grand angle I société i ■ mm V HAROSUR LES MACHOS DES LABOS! En juin, un prix Nobel de medecine, Timothy Hunt, déclarait sa géne face ä la cohabitation de femmes et d'hommes dans les laboratoires, provoquant un tollé sur les réseaux sociaux. La preuve que dans la recherche, les préjugés sexistes ne sont pas des theories. PAR CLARISSE BOULAIN PHOTO JIRI REZAC Dans son laboratoire de Glasgow (Ecosse), Lucie de Beauchamp, 23 ans, est I'une des premie res a s'etre mobilisee contre le sexisme dans le milieu scientifique. Oil sont les femmes? La part des femmes danslesecteur scientifique dim in ue au f ur et a mesure que le niveau des etudes etdes carrie res s'eleve. Pres de la moitie des eleves determinaleSsont desfilles, maiselles ne sont plus qu'un tiers dans le superieur et un quart seulementdes chercheurs frangais sont des femmes. Quant aux prix Nobel... 4,9% _ des prix Nobel (soit17 femmes) en physique, chimie ou medecine. 20 %_ des membres des conseils d'administration et de surveillance dans le secteur přivé et public. 26% des chercheurs en sciences en France. 33% des étudiants dans les filiěres scientifiques de I'enseignement superieur. ,9% des él ěves en terminále S. Sources: rapport« Mutationnelles >■ 2014, nos estimations. grand angle I société aissez-moi vous parier de mon probléme avec les filles. Trois choses se produisent quand elles sont dans un laboratoire. Vous tombez amoureux d'elles, elles tombent amoureuses de vous, puis, quand vous les __ critiquez, elles se mettent ä pleurer.» Cette declaration du Britannique Timothy Hunt, prix Nobel de médecine 2001, lors de la Conference mondiale des journalistes scientifiques, le 8 juin dernier, ä Seoul (Corée du Sud) a immédiatement déclenché un tollé sur la Toile. En réponse, des femmes scientifiques se sont mobilisées sur Twitter avec le hashtag ironique #distractinglysexy (« sexy au point de distraire »)... Dans les laboratoires du monde entier, elles se sont prises en photo, posant en blouses et combinaisons integrales dans leur environnement de travail. Depuis, le professeur Hunt, 72 ans, a démissionné de l'University College London (UCL), mais lapolémique a mis en lumiére les préjugés que les femmes scientifiques doivent combattre au cours de leur carriére. Et dans ce domaine, la France est loin d'etre un exemple. Un manque de confiance en soi Claudine Schmuck est la fondatrice de Global Contact, cabinet de conseil qui édite le rapport « Mutationnelles* », reference sur 1'évolution de la place des femmes dans les milieux scientifiques. Selon 1'édition 2014, elles ne représentent que 26 % des chercheurs en France, contre 32 % en moyenne dans les pays occidentaux. Pourquoi un tel écart? Pour l'experte, le probléme est clair: les filles manquent de confiance en elles. Les étudiantes, qui représentent 45,9 % des élěves en terminale S, ne sont plus que 33 % dans les filiéres scientifiques de 1'enseignement supérieur.« Les filles ont tendance ä penser que dans le supérieur elles n'y arriveront pas, et elles s'auto-censurent. Un comble, puisqu'elles obtiennent de trés bons résultats en sciences, souvent meilleurs que ceux des garcons », rappelle Claudine Schmuck. En cause, des cliches ancrés dans la mentalité fran-caise.« Les femmes sont plutót associées aux etudes TROIS DISTINCTIONS ANNUELLES RÉSERVÉES AUX DAMES " Meme avec de la bonne volonte, les cliches ont la vie dure 95 Claudie Haignere, docteur en neurosciences LE PRIX L'OREAL - UNESCO pour les femmes et la science recompense, depuis 1998, cinq femmes, unede chaque continent, pour I'excellence deleurstravaux, en physique ou en sciences de la vie. LE PRIX IRENE-JOLIOT-CURIE, décernépar leministěrede l'Education nationale et Airbus Group, designe la Femme scientifique de ľannée, Jeune femme scientifique et le Parcours Femme entreprise. LE PRIX SCIENCE FACTOR distingue un projet scientifique ou technique innovant á visée citoyenne. Leconcoursest ou vert a ux collégiens et lycéens, chaque équipe est pilotée par unefille. litteraires. Quand elles choisissent une filiere scientifique, elles s'orientent souvent vers les metiers de la sante, de l'agronomie ou des sciences de la vie.» Une situation que deplore Claudie Haignere, docteur en neurosciences, ex-ministre deleguee ä la Recherche et premiere Francaise ä avoir voyage dans l'espace, dans les annees 1990.