Turquie littéraire : la résistance des écrivains kurdes La littérature est leur arme de combattants de la liberté au pays d'Erdogan où "la question kurde" est en ligne de mire. Rencontres à Istanbul. PAR VALÉRIE MARIN LA MESLÉE Modifié le 05/06/2017 à 09:57 - Publié le 01/06/2017 à 11:48 | Le Point.fr Dans le centre historique de Diyarbakir, principale ville kurde de Turquie. Dans le centre historique de Diyarbakir, principale ville kurde de Turquie. © AFP/ ILYAS AKENGIN La « question kurde » comme on la nomme est depuis longtemps dans le viseur du pouvoir turc. Une obsession pour le président Erdogan. C'est parce qu'elle a écrit sur les Kurdes qu'Asli Erdogan, emprisonnée plus de quatre mois, est toujours poursuivie pour propagande terroriste (prochaine audience le 22 juin) et avec elle les collaborateurs du journal prokurde Özgür Gündem. On peut également citer la sociologue Pinar Selek victime depuis 1998 d'un acharnement judiciaire en raison de ses recherches sur les Kurdes, et condamnée à l'exil. Au milieu des combats, entre Ankara et le PKK (Parti des travailleurs kurdes, une organisation considérée comme terroriste par la Turquie, l'Union européenne et les États-Unis notamment), qui ont repris depuis fin 2015, il y a ce peuple kurde de Turquie (20 % de la population) que le jeune écrivain Murat Özyasarque fait vivre d'une façon admirable dans sa nouvelle SixTrenteCinq, inédite en français et que Le Point publie en exclusivité. Nous avons rencontré l'écrivain (qui était invité du festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo du 3 au 5 juin auquel il ne pourra se rendre, son passeport lui a été confisqué le vendredi 2 juin au matin à l'aéroport) à Istanbul, ainsi que son aîné d'origine kurde, lui aussi, homosexuel et défenseur de toutes les minorités, Murathan Mungan. Mais au-delà de leur origine, et de toute étiquette, ce sont d'abord des écrivains singuliers que l'on invite à découvrir, qu'ils écrivent depuis leur pays, tels Mehmet Said Aydin ou Azad Ziya Eren, ou en exil. Ils sont, parmi d'autres, ces facettes d'une Turquie qui n'est pas que d'ombres, et dont on ne finit pas d'explorer la riche littérature. Murat Özyasar, l'inventeur de l'anti-héros kurde En attente de son procès, et fraîchement libéré de six jours de garde à vue, Murat Özyasar, que l'on avait rencontré en novembre au café de la librairie Mephisto, avenue Istiklal, nerveux, écrasant une à une ses cigarettes, ne souhaite parler que de son livre, surtout pas de sa situation et encore moins de politique, comme le lui a recommandé son avocat. Seulement voilà : Rire noir, publié en 2015, dit tellement bien la situation étouffante de la Turquie, et particulièrement ce par quoi en passent les Kurdes, dans la mire obsessionnelle du président Erdogan, qu'on y revient toujours. Le professeur de langue et littérature turques a été suspendu, puis réintégré, comme des milliers d'enseignants, pour avoir manifesté contre les attaques de l'armée turque, à l'automne 2015, mettant fin au cessez-le-feu de 2013 avec le PKK. Né à Diyarbakir, dans le sud-est du pays, en 1979, Murat a quitté sa ville en 2015 pour Istanbul, où il vit avec sa femme, journaliste littéraire, et leur petite-fille. Elle venait de naître quand la police a cueilli le jeune papa à son domicile, en octobre 2016. Depuis sa libération, il attend, comme tant d'autres, le verdict de la justice, et a recommencé à enseigner. Rire noir, qu'auraient dû publier aussi les éditions Galaade (tombée en liquidation judiciaire) est le second livre de ce jeune écrivain kurde, après Le Frappement du miroir (2008), couronné de deux prix littéraires importants. « C'est une expression utilisée chez les barbiers parce que certains hommes n'arrivent pas à se regarder dans le miroir. Au moment de se voir, ils vomissent ou s'évanouissent... Le miroir est l'image de la confrontation, pour ce qui me concerne à mon enfance, à ma vie dans ce pays, que j'ai voulu affronter en écrivant. » Je ne m’approche pas de la littérature avec le sentiment d’un devoir Et ce dans une langue hybride où se rencontrent, métaphore utopique de leurs relations, le kurde et le turc. Son recueil Rire noir se place dans a continuité, frappe les esprits, et notamment l'une des ses nouvelles, SixTrenteCinq (surnom de la plus petite des armes et titre de ce texte inédit en français), que Le Point publie en exclusivité. Le personnage est un jeune Kurde de Turquie qui effectue son service militaire dans l'armée turque. Son frère, lui, se trouve dans le camp ennemi (on devine qu'il s'agit du PKK). « Mais il y a aussi une guerre entre lui et son frère, qui renvoie à celle entre Caïn et Abel », précise l'écrivain, peintre de l'âme humaine et pas seulement des âmes kurdes, ce à quoi pourrait le « contraindre » son origine. « Je ne m'approche pas de la littérature avec le sentiment d'un devoir. » Mais, par l'intime, il éclaire de l'intérieur, et de manière extrêmement nuancée, les déchirements du peuple kurde. Murat Özyasar ne le dira pas explicitement. Pourtant, il s'agit bien, pour lui, de régler ses comptes avec le pouvoir, celui de l'armée, de toute lutte armée, de toute autre figure l'incarnant. Avec Rire noir, Murat Özyasar marque un tournant dans la littérature kurde : « Jusqu'à présent, les histoires sur les Kurdes avaient pour objectif de créer des idoles au caractère épique. Mais, aujourd'hui, nous avons commencé à regarder nos frères, nos voisins, l'homme assis dans un café, le passant dans une rue. SixTrenteCinq n'est pas un personnage épique, c'est un antihéros. »