Interrogations spirituelles : Pierre Emmanuel Vent Void le debut de ce poéme, oú Pierre Emmanuel décrit « 1'épaisseur de l'inconscient », qu'il percoit comme un chaos analogue á «1'épaisseur cosmique antérieure á 1'origine ». De cette obscurité impenetrable emerge, un instant, une signification que le langage poétique s'efforce de retenir. Vew D'ou Nait Ou Nait ce 5 Vent Qui Ce vent qui vient avant Qui Vient avant que rien n'invoque Qui vient avant que rien ne soit pour invoquer le vent io Qui vient soufflant l'invocation d'ou nait ce qui invoque Le Vent Quatre Lettres en formation de vol Anges nappanť rayant plongeant fléchant Vent décollant du magma lent vrtt du souffle longtemps rasant 15 Ether strié de sillons d'ailes sous le bréchet2 se divisant Nuées de naphte aux plats remous se malaxant se démélant Immensité d'un coup de bee fichée zenith dans l'inoui Que de temps il faudra pourtant pour propager l'unique instant Que de temps il faudra pourtant pour que s'allume un mouvement 20 Que de temps il faudra pourtant pour qu'enfin le commencement Fuse á travers tout son néant sitót innervé s'eteignant Que de temps Qu'est-ce qui endure avant que ne bouge rien qui puisse encore esquisser le temps Qu'est-ce qui refuse á raison qu'il endure, inerte Dedans déniant le sens ? 25 Cela retractile qui en soi s'annihile, poids toujours plus poids, tout-occlus En-deca ? Inconscience d'etre penetrable á soi, fluide concu comme peau tendue Par le pou sauteur sur la pellicule ďune ubiquité nulle qu'il ponctue Que de temps Pour que 30 Dans l'huile ocellée3 impensablement dense la surface gauche qui est masse sans fond Embryon du regard obturant la naissance cécité interne durcissant sa glu Que de temps Pour qu'etale dans ce sommeil antérieur á tout et á soi-méme Ultime état dont tout procěde Non-étre clos d'avance sur 35 Cela Qui n'est ne fut ni ne sera mais qui en mille éternités de veille En mille et mille éternités le dort l'endure intensément Cela Qui réve en lui en méme temps mille mondes se suecédant 40 Et mille et mille ne faisant qu'un univers toujours le méme Cela Qui mille fois en une fois s'accomplissant retourne avant Cela qui tout en existant sommeille avant toute origine Dans un Avant se contemplant si pleinement qu'il est Néant 45 Que de temps pour qu'en ce sommeil Cela 1. Couvrant comme ďune nappe. 2. Crete osseuse saillante sur le sternum de la plupart des oiseaux. 3. Parsemée de taches arrondies dont le centte et le tour sont de deux couleurs différentes. 95 IFS ANXÉLS CINQl'ANTL Cela s:ourle, lěvres bleues de negresse, bourrelet charnu de souffle poussant Son onde vague aprěs vague á pleine pate Cela oui ďinfiniment loin (comment sans d'mfimes gestations de lomtams so Traduire susciter en mots le dernier pli d'inconcevable Rien) Cela tressaille en lieu trěs sourd met un jamais á s'ebranler depuis toujours Et pourtant de bord á bord lame unique Electrise tout I!ocean dun seul instant Cela Que de temps pour qua travers tout son sommeil Cela profere Pierre Emmanuel, Tu (1978), ed. du Semi ean Crosjean : Le Messie (1974) Ne en 1912, le Franc-Comtois Jean Grosjean fut un temps ecclesiastique. 11 quitta l'Eglise en 1950. F'amilier de 1'arabe et de l'hebreu. il a traJuit des textes religieux tels'que L'Apocalypse et L'Evangile selon saint Jean. II a egalemcnt preface 1 edition du Coran dans la « Bibliotheque de la Pleiade ». Son oeuvre se partage entre des poemes tres lyriques: Hypostasc (1950), Apocalypse (1962). La Gloire (1969), et de cours recits poetiques tels que Le Messie (1974). En memc temps qu'elle decouvre et celebre dans la nature r omnipresence de Dieu, cetle oeuvre accuse son silence et interroge le mystere de la Creation. Elle s'inspire volontiers de grandes figures bibliques (la colere de Cain1, la pauvrete de Job3, le desespoir maternel de Rachel') pour exprimer ses propres angoisses. Dans eel extrait du Messie, Jean Grosjean evoque a sa maniere les premiers pas du Christ sur la terre apres sa resurrection... Jesus marclmt sous les etoiles. 11 ne se rehabituait a vivre qu 'avec precaution. 11 ne frequentait encore que des tombes et son passage en reveillait les notes. Si insignifiants qu'ils aient ere, ils avaient eu son experience du naufrage. lis se levaient prets a lui faire escorte, rnais il les congediait gentiment, les laissant empotes dans leur resurrection. Beaucoup par une vieille habitude ou pour retrouver leur veuve et leur orphelm voulurent aller en ville. mais les portes Otaient fermees et ces revenants qui pouvaient traverser les murs ne l'osaient pas. Ils gardaient dans des replis d'ame le respect de la matiere et pietinaient desoeuvres le long du rempart. Jesus errait sous des constellations qui n 'avaient jamais tourne si lentement. II se rappela que la nuit oil il avait supplie son Dieu entre les oliviers et oil les Romams 1'avaient mene, les mams liees, chez le pape juif. les astres etaient plus presses de changer de position. C'etait l'ancien monde sans instant et mainte-20 nant 1'mstant etait enorme II Vavait su des qu'il s'etait assis dans le sepulcre pour delier ses bandelettes. L'angoisse disparue lui avait laisse lame demobilisee. 