«II y a une penurie de main-d'ceuvre dans des filieres d'avenir comme laphysique ou l'infor-matique. Ce sont des occasions manquees pour les femmes », souligne-t-elle. Titulaire d'un master en bio-industrie, Lucie de Beauchamp, 23 ans, a ete en premiere ligne lors de la Campagne Twitter contre les propos de Timothy Hu nt, avec un tweet repris plus de 2 600 fois. Pour eile, les stereotypes sont une realite. «Dans mon ecole, l'EBI ä Cergy-Pontoise (Val-d'Oise), 80 % des eleves sont des filles. Mais aujourd'hui, dans ma societe, lamajorite de mes collegues sont des hommes, particulierement au 46 MAGAZINE DU VENDREDI 24 JUILLET 2015 Des fides qui se pament devant leur chef, qui sont reduites a des animaux ou qui se deban assent des homines: des exemples de parodies anti-sexisme postees sur le Web sommet de lahierarchie.» Lucie de Beauchamp a inte-gre Taragenyx, une firme basee a Glasgow, en Ecosse. Elle ne se plaint pas d'un sexisme explicite, car, selon elle, la societe anglo-saxonne est plus moderne. Mais deplore l'attitude machiste de certains chercheurs, particulierement en France:« Cela passe par une mise a l'ecart des femmes, qui ne sont pas invitees lors des diners entre collegues, par exemple.» Des quotas pour imposer la parite? Dans les carrieres scientifiques, les femmes subissent une double segregation,« horizontalement, au niveau des filieres, car elles ne sont que peu representees dans les sciences dites "dures" (physique, mathema-tiques, ingenierie, informatique...), precise Claudine Schmuck. On ne compte que 10 % de femmes dans l'informatique, ou 20% dans la physique. Mais elles sont egalement victimes d'une segregation verticale, car elles se heurtent a un moment de leur carriere a un plafond de verre (l'impossibilite d'acceder a des postes a responsabilites, NDLR)». Promulguee en 2011, la loi sur la parite impose 40 % de femmes dans les conseils d'administration et de surveillance des entreprises, privees et publiques, d'ici a 2017. Actuellement, on oscille entre 20 et 30%, selon les secteurs. Dans le monde scientifique aus-si, les choses progressent lente-ment. En 2013, l'entreprise la plus mal classee du palmares de legalite professionnelle etait ainsi le labo-ratoire pharmaceutique francais Ab Science, avec une note de 0 sur 100, et aucune femme dans son conseil d'administration! En 1992, la physicienne Claudine Hermann est la premiere femme a acceder au rang de professeur a l'Ecole polytechnique, apres avoir ete pendant douze ans maitre de conferences. Elle a ete partie prenante des premiers debats sur la place des femmes. « Je pense avoir beneficie de cette politique de parite. Cette problematique n'est pas nee avec la loi de 2011. J'ai ete tres fiere d'etre nommee mais j'etais seule... Ce qui est une position difficile! J'ai done aide des femmes comme moi a gravir les echelons.» ••• MAGAZINE DU VENDREDI 24 JUILLET 2015 47 grand angle I société ♦ ••Pour Claudine Schmuck, ce mouvement á marche forcée peut avoir des effets pervers:«Imposer cette evolution, méme si elle est bénéfique, risque de discréditer des femmes, qui seront taxées d'etre des faire-valoir.» Susciter des vocations chez les jeunes L'exemple peut venir d'en haut - le 20 juillet dernier, l'Academie des sciences a élu Pascale Cossart, specialisté de microbiologie cellulaire, au poste de secretaire perpétuel. Mais selon 1'étude Mutationnelles, les parents ont un role preponderant pour susciter des vocations scientifiques. Claudine Hermann, elle, insiste sur 1'importance des enseignants, car «trop peu de jeunes connaissent les debouches professionals dans le milieu scientifique. II faut leur dire que les sciences ne se limitent pas á la recherche et qu'il existe toute une palette de metiers passionnants, de la meteorologie á 1'étude des étoiles.» Elle encourage done un travail de terrain, directement dans les écoles, par le biais de son réseau, Femmes et Sciences, qui ras-semble des femmes scientifiques de tous les domaines. Pour Claudie Haigneré, qui a dirigé Universcience (qui réunit le Palais de la découverte et la Cité des sciences, á Paris), la sensibilisation passe aussi par un melange entre culture et sciences:« L'art et 1'émotion peuvent eveiller la curiosite des jeunes pour les sciences.» Mais les stereotypes ne sont jamais loin.« Nous avons mene une enquete pour savoir si nos expositions compor-taient des aspects sexistes. On s'est rendu compte que, meme avec de la bonne volonte, les cliches ont la vie dure. Par exemple, la voix qui explique les phenomenes scientifiques est celle d'un homme, la voix qui indique le chemin, celle d'une femme. »• * Etude basee sur les donnees delivrees par I'Unesco et l'Education nationale. Les chiffres sont applicables ä 2013. Pour denoncer le machisme par I'humour, cette photo appa rue sur Twitter met en scene des laborantines aguicheusessous le regard lubrique deleurcollegue.