191 LE CHARROI DE NÍMES Avec ses 1486 décasyllabes, Le Charroi de Nimes oeuvre transitoire entre Le Couronnement de Louis et La Prise d'Orange, est la plus courte chanson de geste appartenant au cycle de Guillaume d'Orange; elle en est aussi Tune des plus anciennes puisqu'elle fut com-posée vers le milieu du XIF siécle. Děs qu'U apprend que Louis, le fils de Charlemagne, Pa oublié lors de la distribution des fiefs á ses barons, Guillaume se rend, furieux, au palais pour rappeler au roi les exploits accompUs á son service. Aprés avoir repousse les offres insensées ďun souverain pusillanime, il reven-dique 1 investiture de terres paiennes. Entrainant une armée de bacheliers pauvres, il se dirige vers la cité sarrasine de Nimes. Travesti en marchand, il introduit dans la ville un convoi de chariots oú se trouvent, dis-simulés á Pintérieur de tonneaux, armes et guerriers et, par cette ruse digne du cheval de Troie, il réussit á s'emparer de la place forte. Ce poéme mele plusieurs tonalités : pathétique lors de la scéně initiale de colěre ; realisté avec des topo-nymes precis le long de la voie Regordane ou le tableau des enfants du paysan, jouant aux billes; comique par le déguisement des chevaliers en vilains et les quiproquos que cette situation provoque; héroi-comique avec des formules pompeuses pour décríre Paccoutrement de Fierebrace; burlesque dans Pév0" ďun bric-á-brac á la fois religieux et culinaire. cfló0" ideologie féodale et chrétienne, fondée ^ífidélité du chevalier á Pégard du suzerain et sa sUf cipation á la croisade, le trouvére n'hesite pas á se par^r du rire pour transmettre son message. Set\£ texte choisi constitue la premiére laisse du rharroi de Nimes, autrement dit son ouvertuře narra-• Contrairement á ďautres oeuvres épiques, telles °ue La Chanson de Roland, Le Voyage de Charlemagne á Jerusalem et á Constantinople ou AKscans, qui com-mencent in medias res, ici le poete reprend ďabord le traditionnel prologue. Bibliographie le Charroi de Nimes, éd. de D. McMillan, Paris, Klincksieck, 1978; éd. bilingue de Cl. Lachet, Paris, Gallimard, «Folio classique », 1999. J. Frappíer, Les Chansons de geste du cycle de Guillaume d'Orange, Paris, SEDES, t. II, 1965, p. 179-253. Notes Le texte retranscrit est celui du manuscrit A2 de la BN, fonds fr. 1449 qui date du milieu du xnr siMe, Nous l'avons corrig6 quatre fois: - v. 6 : charroi monte corrige B metier; - v. 63 : bien savez escouter corrige BC serez escoutez; - v. 65 : Molt t'ai servi corrige BCD Ne t'ai servi; -y.SA.ougeendoi corrige C 116 cm grain en doi. Cette premiere laisse composite du Charroi de Nimes regroupe plusieurs sequences assez differentes : - le prologue (v. 1 a 13) destine a retenir l'attention de l'audi-toire auquel le jongleur presents la chanson et son heros; -la«reverdie» (v. 14 a 16), 6vocation lyrique du retour de la belle saison qui sort d'intonation narrative; ~le retour de la chasse et la rencontre avec Bertrand (v. 17 * 50), 6cho de la scene initiale du Couronnement de Louis 192 LA CHANSON DE GESTE 193 (v. 114-118) oú Guillaume, au sortir ďune for^ giboyeusc, est informé par son neveu qu'Arnefe ďOrléan veut s'emparer de la couronne ; - le debut de la colere de Guillaume (v. 51 á 87) qui rappdi. au roi les services rendus et son dénuement actuel. v. 7 á 11 : le ttouvěre évoque le sujet de La Prise d'Orcmge la double conquěte territoriale et sentimentale, la ďOrange et le mariage de Guillaume et ďOrable, la femme paíenne deTibaut, baptisée sous le nom de Guibourc, pu^ il mentionne 1'épisode le plus frappant du Couronnement de Louis, le duel entre Guillaume et le géant sarrasin Corsolt (v. 683 á 1165). Par Petit Pont sont en Paris entré: le Petit Pont qui relie lHe de la Cité á la rive gauche de la Seine est le plus ancien pont de Paris. s'enaunris gité: le rire consume un trait caractéristíque de Guillaume. Selon J. Frappier, il«exprime la vaillance, la franchise, 1'énergie supérieure á 1'adversité [...], le mépris des bassesses et parfois 1'ironie á 1'égard de lui-měme. On peut saisir encore ďautres nuances dans la gaieté de ce personnage humain et třes vivant: le goůt de la moquerie, tantót sarcastique, tantót voilée ďhumour, tantót affec-tueuse, le plaisir de la ruse, de la mystification, des bons tours joués aux paiens...»