Dora Bruder - a qui Modiano a consacre un recit -, entouree de sesparents. Photo extraite du Memorial des enfants juifs deportes de France, de Serge Klarsfeld (Fayard). Le documentprovient de la collection de Modiano. Poetique d'une enquete La chambre noire de la memoire Se souvenir ou ecrire, ne serait-ce pas photographier? La photo, en tant qu'objet et pratique, oeeupe une place essentielle dans les elairs-obscurs de Modiano. Par Roger-Yves Roche Debut, ou presque, des Boulevards de ceinture, troi-siěme mais peut-étre vrai premier roman en forme de « réve éveillé » de Patrick Modiano:« Une vieille photo, découverte par hasard au fond d'un tiroir et dont on efface la poussiere, doucement.»II n'en faut pas plus (et pas moins...) pour que la memoire du texte vibre, tremble - mais les mots sont déjá trop forts. Un mouvement, ä peine; des corps, pas tout ä fait; un decor, et encore: « Le soir tombe. Les fantömes sont entrés comme d'habitude au bar du Clos-Foucré.» On dirait que la photographic chez Modiano, ne se séparé pas d'un sentiment pregnant de mélancolie (bien plus que de la simple nostalgie) auquel le texte la rive, fai-sant de cette image ä la fois l'indispensable point de depart de toute une memoire du passe ä venir et le point de butee de cette meme memoire, comme si ce qu'il y avait en eile d'ori-ginaire devait d'emblee se confondre avec une forme d'aveuglement. C'est sans doute que la Photographie est une piece essentielle dans la mecanique autofictionnelle de Modiano, dans ces romans qui taisent si evidemment leur nom... en meme temps qu'ils vehiculent un imaginaire des plus tenus. II suffit, pour s'en convaincre, de relire Rue des Boutiques Obscures et de voir avec quel acharnement un incertain detective, Guy Roland (c'est un nom d'emprunt), court apres son identite perdue. Ce sont des photographies qui lui per-mettent d'avancer dans sa quete... et ce sont ces memes photographies qui le laissent dans l'obscurite identitaire la le Magazine Littéraire Octobre 2009 n°490 88 plus inquiétante. Tenter, en vain, de mettre un nom sur un visage, le bon nom sur le bon visage, voilä d'ailleurs tout le sujet de ce roman qui se situe aux confins du romanesque: - Je voudrais vous montrer des photos, dis-je ä Blunt. Je sortis de ma poche une enveloppe que j'ouvris et en tirai deux photos: celle ou Gay Orlow se trouvait avec le vieux Giorgiadzé et l'homme en qui je croyais me reconnaitre, et celle oú elle était une petite fille. Je lui tendis la premiere photo. - On ne voit rien ici, murmura Blunt. ii actionna un briquet [...]. - Vous voyez un homme sur la photo? lui dis-je. Ä gauche... Ä l'extreme gauche... -Oui. - Vous le connaissez? - Non. ii était penché sur la photo, la main en visiere contre son front, pour protéger la flamme du briquet. - Vous ne trouvez pas qu'il me ressemble? - Je ne sais pas. Mystérieuse quant aux existences qu'elle nous montre, la Photographie Test aussi et peut-étre avant tout par essence. Ne possěde-t-elle pas les mémes vertus lénifiantes que les noms propres, les noms de lieux et les numéros de telephone que Ton croise dans le réseau textuel de Modiano ? Encore une fois: depart de la memoire et appel de l'oubli (on parlerait presque de souvenir äplat, comme on le dit d'un pneu), musique Charmeuse du banal (de Vere, Contour, Fossombronne...), eloquence du silence. II n'y a d'ailleurs pas loin de la poesie de la Photographie ä la prose de Modiano, de ces images de peu qui trouvent refuge dans le cadre de phrases ciselées, petits paragraphes qui frölent ce quelque chose de photographique... que seules les photographies possědent. Cela s'appelle la grace inquiétante de l'instant qui va se dissoudre dans 1'éternité, un écart aussi imperceptible qu'un souffle ou un air, un infra-mince: « J'avais collé mon front ä la vitre. En bas, chaque entrée ďimmeuble était éclairée ďune lumiěre jaune qui brillerait toute la nuit.» Parmi tous les romans de Modiano, il en est un ä peine plus court qu'un silence, Chien deprin-temps, qui met en scene