LES ANNÉES CINQUANTE Au petit jour L'aube est un thěme cher á Jaccottet, car il renvoie á cette ignorance qui precede et qui accompagne, en poesie, la connaissance. Sortir de la mát, sans pourtant négliger ses mystěres, tel est le vosu commun du monde et du poete. La nuit n'est pas ce que Ton croit, revers du feu, chute du jour et negation de la lumiěre, mais subterfuge fait pour nous ouvrir les yeux sur ce qui reste irrévélé tant qu'on 1'éclaire. 5 Les zélés serviteurs du visible éloignés1, sous le feuillage des téněbres est établie la demeure de la violette, le dernier refuge de celui qui vieillit sans patrie... Comme l'huile qui dort dans la lampě et bientót 10 tout entiěre se change en lueur et respire sous la lune emportée par le vol des oiseaux, tu murmur es et tu brúles. (Mais comment dire cette chose qui est trop pure pour la voix ?) Tu es le feu naissant sur les froides rivieres, 15 l'alouette jaillie du champ... Je vois en toi s'ouvrir et s'enteter la beauté de la terre. je te parle, mon petit jour. Mais tout cela ne serait-il qu'un vol de paroles dans 1'air ? Nomade est la lumiěre. Celle qu'on embrassa 20 devient celle qui fut embrassée, et se perd. Ou'une derniěre fois dans la voix qui rřmplore elle se lěve done et rayonne, l'aurore. Philippe Jaccottet, L'Ignorant (1958), éd. Gallimard L'Ignorant Le poeme « L'Ignorant » donne son titre a l'ensemble du recueil. I! presente un portrait moral de l'auteur. en meme temps que son « art poetique ». Plus je vieillis et plus je crois en ignorance, plus j'ai vecu, moins je possede et moins je regne Tout ce que j'ai, e'est un espace tour a tour enneige ou brillant, mais jamais habite. 5 Oil est le donateur, le guide, le gardien ? je me tiens dans ma chambre et d'abord je me tais (le silence entre en serviteur mettre un peu d'ordre), et j'attends qu'un a un les mensonges s'ecartent; que reste-t-il ? que reste-t-il a ce mourant 10 qui 1'empeche si bien de mourir ? Quelle force le fait encor parler entre ses quatre murs ? Pourrais-je le savoir, moi 1'ignare et l'mquiet ? Mais je l'entends vraiment qui parle, et sa parole penetre avec le jour, encore que bien vague : 15 «Comme le feu, 1'amour n etablit sa clarte que sur la faute et la beaute des bois en cendres... » Philippe Jaccottet, L'Ignorant (1958), ed. Gallimard. 1. II s'agit des hommes qui« ser\'ent » le visible en travaillant tout le jour.