La peinture belge du XIXeme siecle Introduction[1] C'est sans doute la peinture qui a le plus contribué au rayonnement culturel international de la Belgique. En effet, peu de pays peuvent s'enorgueillir de rassembler, dans une meme catégorie, cinq génies sur une période de six siecles. Jan Van Eyck, Pierre Bruegel, Pierre-Paul Rubens, James Ensor, René Magritte illuminent chacun `a leur maniere les XVeme, XVIeme, XVIIeme, XIXeme et XXeme siecles. Et cette énumération ne retient vraiment que les noms des novateurs incontestés et reconnus `a l'étranger. On pourrait faire remarquer que le XVIIIeme siecle est absent. Disons que s'il n'y a pas eu émergence d'un nom parmi les autres, il n'y a pas pour autant baisse de qualité. La pratique demeure excellente. Cette qualité constante s'appuie sur un savoir-faire dont les racines se trouvent dans les corporations et leurs exigences strictes. Si ce systeme entraîna parfois quelques révoltes — la peinture ne devant pas etre considérée comme un métier mais comme un art libéré des guildes —, les artistes issus de nos territoires ont bien compris que l'on n'innove vraiment que lorsque l'on maîtrise parfaitement la technique. Dans le contexte de la peinture, le qualificatif belge doit etre entendu au sens le plus large du terme. Sans remonter `a César, Philippe le Bon n'était-il pas pour Juste-Lipse le conditor belgii et Jan Van Eyck l'auteur d'une œuvre qu'il a peinte pour Philippe le prince des Belges[2]. Il faut également se méfier de l'appellation flamand. Il fut un temps ou la qualification de peinture flamande couvrait les productions allant de Bois-le-Duc `a Arras, de Lille `a Maetrischt, de Dinant `a Middelbourg et non seulement celles d'artistes provenant des anciens Pays-Bas méridionaux mais également celle d'un Hans Memling (Allemand), de Dieric Bouts (Hollandais),… Mais ce vocable a acquis depuis pres de cent ans une valeur plus restrictive parce que dotée d'une connotation nationaliste. Or, il s'agissait d'une forme de sensibilité et d'un style et non de l'expression d'un sol ou d'une quelconque pratique linguistique, cette derniere n'ayant avec l'élan créateur que de lointaines connexions. On considere souvent que la peinture belge commence `a la période florissante des primitifs flamands au XVeme siecle. Pourtant, des le XIVeme siecle, le pays se fait déj`a remarquer par ses enlumineurs. L'œuvre de Jan Van Eyck et de ses contemporains a libéré la peinture belge du style gothique international. C'est le début de la période florissante des primitifs flamands. Cette école se caractérise par l'utilisation de la perspective produite par des effets de lumiere et d'ombre, les détails réalistes et les couleurs vivantes de la peinture `a l'huile. L'œuvre de Quentin Metsys annonce le passage `a la renaissance. Au cours de cette période, de nombreux peintres belges effectuent des voyages d'étude `a l'étranger, surtout en Italie, ou la renaissance était déj`a en plein essor. Pierre Bruegel l'Ancien est un peintre unique. Son oeuvre est dominée par le folklore paysan, ainsi que par des scenes satyriques et moralisatrices Le XVIIeme siecle est une deuxieme période florissante. Pierre Paul Rubens, peintre et diplomate, dépasse de loin tous les autres. Il associe de maniere unique le réalisme flamand et l'élégance italienne. Antoine Van Dyck est un autre grand maître, un spécialiste des portraits aristocratiques. Au XIXeme siecle, la peinture belge se libere de l'influence du classicisme français. Différents styles et écoles apparaissent. Cette diversité se poursuit au XXeme siecle, lorsque des peintres tels que James Ensor et René Magritte attirent l'attention sur le plan international. La seconde moitié du XXeme siecle se caractérise par la fusion de la peinture et de la sculpture en un art plastique plus large. Des artistes tels que Panamarenko, Pierre Alechinsky et Marcel Broodthaers en sont des représentants célebres. Le XIXeme siecle : le siecle des bouleversements Le XIXeme siecle voit se multiplier les écoles : néo-classicisme, romantisme, réalisme… Des clans se constituent et s'affrontent parfois violemment, notamment lors de Salons. La presse, qui connaît alors un essor hors du commun, en fait écho. Le public est donc largement au courant de ces débats, d'autant plus que cette époque voit également