11 n etait sort: des tenebres que pour rencontrer la nuit. 11 avait enjambe les corps endormis des gardes que les criaillenes juives avaient obtenus d'un colonial pleutre, mais il etait delivre des hates. II sentait que vivre n'avait ete qu'une aventure raisonnable aupres de la hardiesse de revivre. Merveilleusement mal sur, Roger Bissiere (1888-1964) U Lhmt d, Bu^kurtn, 1938 (fcr forge, hois et come, 85 cm de hauteur: Pans, galeric leanne Bucher). Roger Bissiere, qui choisit Je vivre au plus pres Je la nature, etablit par cctte sculpture un lien tres vi^oureux entre le travail Je la terre et le sentiment religieux. 1. Personnagc biblique de la Genese, coupable du premier homicide. 2. Patriarcho biblique incarnant I'homme juste frappe par le malheur (le Livre de Job). .3. Personnage biblique de la Genese, figure exemplaire de la mere. hl! RROCAHONS SPIRITl'fi I il s'egarait a tätons dans la Campagne, Ä peine si. ä Ja longue. ses regards ülummerent 3o par-dessous les bribes de nuées qui trainaient dans le ciel. Jesus reconnaissait les odeurs des fleurs que son orteil frölait dans 1'ombre : un pnntemps fait de neu. violettes occultes. jacinthes naissantes. pousses de glecome1. Hier g'avait été la fete en ville et la mort, mais děs que le temps redevint quotidien. la vie que les fětes effarouchent reparut et Jesus se racclimata. Or Jesus n'aimait pas le 35 gächis. Ä mesure que son äme reprenait ses dimensions, U se reprochait méme de s'etre levé trop étourdiment ďentre lesmorts. de n'avoirpas attendu un imperatif assez 2 catégonque~. II retourna ranger les linges funěbres que Joseph et Nicoděme' avaient [o prětés ä son corps. II roula les bandelettes, plia le linceul ä part pour servir au smvant ^ ef laissa ouvert le sepulcre dont il avait traverse la porte. Puis il s'aperqut qu II n'avait w, 40 plus grand-chose ä faire et que la mort manquait d 'inferéf. Alors le pur glauque se mit ^ á poindre dans le ciel embué. Jean Grosjean. Le Messie (1974) éd. Gallimard. ean-Claucle Renarcl : La Braise et la Riviere (1969) Né á Toulon en 1922, Jean-Claude Renard, aprés des etudes de lettres, travaille dans l'edition (il est en partieulier directeur littéraire aux Editions Casterman pendant vingt ans). Ce metier lui pcrmet de se livrer. en toute liberie, á sa veritable vocation, l'ecrilure. Vocation précoce puisqu'il publie děs 1945 son premier recueil de poěmes, Juan. Depuis, sa production a été trěs abondante. L'axe principal de ses livres est toujours oriente vers la foi religieuse. Mais cette foi n'est pas. comme chez Claudel. conquérante, sure ďelle-méme, voire triomphante. Jean-Claude Renard se situe plus pres ďun Péguy (dans le refus de considérer la foi comme un confort moral par exemple). Le poete interroge le «silence » de Dieu et cherche. dans le langage, á définir Dieu. II en résulte une quéte du langage dont le poéme semble parfois moins l'aboutissement que le laboratoire experimental. Quoi qu'il en soit, depuis plus de vingt ans, Jean-Claude Renard travaille á repousser les limites du langage. Tous les moyens sont bons. repetitions, déplacement des categories grammaticales, usage de Fantithése, du paradoxe, voire du non-sens. Dans La Braise et la Riviere (1969). comme fréquemment chez Renard. le livre est divisé en nombreux mouvements dont les titres renvoient á des genres formels tels que « notes» ou «récits». ou á la problématique de l'ecriture comme «l'espacc de la parole ». Par ailleurs, le litre méme du livre réunit en une expression l"eau et le feu. II s'agit ici. pour Renard. de créer une langue oú les contraires cohabiteraient harmonieusement. écit 2 « Récit 2 » est le deuxiéme poéme intitule «récit » du recueil. Ce titre laisse á penser que le poéme a pour but de raconter une histoire. á la maniére d'un roman. Á Marseille, entre 1'achěvement et le commencement de la mort. La Brésilienne était belle. Elle nommait ta téte. tes épaules. Je ne savais pas si lom ses mains vides comme 1'escalier de 1'hótel 2 s Oú j'attendais 1'ordre de mer. j£ Elle patientait entre nous. ^ Mais sa voix gelait dans la nuit. - ses seins etaient traverses ďoiseaux noirs. £> Je ne reconnaissais plus rien. Tu tenais en moi ton absence comme une grande condamnation. Jean-Claude Renard La Braise et la Rivieře (1969). éd du Seuil. 1. Varieté de Iierre, dit aussi « herbe de Saint-Jean ». J'un ordre venu de Dieu). 2. Notion philosophique empruntée á Emmanuel Kant et désignant un 3. Ľun des disciples de Jésus. U aide Joseph d'Arimathie á ľensevehr. commandement que ľesprit se donne ä lui-méme (il ne s'agit done pas ici 97