1 Z. B. Montage RHINOCÉROS d’après Eugène Ionesco (1959) Acte premier Bérangère, Jeanne, la serveuse JEANNE, venant de la droite. Vous voilà tout de même, Bérengère BÉRENGÈRE, venant de la gauche en même temps.. Bonjour, Jeanne JEANNE. Toujours en retard, évidemment ! (Il regarde sa montre-bracelet.) Nous avions rendez-vous à onze heures trente. Il est bientôt midi. BÉRENGÈRE. Excusez-moi. Vous m’attendez depuis longtemps? JEANNE. Non. J’arrive, vous voyez bien. Elles vont s’asseoir à une des tables de la terrasse du café. Vous êtes dans un triste état, mon amie. BÉRENGÈRE. Vous trouvez ? J’ai un petit peu la gueule de bois, c’est vrai ! JEANNE. Tous les dimanches matin, c’est pareil, Vous êtes tout décoiffé ! C’est lamentable ! J’ai honte d’être votre amie. BÉRENGÈRE. Vous êtes bien sévère. Écoutez Jeanne. Je n’ai guère de distractions, on s’ennuie dans cette ville, je ne suis pas fait pour le travail que j’ai. tous les jours, au bureau, pendant huit heures, trois semaines seulement de vacances en été ! JEANNE. Ma chère, tout le monde travaille et moi aussi comme tout le monde, je fais tous les jours mes huit heures de bureau, moi aussi, je n’ai que vingt et un jours de congé par an. De la volonté, que diable !... BÉRENGÈRE. Oh ! Tout le monde n’a pas la vôtre. Moi je ne m’y fais pas. Non, je ne m’y fais pas, à la vie. JEANNE. Tout le monde doit s’y faire. Seriez-vous une nature supérieure ? La femme supérieure est celle qui remplit son devoir. BÉRENGÈRE. Quel devoir ? JEANNE. Son devoir... son devoir d’employée par exemple... BÉRENGÈRE. Ah. Hier soir nous avons fêté l’anniversaire de notre ami Auguste. JEANNE. On ne m’a pas invitée, moi, pour l’anniversaire de notre ami Auguste... Bruit éloigné, mais se rapprochant très vite, d’un souffle de fauve et de sa course précipitée, ainsi qu’un long barrissement. BÉRENGÈRE. Je n’ai pas pu refuser. JEANNE. Y suis-je allée, moi ? BÉRENGÈRE. C’est peut-être, justement, parce que vous n’avez pas été invitée ! ... LA SERVEUSE. Bonjour, Mesdames que désirez-vous boire ? Les bruits sont devenus très forts. JEANNE. Criant presque pour se faire entendre, au-dessus des bruits) Il est vrai, je n’étais pas invitée. Toutefois, je puis vous assurer que même si j’avais été invitée, je ne serais pas venue, car... (Les bruits sont devenus énormes.) Que se passe-t-il ? (Les bruits du galop d’un animal puissant et lourd sont tout proches, très accélérés ; on entend son halètement.) Mais qu’est-ce que c’est ? LA SERVEUSE. Mais qu’est-ce que c’est ? Bérengère, toujours un peu vaseuse, reste assise. JEANNE. Oh ! Un rhinocéros ! (Les bruits s’éloignent.) LA SERVEUSE. Oh ! Un rhinocéros ! JEANNE. Il fonce droit devant lui, frôle les étalages ! LA SERVEUSE, mettant les mains sur les hanches. Oh ! JEANNE, écartant un peu la tête, mais avec vivacité. Ça alors ! Il éternue. LA SERVEUSE. Ça alors ! Elle éternue. JEANNE. Ça alors ! (À Bérenger, toujours apathique et assis..) Vous avez vu ? BÉRENGÈRE. Il me semble, oui, c’était un rhinocéros ! Ça en fait de la poussière ! Elle sort son mouchoir, se mouche. LA SERVEUSE. Ça alors ! Ce