André Baillon Extrait 1 Je ne suis pas superstitieux. Non. Tout de meme, il y a des impressions désagréables. J’ai demandé `a Ma Nounouche, qu’elle me fasse venir de Paris une farde de papier `a lettres « comme d’habitude » et voil`a que cette farde annonce : Ultima, 100 feuilles, papier parcheminé. Ultima ! Autant dire que cette farde est la derniere, que la centieme de ces feuilles épuisée, je n’écrirai plus jamais. Je ne tiens pourtant pas `a mourir ! – Rassure-toi, dit Ma Nounouche. D’ailleurs regarde. Elle trempe un bout d’allumette dans l’encre et quelques traits bien placés font de l’Ultima fatidique un Optima des plus réjouissants. – Tu vois ? – Tu es ingénieuse, Ma Nounouche. Quand meme, je ne suis pas tranquille. Je m’arrange. J’use de mon papier Ultima-Optima comme si de rien n’était. Seulement, je me surveille. Quand il ne m’en reste plus que deux feuilles, je ferme la farde et l’enterre sous un tas de cahiers ou l’on ne la retrouvera plus. Ainsi j’aurai tourné le sort. Ultima ne deviendra jamais Ultima. J’avertis Ma Nounouche. Ou j’ai cru l’avertir. Mais voici qu’un matin Ma Nounouche éprouve le besoin d’envoyer ses bons conseils `a sa fille – de faire sa Sévigné comme je dis – va `a ma table, déplace quelques livres, bouscule mes cahiers, trouve enfin ce qu’elle cherche. Elle est au bas de sa quatrieme page lorsque j’arrive. Je reconnais tout de suite mon Ultima. Je jette les bras au ciel : – Mon papier ! Qu’est-ce que tu fais l`a ? – Mais j’écris `a Michette. – Je le vois bien que tu écris `a Michette. Mais sur quel papier ? Mon Ultima ! – Eh bien ! ton Ultima ? Pour deux feuilles que je te prends. Et encore pas tres fraîches. – Précisément ! Je les avais mises de côté. Je ne voulais pas épuiser cette farde. Ultima, tu le sais bien, cela porte malheur ! Je te l’avais dit. Il ne fallait plus y toucher. – Mais tu es fou ! Tu ne m’as rien dit du tout. – Fou !… Rien dit ! C’est toujours la meme chose. J’ai beau parler, on ne m’écoute pas ici. Je ne compte pas. Tu ne penses qu’`a ta fille. Quand tu penses `a ta fille, plus rien n’existe : tu deviens sourde tu deviens muette, cela t’est bien égal de… Bref la grande scene. Et comme Ma Nounouche a le tort tantôt de sourire tantôt de prendre la tete des gens qui veulent avoir raison alors qu’ils ont pertinemment tort, je perds la mienne, je me vois déj`a mort et lance un gifle qui a juste le temps de s’adoucir en caresse. Une caresse encore tres rude. Duhamel, cher Monsieur, qui avez écrit la Nuit d’Orage, si vous m’aimiez encore, je vous dédierais ce petit orage du matin. Je suis arrivé `a cet âge ou l’on souffre encore mais ne s’étonne plus de souffrir. Les derniers sursauts avant la grande sérénité ? Je dis cela. Est-il sur que je ne m’étonne plus de souffrir. Il y a des jours : ce que l’on voit, ce que l’on entend, ce que l’on pense, tourne en phrases, en phrases, en phrases. Puis des jours secs : rien, rien, rien. Avec de la volonté, les jours ou l’on travaille le mieux. André Baillon, Pomme de pin, Bruxelles, 1933. Texte repris dans Textyles n°6, André Baillon le précurseur, Bruxelles, 1989, pp. 146-148. Extrait 2 Sur ma table traînait un sachet avec le nom du fournisseur: Chauffeton. Il m'obsédait[1]: "Chauffeton… Chauffe ton… en fin de compte chauffe ton quoi?" J'avais beau déchirer ce papier; le lendemain: "Chauffeton… chauffe ton…. chauffe ton quoi?…" André Baillon, Un homme si simple, 1925 Extrait 3 C'était notre aîné `a tous ; un long maigre, répugnant[2], les doigts toujours souillés d'encre et de boue. Je ne sais pourquoi M. le Curé l'avait placé sur mon banc. Il s'appelait Dupéché. J'avais beau me dire: « Il n'a pas choisi son nom », quand on l'interpellait : « Et vous, qu'est-ce qu'un sacrement[3], Dupéché? » je me reculais avec un frisson. Avais-je comme voisin un Dupéché véniel[4], un Dupéché mortel, ou plus gravement un Dupéché contre le Saint-Esprit? André Baillon, Le perce-oreille du Luxembourg, 1928 Extrait 4 A un moment, je perçus des mots précis : - A bras raccourcis… Je m’arretai net. Je me rendis compte. Voulant m’arracher Michette, Claire l’avait bousculée, et Michette exagérait `a sa maniere : « Maman est tombée sur moi `a bras raccourcis. » Cela n’avait aucune importance. Mais ces « bras raccourcis » soulevaient un probleme. […] Cérémonieusement je pris une main de Michette, une main de Claire. Je les menai vers les chaises. - Asseyez-vous. Je m’assis de meme. - Et maintenant, dites-moi : de quel côté, ces bras sont-ils raccourcis ? Est-ce du côté de l’épaule ? Je montrai l’épaule. - ou du côté du… Je montrai le poignet. Ou plutôt par le milieu, du côté… Je voulus montrer le coude… Le gaz ne brulait plus. J’étais au lit. Claire dormait. André Baillon, Un homme si simple, 1925 Extrait 5 Je comprenais le danois et je ne le comprenais pas. Au début je faisais semblant de comprendre et je ne comprenais rien. A force de faire semblant de comprendre, j’avais fini par comprendre quelque chose. Quand je comprenais tout `a fait bien, c’était le plus étrange, car je comprenais trop bien. Je lisais le nom d’une rue : Dronningens Tvaergade et je me disais : Ah oui c’est la rue transversale de la Reine, et je comprenais qu’il s’agissait donc d’une rue transversale et de la rue de la Reine. Les Danois, eux, ne comprenaient rien quand je leur disais : Dronnigens Tvaergade, rien du tout, ils ne pensaient `a rien, ça ne leur disait rien, comme au touriste. Les Danois ne s’intéressent pas au danois ; ils parlent comme l’oiseau cuicuite ou comme la machine glousse ; que gide veuille dire "etre disposé `a" ne les amuse guere meme s’ils ont lu Les Nourritures Terrestres. Et Dotremont pousse l’expérience jusqu’`a ressentir la langue maternelle elle-meme comme une langue étrangere : Je m’aperçus profondément que j’étais un Danois qui avait, de naissance, un défaut de prononciation et qui était resté trop longtemps, dans sa jeunesse, `a l’étranger. Christian Dotremont, La pierre et l’oreiller, 1955 ------------------------------- [1] Obséder: tourmenter sans relâche l'esprit de quelqu'un. [2] Répugnant: qui inspire un dégout moral ou physique. [3] Sacrement: rite sacré institué par Jésus-Christ afin de produire ou d’augmenter la grâce dans les âmes, acte destiné `a la sanctification des hommes. Le bapteme, la confirmation, l’eucharistie, l’extreme-onction, le mariage, l’ordre et la pénitence sont les sept sacrements. [4] Véniel: qui n’est pas tres grave (se dit particulierement d'un péché ou d'une erreur).