Jean BAUDRILLARD -- Cool memories I et II Octobre 1980 The first day of the rest of your life. Le choc primal de l'éblouissement des déserts et de la Californie est passé, et pourtant --- y a-t-il raisonnablement quelque chose de plus beau au monde ? Ce n'est pas vraisemblable. Il faut donc penser que j'ai rencontré, once in my life, l'endroit le plus beau que je verrai jamais. Il est tout aussi raisonnable de penser que j'ai rencontré la femme dont la beauté m'a le plus frappé, celle dont la perte m'a le plus blessé. Une deuxieme éventualité du meme ordre est invraisemblable --- de toute façon la fraîcheur, l'ingénuité de l'événement seraient perdues. Il est tout aussi vraisemblable de penser que j'ai écrit le ou les deux livres les meilleurs que j'écrirai jamais. C'est fait, c'est comme ça, et il est tout `a fait improbable qu'une illumination seconde altere ce fait irréversible. C'est ici que commence le reste de la vie. Mais le reste est ce qui vous est donné par surcroît, et il y a un charme et une liberté particuliere `a laisser se dérouler n'importe quoi avec la grâce, ou l'ennui, d'un destin ultérieur. Il est toujours possible de se dire que ce n'est pas demain, mais apres-demain qui est le premier jour du reste de la vie, ni ce visage ni ce paysage, mais juste celui d'apres. C'est ainsi que la treizieme est encore la premiere, et c'est toujours la seule. L'ordre du monde a toujours raison --- tel est le jugement de Dieu. Car Dieu est parti, mais il a laissé son jugement, comme le chat de Chester laisse derriere lui son sourire. La mélancolie est d'une affectation égale `a celle de la joie de vivre --- qui est heureux de vivre ? les etres comme les choses sont naturellement prostrés, et n'apparaissent heureux que par un effort surhumain, ou il entre justement une grande affectation, mais celle-ci s'accorde mieux `a l'involution des choses. Au coeur de l'orgie, un homme murmure `a l'oreille de la femme : What are you doing after the orgy ? Ce n'est pas la figure de la séduction qui est mystérieuse, c'est celle du sujet en proie `a son propre désir ou `a sa propre image. Il y a une nostalgie de la dialectique, par exemple chez Benjamin et Adorno. La dialectique la plus subtile finit toujours dans la nostalgie. Par contre et plus profondément (chez Benjamin et Adorno eux-memes), il y a une mélancolie du systeme, incurable celle-l`a et invulnérable `a la dialectique. C'est elle qui prend aujourd'hui le dessus `a travers les formes ironiquement transparentes. La vérité est ce dont il faut se débarrasser au plus vite et la refiler `a quelqu'un d'autre. Comme la maladie, c'est la seule façon d'en guérir. Celui qui garde en main la vérité a perdu. De toute façon nous sommes voués au coma social, au coma politique, au coma historique. Nous sommes voués `a la disparition anesthésique, au fading sous anesthésie. Alors, autant se sentir mourir, dans les convulsions memes du terrorisme, que de disparaître comme des ectoplasmes que personne, meme immunisé, n'aura envie plus tard d'évoquer pour se faire peur. On ne sait jamais par quoi on est séduit. Ce dont on est sur, c'est que ceci vous était destiné. Il n'y a pas de sentiment qui entraîne avec lui une telle évidence. Quelque chose vous est dédié, d'un seul trait, sans appel --- il vous est offert d'effacer l'abominable travail psychologique auquel nous sommes condamnés plus surement encore qu'au travail social, et d'entrer vivants dans l'absolution totale. Au coeur du tournage d'un film porno, l'une des filles subit toutes les figures sans changer de visage --- blonde avec un tour de cou de velours noir. Son indifférence est séduisante. La mort elle aussi brille par son absence. Une mobilité merveilleuse, enchanteresse, une promptitude aérienne : le chat. Toute séduction est féline. C'est comme si les apparences se mettaient `a fonctionner toutes seules et `a s'enchaîner sans effort. Félinité des apparences. Rien ne s'y déchaîne, tout s'y enchaîne. Car la félinité n'est que l'enchaînement souverain du corps et du mouvement. Mieux que les femmes qui jouissent il faut aimer les femmes qui prennent l'air de jouir, mais gardent une sorte de distance et de virginité sous le jeu du plaisir, car elles ont l'obligeance du viol. La profondeur n'est plus ce qu'elle était. Car si le XIXe siecle a