B. Le théâtre de Ghelderode[1] Le théâtre de Ghelderode présente une série de constantes que l’on retrouvera également dans cette œuvre particuliere. La langue La langue de l’auteur est tres personnelle, truffée de belgicismes et de flandricismes notamment. On remarquera ainsi : § l’influence du bruxellois : « il fait triste, il fait sale » Cfr Don Juan, acte III, scene 38 § la création de jargon : dans Don Juan comme dans Pantagleize, de Ghelderode utilise le jargon « petit negre ». Les procédés sont classiques et rappellent certains dialogues de Tintin au Congo de Hergé (1931). § l’utilisation de l’archaisme qui crée un éloignement temporel : o adverbes tombés en désuétude o choix de termes anciens, o formes interrogatives inversées, o suppression de l’article, o changement de place des adjectifs, o emploi de temps désuets, o les jeux sur les niveaux de langue, o l’incantation verbale proche de la recherche musicale. Les obsessions de Ghelderode § La mort Elle provoque en lui `a la fois une terreur panique et une fascination. Perçue physiquement, elle se manifeste souvent dans son théâtre par la présence de sortes de danses macabres. En fait, si Ghelderode a peur de la mort, il a également peur de la vie ! § La femme Elle exerce répulsion et attirance. Ghelderode voit en elle la tentatrice qui mene au péché et est donc `a la fois crainte et convoitée. A cette figure féminine, le dramaturge préfere la femme revée, fantasme érotique qui ne suppose pas le passage `a l’acte. Roland Beyen fait d’ailleurs remarquer que presque tous les personnages masculins du théâtre de Ghelderode sont des impuissants. La misogynie se développe encore dans la mise en scene d’héroines insatiables. On retiendra cette conception de l’amour que l’on retrouve dans la piece Don Juan : « ... la plus azurée et roucoulante fable amoureuse s’acheve par l’évocation d’un bidet, d’un bidet[2], madame, fut-il d’or et en forme de cœur » (IV, 48). § Le clergé La position de Ghelderode est ambiguë, contradictoire : au désir de croire, `a l’impossibilité d’adhérer `a une Eglise qui l’écœure, s’allient l’angoisse de la damnation de l’impie, son désarroi face au silence de Dieu. Tout cela explique une attitude virulente contre le clergé dont il dénonce l’intolérance, la cupidité et l’hypocrisie. Cela se traduit en termes dramatiques par la présence de moines lubriques dans l’œuvre. Cfr Escurial : le personnage du moine tourné en ridicule § L’antisémitisme C'est une conséquence de sa peur. Il se traduit par l’utilisation de tous les stéréotypes en vigueur `a son époque. Le monde vu par Ghelderode § Le monde, un vaste théâtre ou un théâtre de marionnettes ? Selon la tradition baroque, le monde est un théâtre (cfr Shakespeare qui parle « du vaste et universel théâtre sur la scene duquel nous jouons » dans Comme il vous plaira). Chez Ghelderode, cette métaphore s’enrichit : ce théâtre est peuplé de fantoches, de poupées, de mannequins, de marionnettes et il se situe `a la frontiere entre l’humain et inanimé, entre vie et mort. Le monde est donc un théâtre de marionnettes ; celui-ci devient la métaphore de la condition humaine confrontée aux problemes existentiels. D'ailleurs cette vision amere et fataliste l'amenera `a écrire des pieces destinée `a etre jouée avec des marionnettes. § Le monde `a travers le masque carnavalesque. La société est un éternel carnaval ou chacun porte un masque. Lui-meme a recouvert de nombreux masques, le premier étant fourni par son pseudonyme. Son œuvre peut aussi etre considérée comme un masque par lequel Ghelderode se dissimule tout en se révélant et en se libérant. Travestie, l’humanité révele sa véritable figure : « Masqué, tu es vrai » (Don Juan, IV, 34). Le masque protege et démasque `a la fois : il révele la conception du monde de Ghelderode pour qui tout est mensonge et illusion. Ce qui intéresse l’auteur, plus que la fete de régénérescence, c’est la notion de « monde `a l’envers » qui allie transgression par le langage et profanation par la scatologie[3] et la sexualité. § La vie « une aventure cocasse et stupide ». Ghelderode a une vision fataliste et manichéenne du monde. Il nous présente la condition humaine marquée par la crainte de Dieu, de la mort, du sexe et de la religion. Il désacralise les grandes figures (comme le roi, dans Escurial ou le mythique Don Juan dans la piece du meme nom), faisant des héros des antihéros médiocres par le principe meme de l’inversion carnavalesque. Ainsi, le roi échange son rôle avec celui du bouffon qui, lors de ces volte-face, prend en charge le rôle du roi. En outre, c’est un roi décadent, laid, blafard, que Ghelderode met en scene. Un théâtre entre tradition et modernité De la tradition, Ghelderode garde : § le traitement conventionnel du temps et du lieu : dans un grand nombre de pieces, l'action se déroule en un lieu et en temps réel. § une intrigue relativement traditionnelle car, pour lui, une piece, pour etre véritable, doit pouvoir se raconter `a la maniere d'un conte C’est un théâtre de texte qui utilise notamment le monologue. Mais c’est aussi un théâtre qui parle aux sens, présentant des points communs avec le « théâtre de la cruauté » d'Antonin Artaud qui propose que l'on revienne `a un théâtre de violence