un jeune homme en passe de devenir écrivain et un photographe de talent, Jansen, muet comme il se doit, qui fait des photographies comme d'autres prennent la fuite. En ne laissant derriěre lui aucune trace, aucune marque, aucune empreinte sinon quelques images de lieux sans importance et deux ou trois portraits évanescents. Sa philosophic de la Photographie est on ne peut plus simple:«II pen-sait qu'un photographe n'est rien, qu'il doit se fondre dans le decor et devenir invisible pour mieux travailler et capter - comme il disait - la lumiěre naturelle.» L'image que ce photographe dessine de lui-méme n'est évidemment pas sans rappeler le narrateur transparent des romans de Modiano, ce je fantomatique qui hante le debut de Rue des Boutiques Obscures («Je ne suis rien. Rien qu'une silhouette claire, ce soir-lä, ä la terrasse d'un café »), cet autre et méme je qui erre dans le Paris de l'Occupation ä la recherche de Dora Bruder (« Je n'etais rien, je me confondais avec ce crépuscule, ces rues »). Au bout de quelques jours, le jeune homme en passe de devenir écrivain, ou peiit-étre déja devenu écrivain (les chausse-trapes temporelles sont nombreuses dans le roman), finit par prendre le point de vue de Jansen en une sorte « Une vieille photo, découverte parhasardau fond d'un tiroir et dont on efface la poussiere, doucement.» Les Boulevards de ceinture d'identification... retrospective. Ainsi eprouve-t-il le besoin de retenir par les mots des silhouettes qui s'echappent, de les decrire comme Jansen les Photographie:« Ä mesure que je me rappelle tous ces details, je prends le point de vue de Jansen. Les quelques semaines oü je l'ai frequente, il consi-derait les etres et les choses de tres loin et il ne restait plus pour lui que de vagues points de repere et de vagues silhouettes. Et, par un phenomene de reciprocite, ces etres et ces choses, ä son contact, perdaient leur consistance.» Vouloir fixer les etres pour mieux les (re)garder, avec le risque de les perdre ä tout jamais: on aura reconnu le theme d'Orphee, ä partir duquel Blanchot a ecrit quelques-unes de ses plus belles pages sur l'inspiration litteraire. L'ecrivain se tient dans un entre-deux, entre la vie et la mort, la presence et l'absence, la creation et la destruction. Enfer et beaute d'une posture qui le conduit ä « fabriquer » des fantdmes d'images. « Mais quand tout a disparu dans la nuit, "tout a disparu" apparait», suggere Maurice Blanchot. Je songe ä cet instant ä Dora Bruder et ä son improbable reincarnation dans le texte de Modiano (ecrit, on le sait, äpartir'de photographies). Je pense ä sa fugue, seul evenement invisible du texte, si Ton peut dire. Comme si, pour faire reapparaitre la jeune fille, l'ecrivain ne pouvait qu'ecrire sur, ä partir, au cozur de sa disparition. Je songe encore, par ricochet, au tres beau livre de Daniel Mendelsohn, Les Disparus lui aussi ponctue de moments photographiques, et lui aussi condamne ä faire revivre en creux, par le vide, son grand-oncle et sa famille disparus dans l'est de la Pologne en 1941. Ce sont deux livres magnifiques de transparence et de verite, que Ton dirait ecrits en negatif, et oü Ton apercoit constamment la figure de l'auteur ä travers celle de ses personnages. Etre ecrivain pour Modiano signifie litteralement et metaphoriquement photographier: faire apparaitre/ disparaitre des personnes (ce mot de personne...) dans des livres dont l'enonciation, le Moi, flotte, flirte sans cesse avec l'ombre et la lumiere. Pour rester eveille. Pour continuer de rever. Fin, sans fin, des Boulevards de ceinture: «II en a vu des dizaines comme ca, qui se sont accoudes au bar, reveurs, et ont ensuite disparu. Impossible de se rappeler tous les visages. Apres tout... oui... si je veux cette photo, ilme la donne. Maisje suisjeune, dit-il, et je ferais mieux de penser ä l'avenir.» (1) D. Mendelsohn, Les Disparus, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, reed. j'ai lu, 2009,930 p. 'tu. Enseptembre2007. le Magazine Litteraire Octobre 2009 n°490 89