se créer les revues d'art. Certaines sont l'organe de cercles d'artistes Cfr L'art moderne = organe du groupe des XX. Il faut surtout comprendre qu'au XIXeme siecle, les écoles et mouvements ne se succedent pas forcément mais se chevauchent, les styles cohabitent. Néo-classicisme Romantisme (`a partir de 1830) Ce mouvement prit de l'ampleur au lendemain de l'indépendance de la Belgique. Les sujets d'histoire nationale y occupaient une place de choix. Citons parmi les peintres qui illustrerent cette branche : Wappers, Louis Gallait Cfr illustration Antoine Wiertz, lui, traita de sujets littéraires, religieux, mythologiques ou historiques. Il n'hésita pas parfois `a meler érotisme et macabre Cfr illustration : La belle Rosine, 1847 Réalisme (`a partir de 1848) Parmi d'autres, Félicien Rops qui fut également un précurseur du symbolisme évoqua dans des œuvres teintées d'un érotisme qui fit scandale, la misere sociale ou matérielle de son temps. Impressionnisme On va voir apparaître une génération d'impressionistes (r Anna Boch, Frans Courtens, Isidore Verheyden). Mais leur impressionnisme se différencie de l'impressionnisme français, en ce que la forme ne se dissout pas dans la lumiere. On parle d'un "impressionnisme autochtone[3]" pour cette peinture qui veut rendre la vibration de la lumiere tout en restant foncierement attachée au sujet. Cet impressionnisme assagi est également appelé "luminisme". Certains des peintres de la jeune génération entendaient affirmer leur modernité. En 1883, est créé le groupe des XX (relayé en 1894 par l’association de la Libre esthétique qui continuera son action jusqu’en 1914) [4]. Ce cercle, fondé par James Ensor, rassemble une vingtaine d’artistes d’avant-garde, tels Fernand Khnopff, Léon Spilliaert, Félicien Rops,… Ce groupe est lié avec la revue L’Art Moderne : Octave Maus, par exemple, est le secrétaire du groupe des XX et également un des fondateurs de la revue. Dans le meme esprit que celui des architectes de l’Art Nouveau, les XX considerent que l’artiste moderne doit s’occuper de tout ce qui nous intéresse et nous touche. L’art au quotidien doit rendre la vie plus agréable et plus sociale. Les XX entendaient organiser chaque année une exposition de peinture belge mais aussi étrangere. Ils ont pu établir des liens tres forts avec le milieu artistique français de l’époque et ont contribué `a révéler au monde des peintres majeurs tels Cézanne, Gauguin, Van Gogh et Seurat. « Grâce au cercle des XX, Bruxelles devient, dix ans avant le tournant du siecle, un centre important de l’avant-garde en Europe occidentale »[5]. C’est par exemple lors du Salon du Cercle des XX qu’a été achetée l’unique toile que Van Gogh ait vendue de son vivant. L'exposition en 1887 de La Grande Jatte fut un des événements marquants du groupe. Si elle scandalisa une bonne part du public, l'œuvre de Seurat intéressa les vingtistes et plusieurs d'entre eux essayerent la séparation des tons, notamment Théo Van Rysselberghe. Illustration Symbolisme `a partir de 1880 Si par définition l'art symboliste propose des images contraires `a la réalité visible, il s'oppose de toute évidence : § au réalisme qui affirme que la peinture est essentiellement un art concret § `a l'impressionnisme ou au pointillisme qui prétend se fonder sur une approche scientifique de la couleur. Contre les matérialistes, le peintre symboliste postule ne réalité cachée, un monde invisible qu'il tente de révéler. Le symbolisme est moins occupé par la recherche formelle que spirituelle. Quelques noms : Khnopff, Rops, Mellery, Degouve de Nuncques… Sur le plan artistique, une unité se dessine, au-del`a des générations et des différences formelles, `a travers des themes privilégiés qui sont essentiellement symbolistes : § la mort : esprits marqués par la déchéance du corps et la conscience de l'instabilité du monde => marqués par la mort § la femme : dans l'imaginaire fin de siecle, la femme oscille entre l'apparition asexuée et la femme diabolique; de l`a découle un nouvel érotisme sulfureux, teinté de sadisme et satanisme § l'inconscient : les symbolistes scrutent les ambiguités de la conscience. Parallelement `a la psychanalyse naissante, les artistes explorent la nature de la sexualité et les zones cachées de l'esprit. Félicien Rops (1833-1898) Né `a Namur, Rops