vu un long travail de destruction des apparences au profit du sens, il a été suivi, au XXe, d'un aussi gigantesque travail de destruction du sens... au profit de quoi ? Nous ne jouissons plus ni des apparences ni du sens. Lacan a raison : le langage n'indique pas le sens, il est l`a `a la place du sens. Mais ce qui en résulte, ce ne sont pas des effets de structure, ce sont des effets de séduction. Non pas une loi qui regle le jeu des signifiants, mais une regle qui ordonne le jeu des apparences. Mais peut-etre tout cela veut dire la meme chose. Quand les choses atteignent cet apogée ou elles s'éclairentun `a un, donnent naissance `a la lumiere, aux étoiles, au ciel, `a la terre, aux hommes. Comme les migrations guaraki emportaient le surplus des hommes, dans une exaltation quasi suicidaire, vers les limites océaniques ou ils disparaissent, ainsi l'analyse emporte les concepts jusqu'au point limite de leur réversibilité absolue, jusqu'`a leur résolution dans la forme océanique d'une métaphore vertigineuse qui les absorbe. Chaud et doux et subtil : le corps avant l'amour. Fraîche, douce et ductile : la chair de la séduction. Mobile et violente et métaphysique : la forme du visage. Doux et las et subtil : le corps apres l'amour. Ce qui était polaire et axial est devenu orbital et nucléaire Ce qui était historique et génétique est devenu tactique et médiatique Ce qui était perspectif et relationnel est devenu tactile et involutif Ce qui était final et causal est devenu aléatoire. Etc., etc. L'analyse fait partie de l'immense processus de glaciation du sens. La concurrence des théories est tout `a fait secondaire en regard de leur coalition dans l'opération de dissection et de transparence. Quoi qu'on analyse et de quelque façon qu'on le fasse, on aide `a la précession des formes désertiques et indifférentes. Heureusement la betise demeure le sanctuaire du réferent, le refuge indestructible du sens. Malheureusement, meme cette betise fondamentale n'est plus elle-meme qu'un monstre fossile. Celui qui croit au sens périra par le sens, ou bien enseveli sous l'ironie des apparences. Une fete ou chacun amene la personne la plus bete qu'il connaisse. Celui qui produira la plus bete aura gagné. Pari aventureux. Car la betise n'est jamais sure. Il est peu probable qu'un homme intelligent ne dise une sottise dans la soirée, ni qu'un etre stupide ne dise une chose sensée, ou simplement garde le silence, reversant ainsi celui qui l'a amené dans le rôle du ridicule. Celui qui a amené l'autre n'est plus celui qu'on croit. L'intelligence spécule sur la betise, elle oublie que toute qualité `a son extreme prend le pas sur n'importe quelle autre. Comme dans le jeu du ciseau, de la feuille et du papier, les cycles ramenent toujours les puissances supérieures en position inférieure. Élevée `a la puissance x, la betise fait échec `a l'intelligence, elle lui fait sa fete justement. Convoquée pour servir de miroir, elle redevient séduisante, et l'intelligence odieuse. La leucémie, la prolifération des globules blancs aux dépens des globules rouges, est universelle. Comme l'est la blancheur, la neutralisation du spectre des couleurs dans la lumiere blanche, la neutralisation des fards, des artifices, des séductions violentes dans l'exténuité de notre culture blanche. L'universalité de cette culture est celle de la couleur du deuil. Si belle quand elle est celle de la neige ou du sel, mortelle quand elle est celle du sang dans la leucémie, de la voix dans l'aphonie, de la terreur dans la déprivation sensorielle --- fin des carnations raciales, blancheur de l'opérationnel. Si nous regardons bien l'essence ambiguë de la technique, alors nous apercevons la constellation, le mouvement stellaire du secret (Heidegger). Ce n'est plus l'hystérie, ni la schizo ni meme la paranoia qui nous guettent (encore que celle-ci devrait logiquement l'emporter dans les temps qui viennent), mais, `a plus ou moins long terme, la mélancolie. Avec son avant-coureuse, l'hypocondrie, cette signalétique dérisoire des corps et des organes surinvestis, énervés, tristes par involution. Tous les systemes, politiques en particulier, sont virtuellement hypocondriaques : ils gerent et ingerent leurs propres organes morts. Jean Baudrillard, Cool memories I et II, Paris, Galilée, 1987, pp. 9-15.