Annie Ernaux : La vie extérieure (suite) Depuis le milieu des années quatre-vingt, j'ai pris l'habitude de transcrire des scenes fugitives, des paroles entendues dans la rue, le RER, etc. J'ai d'abord appelé cette façon d'écrire " Journal du dehors ", puis " La vie extérieure ". C'est une façon pour moi de garder trace de l'époque, des sortes de photographies du temps. Il me semble que l'Histoire est aussi dans les détails, dans les choses apparemment les plus ordinaires. Fin 1999 Hypermarché Leclerc, lundi, deux jours apres Noël. Il reste des plateaux de charcuterie, de fromages, des tablées de buches sous cellophane. Vague odeur de nourriture vomie. Un démonstrateur brade les poupées, 100 francs au lieu de 200 francs, personne n'en veut. Vingt francs alors ! Une cliente s'approche et la prend sans conviction. Les gens, pour la plupart en congé, reviennent, repus, flâner sur les lieux du désir, attisé sans répit depuis deux mois par les marchands, chercher les restes de la fete. Scene fréquente dans le Météor, le métro sans conducteur. Il s'agit toujours d'un homme. Il monte dans le wagon de tete et s'avance résolument jusqu'`a la vitre donnant sur les rails filant dans le souterrain. Il pose les deux mains sur la barre longeant la vitre. Le métro fonce dans le tunnel et l'homme conduit : droit, les yeux rivés sur la nuit, il est clair qu'il est le maître du convoi. Parfois, il soliloque, un peu " fou ", donc. J'aime ces hommes qui s'imaginent emmener toute une foule au centre de la terre, qui voudraient que le métro ne s'arrete jamais. 2000 Janvier. La caissiere dit bonjour avec un sourire. De la main droite elle repousse la barre de séparation entre les produits de chaque client. Elle actionne du pied le tapis roulant, elle saisit un paquet, le passe devant le scanner puis, le transférant prestement de la main droite `a la main gauche, elle l'enfourne dans un sac en plastique qu'elle a détaché du lot des autres sacs et ouvert d'un coup sec... Quand le sac est plein, elle le décroche du support et le pousse vers le client pour en ouvrir un autre. Si le produit ne déclenche pas un clic au passage devant le scanner, elle le repasse plusieurs fois, `a deux mains, plus lentement. En cas d'échec réitéré, elle tape tous les chiffres du code barre. A la fin, elle appuie sur le bouton de la caisse, puis sur un second selon le type de paiement. C'est le cheque qui demande le plus de manipulations, l'insérer dans une fente de la caisse, le montrer au client, inscrire au dos le numéro de la carte d'identité du client, le ranger dans un tiroir sous le scanner. Elle dit au revoir puis `a nouveau bonjour en repoussant la barre de séparation. A Auchan, les caissieres ont trois minutes de pause par heure. On lit dans Le Monde qu'une femme de 39 ans a mis dans son congélateur trois nouveau-nés dont elle a accouché sans que son mari s'en aperçoive, l'un en 90, l'autre en 83, le dernier en 98. Comme des poulets, sans date de péremption. Elle a quitté son mari, laissant la maison et le congélateur en l'état. Le mari a découvert les bébés congelés et il est allé `a la police. Dans cette histoire, ce qui fascine et fait peur, c'est l'oubli du temps d'un bout `a l'autre. On ne peut vivre davantage dans le présent. Cette femme est enceinte, elle préfere ne pas y penser. Le terme arrive, elle pare au plus pressé, le congel, qui ne réclame ni déplacement ni manipulation. Puis elle oublie completement. Au point de s'en aller définitivement de chez elle sans ce soucier de ce qu'elle a mis au froid. Peut-etre que la morale a quelque chose `a voir avec le sentiment du temps. Février. A la station Auber, je suis passée devant une fille blonde, décemment vetue, qui est assise par terre, au bas de l'escalator. Je constate que mon RER vient de partir, le suivant n'est que dans vingt minutes : je n'ai donc aucune raison pour ne pas aller parler `a la fille qui fait la manche. Je reviens