et de magie qui s’adressent plus aux sens qu’`a l’entendement ou `a la raison : il propose une action immédiate et violente ou les spectateurs seraient immédiatement concernés. Toutefois, contrairement `a Artaud, Ghelderode, pessimiste et fataliste ne retient pas une vision du théâtre comme une « thérapeutique de l’âme », c'est-`a-dire d’essence métaphysique et révolutionnaire. Au contraire, il lui assigne une triple fonction : § morale : montrer le vrai visage de la réalité aux hommes, § cathartique : exorciser peurs et obsessions, § d’évasion: échapper au réel. Ombres et lumieres Pour Ghelderode, le théâtre est avant tout un spectacle. Il accorde donc une grande importance aux couleurs et formes pour créer une atmosphere et donne des indications scéniques précises notamment dans le domaine des couleurs d’éclairage. On peut interpréter le contraste entre ombre et lumiere comme la métaphore de la quete de vérité des personnages. Par ailleurs, le clair-obscur est propice `a la naissance du fantastique et du burlesque. Il ne faut pas oublier que le regard du dramaturge est marqué par la peinture tant flamande qu'espagnole, en particulier celles de Breughel, Ensor, Goya, Le Greco et Vélasquez Cfr la description des personnages et indication scéniques d'Escurial. Cette dimension est tres présente dans cette piece, breve mais d’une grande densité. Il était conscient du côté pictural de son œuvre et du fait qu'il s'agit l`a d'une des caractéristiques de la littérature belge : « Je suis un écrivain plastique tendant `a peindre au moyen des mots. C'est ce qu'on nous reproche `a nous, de ce pays, mais c'est ce qui fait notre originalité, celle de tous nos grands écrivains. » Silences et rumeurs Le recours aux bruits, chants, musiques est important dans le théâtre de Ghelderode ou alternent bruits et silences. S’y ajoute un langage incantatoire. A l’orée de l’absurde, un théâtre de chair et de sang. Par son refus de la psychologie et du réalisme, le théâtre de Ghelderode est proche de l’antithéâtre de Beckett ou Ionesco : « la piece, l'acteur, le tréteau et le public ne prétendent pas autre chose que ce qu'ils sont en réalité. » Le théâtre n'est qu'illusion et pour l'exhiber comme tel, l'auteur utilise le procédé de « la piece dans la piece ». Ces personnages eux-memes ont l'impression de jouer dans u ne piece dont le sens leur échappe. (cfr Escurial) Le théâtre est par essence l'art de « faire semblant ». Or Ghelderode utilise abondamment la technique de la parodie Aux antipodes du théâtre intellectuel et engagé d'un Camus, d'un Sartre, l'œuvre de Ghelderode n'est pourtant pas dénuée d'un souffle de contestation dans la mesure ou elle s'attaque aux ordres sociaux : justice, politique, religion. Anti-intellectuel, son théâtre se veut total et physique, faisant appel `a tous les sens. Il renouerait plutôt avec le rite dionysiaque `a l’origine du théâtre. C. Lecture d’extraits de la piece en un acte, Escurial[4] [Michel de Ghelderode] « Cette piece, c’est du tableau qui devient théâtre. » Cette piece est `a la fois d’un classicisme exacerbé `a la fois d’une grande modernité. Le classicisme tient au respect de la regle des trois unités puisqu’il y a unité de temps, d’espace et de lieu : o un seul acte ou temps scénique et se réel se chevauchent ; o un seul lieu, d’ailleurs tres restreint, qui est le trône du roi. Celui-ci devient le cœur du jeu scénique entre les deux hommes. Nous attirons cependant l’attention sur le fait que l’auteur crée un espace virtuel étonnant, symbolisé par les chiens, les cloches, les voix. Mais cet espace devient une clôture au lieu d’une ouverture de l’espace scénique. On retrouve deux personnages principaux : le roi et le bouffon, Folial. Il y a encore deux personnages minimes : le moine (10 répliques) et l’Homme écarlate (muet). Le roi et Folial sont `a la fois semblables et totalement opposés. Cfr description des personnages Le dédoublement des deux acteurs qui jouent pour nous le roi et le bouffon est encore compliqué par le dédoublement intrinseque aux rôles. Un jeu de reflets s’instaure, comme de plusieurs miroirs (le miroir étant, soit dit en passant, un des accessoires de Folial). Le monologue initial du roi inquiete sans révéler tout de suite la piece. C’est lors de la courte scene avec le moine que l’on en apprend un peu plus : quelqu’un d’important dans le royaume est en train d’agoniser. Le troisieme monologue du roi nous révele de qui il s’agit : c’est la reine qui se meurt. La partie centrale de la piece est une longue scene `a deux organisée comme une succession de sketches : les deux personnages operent des volte-face au cours desquels ils prennent en charge le rôle de l’autre. Le dernier volte face, au cours du quel le roi est dans la peau du bouffon, permet `a ce dernier de révéler qu’il était au courant des amours entre Folial et la reine. Le roi prend donc le dessus et le bourreau, l’Homme écarlate, entre en scene pour officier. ------------------------------- [1] Cfr Beckers, de Ghelderode, p. 19-64 [2] Cuvette oblongue et basse sur pied servant aux ablutions intimes (ablution : action de se laver). [3] Écrit, propos grossiers, ou il est question d'excréments. [4] Cfr Lisse M., Lecture in de Ghelderode, Don Juan