entame des études de juriste `a l'ULB. Il fait partie des membres fondateur de la revue Uylenspiegel avec Charles De Coster : il fournira de nombreuses illustrations pour celle-ci. A l'heure du réalisme, cet hebdomadaire traduit la volonté des jeunes artistes de se détacher de l'influence française et de toute forme d'académisme. Cet esprit motive sa participation `a la naissance de la société libre des Beaux-Arts. Selon Huysmans, il est le peintre du satanisme : "l'homme possédé par la femme" et la "femme possédée par le Diable" composent les deux versants d'une liturgie du péché que célebre – entre autres – Barbey d'Aurevilly dans Les Diaboliques. Illustration : frontispice Son œuvre est également marquée par l'érotisme Illustration La tentation de Saint Antoine Pornocrates (1878) qui fit scandale `a l'exposition des XX en 1886 Fernand Khnopff (1858-1921) Khnopff fut élevé au cœur de Bruges. Exposé pour la premiere fois en 1881, il fait partie des membres fondateurs du groupe des XX. Fernand Khnopff se fait, quant `a lui, peintre de la femme ange ou démon, qui prend souvent les traits de Marguerite, sa sœur, qui est aussi son modele de prédilection. Illustration Ce tableau marque l'irruption dans le genre du portrait du theme (nouveau) de la "femme mystérieuse". Enigmatique, inabordable et d'une tristesse infinie, telle apparaît cette jeune femme dans une piece si banale qu'elle nous semble irréelle. Marguerite est placée de façon presue symétrique `a une porte fermé, qui ferme son univers `a l'arriere comme il l'est déj`a `a l'avant. Alors que le portarit traditionnel se caractérise par son ouverture, ici nous nous confrontons `a un mur invisible. Avec sa robe `a col montant et ses mains gantées, elle semble protégée d'une cuirasse. Seul son regard pourrait donner acces `a sonb âme mais elle le détourne. C'est proprement la représentation de l'idéal féminin incarné dans sa sœur. Ses tableaux reprennent des themes littéraires : ambivalence de la femme (incarnée tour `a tour par la Sphinge ou l'Ange, la solitude, les villes désertées. Le climat mystérieux et hermétique de ses tableaux témoigne de son gout du fantasme et du reve. Khnopff décore le plafond de la salle des mariages de l’Hôtel de ville de Saint-Gilles et réalise quelques œuvres pour la salle de musique du palais Stoclet (Bruxelles). Parmi ses œuvres les plus célebres, on peut citer Les Caresses (1896) Illustration Cette confrontation de la sphinge et de l'androgyne dans un paysage imaginaire peuplé de colonnes bleues et d'inscriptions énigmatiques soulevent de nombreux décryptages. Allégorie du choix de l'homme devant la puissance ou la volupté (le léopard qui est ici en fait un guépard était au moyen âge le symbole de la volupté). VII. XIXeme-XXeme siecle : les précurseurs Deux artistes vont exprimer les mutations qui s'accomplissent au tournant du siecle, moment clé dans l'histoire de l'art ou se confrontent la tradition séculaire de la figuration et la désintégration naissante de celle-ci. James Ensor et Léon Spilliaert sont les peres d'une œuvre inclassable qui : § synthétise les conquetes de la production contemporaine (réalisme, impressionnisme, symbolisme) § préfigure la modernité (fauvisme, expressionnisme, surréalisme) Ensor se libere du réalisme par un travail § sur la palette (claire et contrastée) § sur l'image d'une dimension métaphorique sans précédent Spilliaert, voulant unir revé et réalité, oriente son art de formes et de couleurs dénaturées, vers le chemin de l'abstraction métaphorique. James Ensor (1860-1949) James Ensor est né en 1860 `a Ostende ou il passe son enfance dans la boutique de coquillages et de masques de sa grand-mere. On a comparé sa carriere `a un film montrant `a l'accéléré pres d'un demi-siecle de peinture, allant du naturalisme `a l'expressionnisme et au surréalisme en passant par l'impressionnisme, le symbolisme et le fauvisme. On ne peut donc associer son nom `a un style pictural défini; il les transcende tous. Méconnu pendant ses années de génie, il fut feté dans sa vieillesse, alors qu'il ne faisait que se survivre. Tendance réaliste Il connaît une premiere période réaliste et "sombre" : il y traite de sujets bourgeois. Illustration : La musique russe Tendance impressioniste Lors de l'exposition des peintres impressionnistes français `a Bruxelles, beaucoup d'artistes découvrirent leur technique et leurs couleurs éclatantes. Ensor aussi, suit cette tendance, tout en restant tres loin des œuvres françaises. En 1886, il éclaircit sa palette, et réalise des études sur la lumiere, omniprésente et astucieusement brossée, dans de grandes compositions extérieures. On dira d'Ensor qu'il pousse l'impressionnisme jusqu'au tachisme. Cfr Illustration La Tentation de saint Antoine (1887) est en effet tachiste et plus que fauve. Tendance symboliste C'est dans le contexte du symbolisme que se comprennent le mieux les grands themes ensoriens: § le masque § le Christ § le squelette § l'autoportrait Née au sein du mouvement symboliste belge, cette thématique se précise : le masque, d'abord ornement, ne tarde pas `a devenir humain. La face humaine, lieu par excellence d'expression, est assaillie et portée vers ces ultimes retranchements. Elle exprime la laideur, les grimaces, les tares et les angoisses. C'est la nature qui se désagrege qui fond en pourriture. C'est l'essence meme de la vie qui est gangrenée par l'absurde et que seule une sagesse supreme peut sauver. Le masque est devenu pour lui le symbole de l'hypocrisie. Illustration : Les masques et la mort ; L'ironie La figure mythique du Christ correspond au moi idéal ensorien. Illustration : L'Entrée du Christ `a Bruxelles (1888) : œuvre la plus retentissante d'Ensor, bouffonnerie ubuesque, mais aussi allégorie symboliste et manifeste de la peinture moderne. Cette toile monumentale (2,58 x 4,30 m) d'Ensor représentée ci-dessous se melent des revendications ouvrieres ("Vive la sociale !") aux slogans catholiques ("Vive Jésus, roi de Bruxelles !"). On aperçoit le Christ auréolé au fond du tableau. L'influence des peintres flamands, ses aînés On retrouve chez Ensor les caractéristiques des peintres flamands, ses aînés: § le gout de la truculence de la kermesse § approche de la vie avec la plus ardente piété. James Ensor reprit avec La cene dernier repas du Christ comme le fit les peintres belges, ses aînés. Il donne comme eux un sens sacré aux victuailles, une valeur d'aliment spirituel. C'est le poisson embleme des premiers chrétiens qu'il porte sur la toile Le banquet des affamés. Illustration "L'art belge verse `a tout moment dans la démesure" écrit Paul Hensaerts ; Ses artistes se mettent `a empoigner la vie en une ardeur brutale : le chahut de ses fetes, ripailles et kermesses en sont le theme le plus usité. Ensor n'échappe pas `a cette avidité primitive. Il reprend dans ses visages ci-dessous exposés l'observation de Jérôme Bosch qui avec une ironie attristée exprime dans ses visages grimaçants des agissements des hommes. L'art belge : Ensor juste apres Rubens Bien qu'il n'ait pas formé d'éleve, tous les peintres belges contemporains se reconnaissent une dette `a son égard. Son influence fut tres grande dans les pays germaniques et nordiques ainsi qu'aux États-Unis. Il fut le "précurseur" de nombreux peintres : Frits Van den Berghe et Alechinsky, Kubin, Klee, ... Peintre des masques et des squelettes, individu solitaire, tourmenté par ses démons, il incarne : § l'inquiétude moderne, § l'esprit de provocation, § le conflit entre l'artiste et la société. Ses incursions dans le fantastique, sa fuite hors du réel touchent la sensibilité contemporaine plus que l'évasion d'un Gauguin vers un Éden mythique. En 1929 il est anobli au titre de Baron. Sa flamme artistique s'éteint progressivement. Il meurt dans sa ville natale en 1949. Léon Spilliaert (1881-1946) Né en 1881 `a Ostende, il prend sa ville natale comme theme d'inspiration. Émile Verhaeren l'introduit au Salon de Printemps ou il fait sa premiere exposition (1900). Il excelle dans l'utilisation des différentes techniques (pastel, aquarelle, huile, encre de Chine,…) et pratique un art completement personnel imprégné de silence et de mystere[6]. ------------------------------- [1] Cfr Robert-Jones P., L'histoire de la peinture en Belgique du XIVeme siecle `a nos jours, Tournai, 2001. [2] "…quam philippo belgarum principi pinxit" (Bartholomaeus Facius) [3] Cfr Burnes-Jones, p. 280 [4] Cfr Block, The golden decades, p. 72 sq [5] Becks-Malorny U., James Ensor, p. 27. [6] Cfr B. Dewulf, L’existence aux yeux caves : les autoportraits de Léon Spilliaert in Septentrion 1-2007, pp. 39-46.