(op.cit., p. 97). Ronpent les hueses del cordoan soller: par un effet de distan-ciation humoristique, l'auteur reserve le procédé de 1'agrandissement épique á un detail relatif aux souliers du héros. J.-Ch. Payen explique bien le comique de la scéně : «[...] quand il entre en scene, Guillaume rompt les jam-biěres de sa chaussure. Voilá qui couperait ses effets á un acteur tragique! La colere de Guillaume pourrait ětre pathétique : or, nous sourions, et la tragédie est un peu désamorcée, au moment méme oů elle se noue» («Le Charroi de Nimes, comédie épique ?», Melanges Jean Frappier, Geněve, Droz, 1970, t. II, p. 892). tastonner: il s'agit ďune habitude medievale consistant á masser et á gratter le corps du chevalier pour favoriser son sommeil. Atosi dans Ahscans (v. 4518), Guibourc masse son beau-pére Aymeri de Narbonne. Sur ce sujet, voir C. Cazanave, «Euxde de moeurs et de vocabulaire : "Grater" et "Tastoneť' au JOT et au xnr siécle», Pratiques du corps. Médecine, hygiene, alimentation, sexualitě, Publica- CHARROI DE NÍMES uons de 1'universite de La Reunion, 1985, diffusion Didier gnidition, p. 41-71. nont pechii m'en est el cors entri : ces remords d'avoir pro-voque la mort de jeunes gens temoignent de la sensibilize et de la complexite psychologique de Guillaume. Des sentiments analogues l'inciteront a se retirer dans un couvent puis dans un ermitage apres le deces de son epouse. Voir Le Montage Guillaume LI, v. 45-48. 7. [Une entree fracassante] Oez, segnor, Dex vos croisse bonte, Li glorieus, li rois de maieste ! Bone chan9on plest vous a escouter Del meillor home qui ainz creiist en De ? 5 C'est de Guillelme, le marchis au cort nes, Comme il prist Nymes par le charroi mener; Apres conquist Orenge la cite Et fist Guibor baptizier et lever Que il toli le roiTiebaut l'Escler; 10 Puis l'espousa a moillier et a per, Et desoz Rome ocist Corsolt es prez. Molt essauca sainte crestientez. Tant fist en terre qu'es dels est coronez. Ce fu en mai, el novel tens d'este : is Fueillissent gaut, reverdissent li pre, Cil oisel chantent belement et soe. Li quens Guillelmes reperoit de berser D'une forest ou ot grant piece este. Pris ot .II. cers de prime gresse assez, 20 Trois muls d'Espaigne et chargiez et trossez. .nil. saietes ot li bers au coste ; Son arc d'aubor raportoit de berser. En sa conpaigne .XL. bacheler : 7. Une entree fracassante 1 Ecoutez, seigneurs, que Dieu accroisse votre valeur, le glorieux, le roi de majeste ! Voulez-vous ecouter une .bonne chanson sur le meilleur homme qui ait jamais cru en Dieu ? Hie raconte comment Guillaume, le marquis au court nez, prit Nimes en conduisant le charroi, puis conquit la cite d'Orange et fit tenir sur les fonts baptismaux Guibourc qu'il avait enlevee au roiTibaut le Slave. II la prit ensuite pour epouse legitime. II tua Corsolt, sous les murs de Rome, dans un pre. H glorifia vraiment la sainte chretiente. II fit tant sur terre qu'il est couronne dans les cieux. C'etait en mai, au retour de la belle saison: les bois se couvrent de feuijles, les pres reverdissent, les oiseaux entonnent de beaux et doux chants. Le comte Guillaume revenait de chasser d'une forSt ou il etait reste longtemps. II avait pris deux cerfs de bonne graisse, dont il avait charge, avec soin trois mulets d'Espagne. Le baron avait quatre fleches au c^te; il rapportait de la chasse son arc de cytise. II etait accompagne de quarante jeunes nobles, 196 LA CHANSON DE GESTE LE CHARROI DE NÍMES 197 Filz sont a contes et a princes chasez, 25 Chevalier furent de novel adoube; Tienent oiseaus por lor cors deporter, Muetes de chiens font avec els mener. Par Petit Pont sont en Paris entire*. Li quens Guillelmes fu molt gentis et ber: 30 Sa venoison fist a l'ostel porter. En mi sa voie a Bertran encontre, Si li demande :« Sire nies, dont venez ? » Et dist Bertran:«Ja orroiz veritez : De eel pales ou grant piece ai este; 35 Assez i ai oi' et escoute. Nostre emperere a ses barons fievez : Cel done terre, eel chastel, eel citez, Cel done vile selonc ce que il set; Moi et vos, oncle, i somes oublie. 40 De moi ne chaut, qui sui un bachelor, Mes de vos, sire, qui tant par estes ber Et tant vos estes traveilliez et penez De nuiz veillies et de jorz jeiinez.» Ot le Guillelmes, s'en a un ris gite* : 45 « Nies, dit li cuens, tot ce lessiez ester ! Isnelement alez a vostre hostel Et si vos fetes gentement conraer, Et ge irai a Looys parler. » Dist Bertran :« Sire, si con vos conmandez.» so Isnelement repere a son hostel. Li quens Guillelmes fu molt gentis et ber; Trusqu'au pales ne se volt arester; A pie descent soz l'olivier rame, Puis en mOnta tot le marbrin degre. 