que j’ai eu peur ! On ne le voit déjà plus. Ça va vite ces animaux-là ! J’en avais jamais vu ! JEANNE. Dites, qu’est-ce que vous en dites ? BÉRENGÈRE. De quoi parlez-vous ? JEANNE. Du rhinocéros, voyons, du rhinocéros ! LA SERVEUSE Que voulez-vous boire ? BÉRENGÈRE, à la Serveuse. Deux pastis ! LA SERVEUSE. Bien Madame. Alors, deux pastis. Elle entre dans le café. JEANNE. Alors, qu’est-ce que vous en dites ? BÉRENGÈRE. Ben... rien... Ça fait de la poussière... JEAN. Un rhinocéros ! Je n’en reviens pas ! Je n’en reviens pas ! C’est inadmissible. BÉRENGÈRE. (elle bâille). Ça se voit que vous n’en revenez pas. C’était un rhinocéros, eh bien, oui!... Il est loin... JEANNE. Mais voyons... C’est inouï ! Un rhinocéros en liberté dans la ville, cela ne vous surprend pas ? On ne devrait pas le permettre ! BÉRENGÈRE. Ouais... On ne devrait pas le permettre. C’est dangereux. Je n’y avais pas pensé. Peut-être que le rhinocéros s’est-il échappé du jardin zoologique ! JEANNE. Vous rêvez ! Il n’y a plus de jardin zoologique dans notre ville depuis que les animaux ont été décimés par la peste... il y a fort longtemps... BÉRENGÈRE, s’empêchant de bâiller et n’y arrivant pas. Peut-être était-il depuis lors resté caché dans les bois marécageux des alentours ? JEANNE, levant les bras au ciel. Les bois marécageux des alentours ! Ma pauvre amie, vous êtes tout à fait dans les brumes épaisses de l’alcool. BÉRENGÈRE. naïve Ça c’est vrai... elles montent de l’estomac... JEANNE. Elles vous enveloppent le cerveau. Notre province est surnommée « La petite Castille » tellement elle est désertique ! BÉRENGÈRE. excédée et assez fatiguée. Que sais-je alors ? Peut-être s’est-il abrité sous un caillou ?... Peut-être a-t-il fait son nid sur une branche desséchée ?... 2 JEANNE. Vous êtes ennuyeuse avec vos paradoxes ! Je vous tiens pour incapable de parler sérieusement. Pourquoi me contredisez-vous ? LA SERVEUSE. (apporte les pastis) BÉRENGÈRE. Bon, d’accord. Un rhinocéros en liberté, ça n’est pas bien. Cela ne devrait pas exister. Bien. Pourtant, ce n’est pas une raison de vous quereller avec moi pour un quelconque périssodactyle qui vient de passer tout à fait par hasard, devant nous. Un quadrupède stupide qui a disparu, qui n’existe plus. On ne va pas se préoccuper d’un animal qui n’existe pas. Parlons d’autre chose, ma chère Jeanne. (Il prend son verre.) À votre santé ! JEANNE. Laissez ce verre sur la table. Ne le buvez pas. (Jeanne boit son verre) BÉRENGÈRE. Bon. Je n’aime pas tellement l’alcool,je bois pour ne plus avoir peur. JEANNE. Peur de quoi ? BÉRENGÈRE. Je ne sais pas trop. J’ai du mal à porter le poids de mon propre corps... comme s’il était de plomb, ou comme si je portais une autre personne sur le dos. Je ne me suis pas habituée à moi-même. Je ne sais pas si je suis moi. JEANNE. Des élucubrations ! Regardez-moi. Je pèse plus que vous. Pourtant, je me sens légère, légère, légère ! Elle bouge ses bras comme si elle allait s’envoler. BÉRENGÈRE. Moi j’ai à peine la force de vivre. La solitude me pèse. La société aussi. JEANNE. Vous vous contredisez. BÉRENGÈRE. C’est une chose