sur mes pas, je mets une piece dans son foulard au sol et lui dis bonjour. Elle me dit qu'elle est Roumaine, mariée. Je lui demande si ce n'est pas triste d'etre l`a. (Au meme moment je voudrais me battre d'avoir dit une chose pareille). Elle me répond que oui, mais qu'elle ne peut pas faire autrement. Apres je me suis demandé s'il fallait lui parler puisque je ne peux rien pour elle. Et aussi que je n'aurais pas du rester debout, mais m'accroupir `a côté d'elle pendant notre conversation. Mars. Au Printemps Haussmann. Je fais tous les rayons de jean, classés par marque. Désir, excitation, rien ne compte pour moi `a ce moment que de trouver un jean, LE jean. Envahie par l'image de ce jean idéal, coupé juste `a ma taille, adapté `a mes hanches et mes fesses. Plus tard, en sortant sur le boulevard, ma fievre est tombée. Je me dis que si je n'écrivais pas, si je n'avais pas le besoin de mettre en mots ce qui est en moi et hors de moi, je serais peut-etre inlassablement `a la poursuite de vetements et bijoux, " objets pour la maison ", etc. Que le désir était un. Avril. Le RER A, bondé comme tous les matins. Un homme est assis pres de la travée, le buste légerement incliné, somnolent. Sa tete, vue de profil, paraît appuyée contre le ventre d'une fille massive, aux seins abondants dans un tee-shirt jaune. Celle-ci, tres droite, tient comme une lance la barre verticale qui se trouve derriere le siege de l'homme et regarde au loin. Tableau de victoire et de maternité. (Mais je voudrais voir la réalité et non chercher les signes de l'art dans la réalité). Mai. Les bus nous souhaitent " Bonne journée ", " Bon week-end " (bandes lumineuses défilant `a l'avant). On ne sait pas encore si cela aide les gens `a etre plus heureux. Nationale 14. Au bas de la côte de Fleury-sur-Andelle, dans le dernier tournant en épingle `a cheveux, un panneau `a moitié mangé par les broussailles, PUPUCE 3615. Dans les stations du RER C, on diffuse maintenant RFM `a fond. " Avenue Foch ", pres de l'Université Dauphine, la musique résonne d'un bout `a l'autre du quai immense et sombre, désert les trois-quarts du temps, entre les murs bariolés de tags. Elle rend ce lieu encore plus sauvage et terrifiant. Juin. Cinquante-huit clandestins Chinois sont morts d'asphyxie dans un camion, `a Douvres. Ils ont du hurler pendant des heures. Personne n'a entendu. La grille d'aération était fermée de l'extérieur. Deux survivants. On a chopé deux responsables de ce trafic de passage des clandestins, des Chinois. Ils n'ont fait que répondre `a la demande. Personne `a la radio ou `a la télévision n'évoque la libre circulation des marchandises, alors que celle des gens ne l'est pas. Il y a des passeurs parce qu'il y a des lois de plus en plus restrictives contre l'immigration. Pour avoir quelque chance d'aller d'un pays `a un autre, ces soixante Chinois se sont faits marchandise `a l'intérieur d'un camion. Laissés sur un parking au soleil comme un chargement de meubles. On ne peut pas écrire sur ça. Jamais. Aucune conscience ne peut imaginer cette situation, personne ne peut se mettre `a la place de ces hommes enfermés. Cela fait huit jours et déj`a on n'en parle presque plus. Juillet. A Auchan, la femme en blouse bleue pousse le balai et la serpilliere pres des caisses, tâchant de louvoyer entre les pieds des clients qui entrent et sortent. Elle garde obstinément les yeux baissés sur le sol. Se faire corps absent... Ne pas voir les autres pour ne pas etre vue. Pour ne pas etre l`a . Et effectivement, personne ne semble la voir. A la caisse, tout en rangeant ses sacs dans le caddie, un homme mange bruyamment, `a l'aise, les chips du paquet qu'il vient d'acheter. Annie Ernaux, texte publié dans Inventaire-Invention, www.metafort.org/inventaire ---------------------------------------------------------------------------------------------- (c) Inventaire/Invention et les auteurs - tous droits réservés - 2005