Umberto ECO - Le post-moderne, l'ironie, l'aimable Depuis 1965, deux idées se sont définitivement clarifiées. On pouvait retrouve l'intrigue sous forme de citation d'autres intrigues, et la citation pouvait etre moins conventionnelle et commerciale que l'intrigue citée [...]. Pouvait-on avoir un roman commercial, assez problématique, et pourtant aimable ? Cette soudure, ces retrouvailles avec l'intrigue et l'amabilité, les théoriciens américains du post-modernisme allaient l'accomplir. Malheureusement, >> post-moderne << est un terme bon `a tout faire (et je pense `a post-moderne comme catégorie littéraire proposée par les critiques américains, non `a la notion plus générale de Lyotard). J'ai l'impression qu'aujourd'hui on l'applique `a tout ce qui plaît `a celui qui en use. Il semble, d'autre part, qu'il y ait une tentative de lui faire subir un glissement rétroactif : avant, ce terme s'adaptait `a quelques écrivains ou artistes de ces vingt dernieres années, petit `a petit on est remonté au début du siecle, puis toujours plus en arriere, et bientôt cette catégorie arrivera `a Homere. Je crois cependant que le post-moderne n'est pas une tendance que l'on peut délimiter chronologiquement, mais une catégorie spirituelle, ou mieux un Kunstwollen, une façon d'opérer. On pourrait dire que chaque époque a son post-moderne, tout comme chaque époque aurait son maniérisme (si bien que je me demande si post-moderne n'est pas le nom moderne du maniérisme en tant que catégorie méta-historique). Je crois qu'`a toute époque on atteint des moments de crise tels que ceux qu'a décrits Nietzsche dans les Considérations inactuelles sur le danger des études historiques. Le passé nous conditionne, nous harcele, nous rançonne. L'avant-garde historique [...] essaie de régler ses comptes avec le passé. >> A bas le clair de lune <<, mot d'ordre futuriste, est le programme typique de toute avant-garde, il suffit de remplacer clair de lune par quelque chose d'approprié. L'avant-garde détruit le passé, elle le défigure [...]. Et puis l'avant-garde ira plus loin, apres avoir détruit la figure, elle l'annule, elle en arrive `a l'abstrait, `a l'informel, `a la toile blanche, `a la toile lacérée, `a la toile brulée ; en architecture, ce sera la condition minimum du curtain wall, l'édifice comme stele, parallélépipede pur ; en littérature, ce sera la destruction du flux du discours, jusqu'au collage `a la Burroughs, jusqu'au silence, jusqu'`a la plage blanche ; en musique, ce sera le passage de l'atonalité au bruit, au silence absolu (en ce sens, le Cage des origines est moderne). Mais il vient un moment ou l'avant-garde (le moderne) ne peut pas aller plus loin, parce que désormais, elle a produit un métalangage qui parle de ses impossibles textes (l'art conceptuel). La réponse post-moderne au moderne consiste `a reconnaître que le passé, étant donné qu'il ne peut pas etre détruit parce sa destruction conduit au silence, doit etre revisité : avec ironie, d'une façon innocente. Je pense `a l'attitude postmoderne comme `a l'attitude de celui qui aimerait une femme tres cultivée et qui saurait qu'il ne peut lui dire : >> Je t'aime désespérément <> Comme dirait Barbara Cartland, je t'aime désespérément. << Alors, en ayant évité la fausse innocence, en ayant dit clairement que l'on ne peut parler de façon innocente, celui-ci aura pourtant dit `a cette femme ce qu'il voulait lui dire : qu'il l'aime et qu'il l'aime `a une époque d'innocence perdue. Si la femme joue le jeu, elle aura reçu une déclaration d'amour. Aucun des deux interlocuteurs ne se sentira innocent, tous deux auront accepté le défi du passé, du déj`a dit que l'on ne peut éliminer, tous deux joueront consciemment et avec plaisir au jeu de l'ironie... Mais tous deux auront réussi une fois encore `a parler d'amour. Ironie, jeu métalinguistique, énonciation au carré. De sorte que si, avec le moderne, ne pas comprendre le jeu, c'est forcément le refuser, avec le post-moderne, on peut ne pas comprendre le jeu et prendre les choses au sérieux. Ce qui est d'ailleurs la qualité (le risque) de l'ironie. Il y a toujours des gens pour prendre au sérieux le discours ironique. Je pense que les collages de Picasso, de Juan Gris et de Braque étaient modernes : c'est pourquoi, les gens normaux ne les acceptaient pas. En revanche, les collages que faisait Max Ernst, ces montages de morceaux de gravures du xix^e, étaient post-modernes : on peut aussi les lire comme un récit fantastique, comme le récit d'un reve, sans s'apercevoir qu'ils représentent un discours sur la gravure et peut-etre sur le collage lui-meme. Si le post-moderne c'est cela, on comprend alors pourquoi Sterne ou Rabelais étaient postmodernes, pourquoi Borges l'est certainement, pourquoi dans un meme artiste peuvent cohabiter, ou se succéder rapidement, ou alterner, le moment moderne et le moment postmoderne. Voyez Joyce. Le Portrait est l'histoire d'une tentative moderne. Les Dubliners, meme s'ils sont antérieurs, sont plus modernes que le Portrait. Ulysses est `a la limite. Finnegans Wake est déj`a post-moderne, ou, du moins, il ouvre le discours post-moderne, il requiert, pour etre compris, non point la négation du déj`a dit mais une nouvelle réflexion ironique. On a déj`a presque tout dit sur le post-moderne, des le début (c'est-`a-dire `a partir d'essais comme >> la Littérature de l'épuisement << de John Barth qui date de 1967 et qui a été récemment publié dans le numéro 7 de Calibano sur le post-moderne américain). Ce n'est pas que je sois totalement d'accord avec les bons points que les théoriciens du post-modernisme (Barth y compris) distribuent aux écrivains et aux artistes, en établissant qui est post-moderne et qui ne l'est pas encore. Ce qui m'intéresse, c'est le théoreme que les théoriciens de la tendance tirent de leurs prémisses : >> Mon écrivain post-moderne idéal n'imite et ne répudie ni ses parents du xx^e ni ses grands-parents du xix^e. Il a digéré le modernisme, mais il ne le porte pas sur ses épaules, comme un poids... Peut-etre cet écrivain ne peut-il pas espérer atteindre ou émouvoir les amateurs de James Michener et Irving Wallace, sans parler des analphabetes lobotomisés par les masses-médias, mais il devrait espérer toucher et divertir, quelquefois au moins, un public plus vaste que le cercle de ceux que Thomas Mann appelait les premiers chrétiens, les dévots de l'Art. Le roman post-moderne idéal devrait dépasser les querelles entre réalisme et irréalisme, formalisme et contenuisme, littérature pure et littérature de l'engagement, narrativité d'élite et narrativité de masse... Je préfere l'analogie avec le bon jazz ou avec la musique classique : en réécoutant ou en analysant une partition, on découvre une foule de choses que l'on n'avait pas saisies la premiere fois, mais la premiere fois doit savoir vous ravir au point de vous faire désirer la réécouter, ceci étant valable pour les spécialistes comme pour les profanes. << (Barth, en 1980, qui reprend ce theme, cette fois sous le titre >> la littérature de la plénitude <<.) [...] Umbert Eco, Apostille au Nom de la rose, Paris, Grasset, pour la traduction française, 1985, pp. 73-83.