anormale de vivre. JEANNE. Au contraire. Rien de plus naturel. La preuve : tout le monde vit. BÉRENGÈRE. Les morts sont plus nombreux que les vivants. Leur nombre augmente. Les vivants sont rares. JEANNE. Les morts, ça n’existe pas, c’est le cas de le dire ! Ah ah ! (Gros rire.) Ceux-là aussi vous pèsent ? Comment peuvent peser des choses qui n’existent pas ? BÉRENGÈRE. Je me demande moi-même si j’existe ! JEANNE. Vous n’existez pas, ma chère, parce que vous ne pensez pas ! Pensez, et vous serez. Galop rapide, barrissement, bruits précipités de sabots d’un rhinocéros, son souffle bruyant, mais cette fois, en sens inverse, du fond de la scène vers le devant, toujours en coulisse, à gauche. Mais que se passe-t-il ? Oh ! Un rhinocéros ! BÉRENGÈRE. assise, mais plus réveillée cette fois. Rhinocéros ! En sens inverse. LA SERVEUSE, sortant avec un plateau et des verres. Qu’est-ce que c’est ? Oh ! Un rhinocéros ! Elle laisse tomber le plateau ; les verres se brisent. JEANNE. Il fonce droit devant lui, frôle les étalages. LA SERVEUSE. Ça alors ! JEANNE. et BÉRENGÈRE. Ça alors ! LA SERVEUSE. Il est déjà passé tout à l’heure. JEANNE. Non, ce n’était pas le même rhinocéros. Celui de tout à l’heure avait deux cornes sur le nez, c’était un rhinocéros d’Asie ; celui-ci n’en avait qu’une, c’était un rhinocéros d’Afrique ! BÉRENGÈRE, soudain énervée. Vous dites des sottises !... Vous n’avez pas eu le temps de compter ses cornes... En plus, il était enveloppé d’un nuage de poussière... JEANNE. Moi, je ne suis pas dans le brouillard. Je calcule vite, j’ai l’esprit clair ! BÉRENGÈRE. Il fonçait tête baissée, voyons. JEANNE. Justement, on voyait mieux. BÉRENGÈRE. irritée. Sottises ! Sottises ! JEANNE. Vous osez prétendre que je dis des sottises ? BÉRENGÈRE. Oui, parfaitement, des sottises. JEANNE. Je ne dis jamais de sottises, moi ! BÉRENGÈRE. Et vous n’êtes qu’une prétentieuse ! Une pédante... LA SERVEUSE. Messieurs, Messieurs ! BÉRENGÈRE. …qui n’est pas sûre de ses connaissances, car, d’abord, c’est le rhinocéros d’Asie qui a une corne sur le nez, le rhinocéros d’Afrique, lui, en a deux... JEANNE. Vous vous trompez, c’est le contraire ! BÉRENGÈRE. Voulez-vous parier ? JEANNE. Je ne parie pas avec vous. Les deux cornes, c’est vous qui les avez ! LA SERVEUSE. Oh ! Pas de scandale. Voyons... BÉRENGÈRE. Je n’ai pas de corne. Je n’en porterai jamais ! JEANNE. Si ! Adieu. (À Bérengère.) Vous, je ne vous salue pas ! Puisque c’est comme ça, vous ne me verrez plus ! Je perds mon temps avec une imbécile de votre espèce. Ivrogne ! BÉRENGÈRE. Je ne vous permets pas ! Jeanne sort. LA SERVEUSE. Vous n’auriez pas dû la mettre en colère. BÉRENGÈRE, vous avez raison, je n’aurais pas dû la contredire. Elle ne supporte pas la contradiction. Dans le fond, elle a un cœur d’or, elle m’a rendu d’innombrables services. Mais pourquoi s’entête-t-elle ? Elle veut toujours épater tout le monde par son savoir. Elle n’admet jamais qu’elle pourrait se tromper. Je n’aurais pas dû me quereller avec Jeanne ! Apportez-moi un verre de cognac ! J’ai le cœur gros. LA SERVEUSE. Je vous l’apporte. RIDEAU