). II était aussi un syn-dicaliste actif, membre comme Suzanne du Syndicat des employes CGT. II a rejoint en 1908 la direction nationale de la Federation des employes, avant ďintégrer en 1920 la direction confederate de la CGT. Bien qu'adherent au PS, il y est peu actif: son engagement est essentiellement syndical. Suzanne Buisson est décrite comme une fem-me «d'une haute et imposante stature, avec un visage peu mobile et des gestes mesurés, mais d'un commerce agréable», et Georges Buisson comme «grand, raide, digne». lis entrent tous deux en Resistance en 1940, chacun dans son secteur d'action. Neuf personnes réunies Le 30 mars 1941, neuf personnes sont réunies á Nimes chez un cousin de Suzanne. Sept hommes, dont Daniel Mayer, et deux femmes (Suzanne Buisson et Cletta Mayer). lis jettent les bases d'un Comité d'action socialiste (CAS), outil en zone sud de la reconstruction du parti dans la clandestinité. Parmi eux, trois anciens deputes, Felix Gouin, Edouard Froment et Leon Hussel, de ceux qui ont vote contre les pleins pouvoirs á Pétain. Daniel Mayer est nommé secretaire general du CAS. D'autres militants, anciens dirigeants du PS ou nouveaux venus, rejoindront ce groupe. A peu pres au měme moment, un autre Comité d'action socialiste s'est créé en zone occupée. Les contacts entre les deux zones seront bientót établis, malgré les difficultés. Děs le debut est fait un choix décisif: le CAS decide de ne pas créer un mouvement de resistance propre aux socialistes, mais demande á ses militants de rejoindre les divers mouvements le zyjuiuei. mum esi lonnei : «vous aevez rester en France.» II lui fixe une mission : recons-truire le parti dans un esprit de resistance, lutter á la fois contre l'occupant et contre Pétain. Leon Blum sera arrété le 15 décembre 1940 par la police de Potain et emprisonné, puis déporté en Allemagne en mars 1943. Désormais, Daniel Mayer, Suzanne Buisson et quelques autres vont s'employer á faire renai-tre un Parti socialiste dans la clandestinité. Née Suzanne Lévy, militante á 17 ans Suzanne Buisson était née Suzanne Lévy, en 1883. Ä 16 ans, eile a dü interrompre ses etudes pour aider sa famille, en proie aux difficul-tés financiěres. Elle a trouvé de l'embauche á Paris, comme dentelliěre. (D'autres sources di-sent: employee de magasin.) Trěs jeune, eile s'interesse á la vie politique. Elle suit les cours ďune "universitě populaire", eile lit beaucoup, des journaux, des livres, notamment des classiques du socialisme, de Marx á Jules Guesde et á Paul Lafargue (l'au-teur du Droit ä la paresse qui traite de la reduction du temps de travail). Elle milite au Syndicat des employes CGT. Cest une époque de gran-des batailles syndicales, notamment pour "la journée de 8 heures". Elle s'affirme comme féministe, se bat pour les droits des femmes, leurs conditions de travail, 1'égalité de salaires et de traitement avec La section du 18e dans le désarroi Elle fait toujours partie de la section du 18e. Celle-ci traverse des années agitées. Ses deux principaux leaders, Barthélémy Montagnon et Paul Perrin, élus deputes du 18e en 1932 w, font partie de la tendance de droite du PS, conduite par Marcel Déat, ceux qu'on appelle les "néo-socialistes". Cette tendance est tellement á droite et prend des positions tellement contraires á celles du parti que ses dirigeants, Déat en téte, sont exclus en décembre 1933. La section du 18e se trouve dans le désarroi. Un homme situé exactement á 1'opposé, á l'ex-tréme-gauche du parti, René Rul, en prend la direction. René Rul, ancien prof de gym deve-nu docteur en droit grace á des cours du soir, fait partie de la tendance Gauche révolution-naire, dirigée par Marceau Pivert, qui sera exclue á son tour en juin 1938. Suzanne Buisson prend peu de part á ces affaires locales : son action au niveau national lui prend tout son temps, toute son energie. Elle voyage beaucoup á travers la France pour pro-mouvoir les droits des femmes auprěs des adherents du parti - ce qui n'est pas toujours evident. Elle s'etait remariée en 1926, avec Georges J. Barthélémy Montagnon et Paul Perrin ne serontpas réélus en 1936. tance propre aux socialistes, mais demande a ses militants de rejoindre les divers mouvements existants. Cela penalisera le PS apres la Liberation par rapport au Parti communiste qui, lui, a cree son propre mouvement de resistance et ses groupes armes. Le Parti communiste dis-tancera largement le PS aux elections qui sui-vront 1945. Mais Suzanne Buisson, qui a assume entre autres, pour le PS, la difficile tache des relations avec les communistes dans la clandestine, ne verra pas, helas, la Liberation. devient trop dangereux L'appartement de Suzanne a Lyon devient un des principaux lieux de rendez-vous des clan-destins. lis doivent prendre d'infinies precautions. C'est elle qui est chargee de conserver, bien caches, les documents du CAS. Mais bien-tot il faut se rendre a Pevidence : c'est trop dangereux. Les socialistes doivent se trouver un -autre local a Lyon, 85 avenue de Saxe, sous couvert d'une fausse activite commerciale. Les Allemands envahissent la zone sud en novembre 1942. A ce moment, Suzanne fait par-tie du bureau national clandestin du PS ; elle est toujours sur la breche, voyageant constam-ment pour les missions les plus risquees. Le 27 avril 1943, son mari part clandestine- (Suite de I'article page 18) Mars 2013 Le 18e du mois - 17