55 Par tel vertu a le planchie passe Ronpent les hueses del cordoan soller* ; N'i ot baron qui n'en fust esfraez. Voit le le roi, encontre s'est levez, Puis li a dit:«Guillelmes, quar seez. 60 - Non ferai, sire, dit Guillelmes le ber, Mes un petit vorrai a vos parler.» Dist Looys :«Si con vos conmandez. fils de comtes et de princes fieffés j ils venaient d'etre adoubés chevaliers. 25 Us tenaient des oiseaux pour se divertir, et emmenaient des meutes de chiens. Us sont entires dans Paris par le Petit Pont. Le comte Guillaume était trés noble et vaillant: il fit porter sa venaison chez lui. 30 Ayant rencontre Bertrand en chemin, il lui demande:« Seigneur, mon neveu, ďoů venez-vous ? » Bertrand répond :«Vous allez apprendre la vérité : je viens de ce palais oů je suis reste longtemps; j'y ai beaucoup entendu et écouté. 35 Notre empereur a pourvu de fiefs ses barons : á Tun il donne une terre, á l'autre un chateau, á celui-ci une cite, á celui-lá une ville, selon sa competence ; mon oncle, vous et moi, nous sommes oubliés. Peu importe pour moi qui suis un jeune homme, 40 mais pour vous, seigneur, qui ětes si vaillant et qui n'avez point menage votre peine en veillant la nuit et en jeůnant le jour.» Ä ces mots, Guillaume a éclaté de rire : «Mon neveu, dit le comte, laissez tout cela! 45 Allez vite chez vous et équipez-vous noblement, moi, j'irai parler á Louis.» Bertrand répond :« Seigneur, á vos ordres.» II retourne rapidement chez lui. so Le comte Guillaume était trés noble et vaillant; jusqu'au palais, il ne voulut pas s'arreter; lá, il descendit de cheval sous l'olivier branchu puis monta l'escalier de marbre. II a marché sur le plancher de la salle avec une telle 55 vigueur qu'ü brise les tiges de ses souliers en cuir de Cordoue; tous les barons en sont effrayés. Á sa vue, le roi s'est levé ä sa rencontre puis lui a dit: « Guillaume, asseyez-vous done. - Non, sire, retorque Guillaume le vaillant, 60 mais je veux vous dire quelques mots.» Louis répond:«Á vos ordres. 198 LA CHANSON DE GESTE LE CHARROI DE NÍMES 199 Mien escíent, bien serez escoutez. - Looys, frere, dit Guillclmes le ber, 65 Ne ťai servi par nuit de tastonner*, De veves fames, d'enfanz desheriter j Mes par mes armes ťai servi corime ber, Si ťai forni maint fort estor chanpel, Dont ge ai morz maint gentil bacheler 70 Dont le pechié m'en est el cors entee*. Qui que il fussentj si les ot Dex forme. Dex penst des armes, si le me pardonez ! - Sire GuiUelmes, dist Looýs le ber, Par voz merciz, un petit me soffrez. 75 Ira yvers, si revenra estez j Un de cez jorz morra uns de voz pers; Tote la terre vos en vorrai doner, Et la moillier, se prendre la volez.» Ot le Guillelmes, ä pou n'est forsenez : so «Dex! dist li quens, qui en croiz fus penez, Con longue atente a povre bacheler Qui n'a que prendre tte autrui que doner! Mon auferrant m'estueť aprovender j Encor ne sai ou grain en doi trover.' 85 Dex ! con grant val li estuet avaler Et a grant mont li estuet amonter Qui d'autrui mort atent la richeté!» A mon avis, vous serez bien ecoute. - Louis, mon frere, dit Guillaume le vaillant, je ne fai pas servi en te massant la nuit, 65 ni en desheritant des veuves ou des enfants; mais je t'ai servi en vaillant chevalier, les armes a la main, j'ai Iivre pour toi nombre de combats acharnes ou j'ai tu6 nombre d'hommes jeunes et nobles, peche dont je porte le poids. 70 Quels qu'ils fussent, Dieu les avait crees. Que Dieu prenne soin de leurs ames et me le pardonne ! - Seigneur Guillaume, repond Louis le vaillant, s'il vous plait, patientez un peu. L'hiver passera et l'ete reviendra; 75 un de ces jours, un de vos pairs mourra; je vous donnerai alors toute sa terre et sa femme, si vous voulez l'6pouser.» A ces mots, Guillaume manque de devenir fou furieux: «Dieu, dit le comte, toi qui ftis crucifie, so quelle longue attente pour un pauvre jeune homme qui n'a rien a prendre ni a dormer aux autres ! Je do|s nourrir mon cheval; je ne sais pas encore ou lui trouver son avoine. Dieu ! quelle grande vallee il doit descendre 85 et quelle haute montagne il doit gravir celui qui attend la richesse de la mort d'autrui!»