VIII. Vera Feyder 8.1. Bio-bibliographie Romanciere, poete, comédienne et auteur dramatique, Vera Feyder est née `a Liege d’un pere Juif polonais (mort en déportation) et d’une mere liégeoise d’origine serbe. Au terme d’une enfance de pensionnaire, elle veut devenir actrice et suit les cours de l’Académie Grétry `a Liege. Elle entame sa carriere dramatique `a Paris, `a la télévision tout d’abord puis au théâtre ou elle joue notamment dans des pieces de Strindberg et de Pirandello. C’est toutefois en tant qu’écrivain que Véra Feyder rencontrera essentiellement son public, grâce `a un étonnant pouvoir de suggestion et `a une forme d’humour désespéré. La poésie et le roman Depuis Le Temps démuni (qui a reçu le Prix « Découvert » en 1961), ses recueils de poésie, Delta du doute (1971), Le Sang, La Trace (1973), Passionnaires (1974), Minérale mémoire (1975), Franche ténebre (1984), disent la solitude au quotidien et la fuite vers un imaginaire souvent décevant. Véra Feyder y évoque aussi les horreurs de la guerre. Dans ces romans, on retrouve cette impossibilité de concilier le réel et le monde intérieur. C’est le cas de La Derelict (Prix Rossel, 1977) ou l’auteur décrit le naufrage progressif d’une jeune femme dans la confusion mentale et de L’Éventée (1979), Caldeiras (1982), Le Fond de l’etre est froid (1995). Le théâtre Les personnages des pieces de Véra Feyder incarnent cette meme fuite dans le reve illusoire. Dans Emballage perdu (1977), Julie et Léna vivent dans la meme chambre et se créent des scénarios de théâtre, de cinéma. Mais peu `a peu, leurs fantasmes se lézardent et ce n’est que par le biais des mots que les jeunes femmes peuvent trouver une alternative `a la réalité. Derniers télégrammes de la nuit (1989) se déroule dans un univers qui évoque aussi bien le monde de la folie que celui de la guerre. L’acteur Nathias vit en liberté surveillée pres de l’asile ou il a été conduit pour avoir tenté d’étrangler sa femme. Une jeune inconnue, Viola, s’installe chez lui et il se noue entre eux des liens de tendresse et de complicité. Ils répetent ensemble des scenes de Ruy Blas et se rejoignent dans leur tentative tragique d’oublier la présence de l’asile que dirige Usher, le pere de Viola. Impasse de la tranquillité (1991) a pour cadre un village apparemment paisible, mais ou couve la révolte des femmes confinées dans leurs tâches ménageres. A la suite d’un viol, elles peuvent enfin exprimer leur haine et instaurer la solidarité entre elles. Avec Deluso, Véra Feyder campe le personnage étonnant d’une ancienne cantatrice, Astrid, qui vit retirée dans une propriété perdue ou elle invite son ex-imprésario et le prend au piege. Véra Feyder a également écrit de fictions dramatiques originales pour France Culture, dont Un Jaspe pour Liza, diffusée en 1978, est l’adaptation de sa premiere nouvelle publiée par Simone de Beauvoir, en 1965, dans Les Temps modernes. Elle a aussi produit des émissions littéraires et poétiques pour France Culture. Actuellement, elle vit `a Paris. 8.2. Entretien avec Vera Feyder – extrait du DVD Littérature au présent. Cinquante et Un. Jean-Pierre Verheggen interroge Véra Feyder sur son œuvre. 8.3. Extrait de La Derelitta « Charles ronflait dans la chambre ; pas de danger qu’il l’entende. Toute habillée, elle alla donc s’étendre sur le divan du bureau ou elle alluma le chauffage d’appoint[1]. Boucle apres boucle, son regard suivit, machinal[2], le rougeoiement progressif et cliquetant[3] du soleil embrasé[4], illuminant la cage toujours vide, posée non loin de l`a, sur le tapis… Il est bien mort, murmura-t-elle, en sortant de sa poche l’oiseau froid. Et, le portant `a sa bouche, elle y appuya le petit ventre mou, lui insufflant, de toutes ses forces, la chaleur de son haleine. Alors, il se produisit comme une déflagration. Tout défaillit[5] en elle. Suffocant, déporté par ce terrassement[6] de nerfs, son corps céda. Éclata en larmes, en hoquets, en sanglots. L’infime désespoir qui fait, en y tombant, déborder le vase[7] déj`a plein de détresses, ici se renversa, les précipitant toutes, des sources `a l’embouchure, `a l’assaut de cet irréductible[8] goulot[9], étanche, armé depuis toujours comme un béton[10] en ses silences et dont les résistances enfin sautaient. (…) Entre l’agonie de son pere `a Auschwitz et celle de l’âne enlisé[11] dans le pré derriere l’école, surgit sa mere diminuant, diminuant toujours `a la vitesse d’un train quittant une gare `a l’aube et, dans un coin du préau, devant la porte béante des latrines, bandé comme une momie, l’enfant couvert d’impétigo, son regard seul laissé `a nu. Elle hurla, la tete laissé dans les coussins, comme elle aurait cherché `a vomir ce poison mal localisé et toujours virulent des images : coleres et rages d’impuissance de l’enfance bâillonnée[12] dont on ne libere les cris qu’`a l’instant de mourir. » ------------------------------- [1] Appoint : (fig.) Ce qu'on ajoute `a une chose pour la compléter. [Synonymes : complément, supplément; accessoire] Exemple : un appoint de combustible. D'appoint : qui s'ajoute, qui constitue un complément. [2] Qui s'effectue comme par un mécanisme ; ou la volonté et l'intelligence n'interviennent pas. [3] Cliqueter : produire un cliquetis, c’est-`a-dire une suite de bruits secs et brefs que produisent certains corps sonores qui s'entrechoquent [4] Rendu tres lumineux [5] Perdre momentanément ses forces physiques [6] Opération par laquelle on creuse, on remue, on déplace ou on transporte la terre; travaux destinés `a modifier la forme naturelle du terrain. Ici emploi métaphorique. [7] Ici, allusion `a l’expression « C'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase » qui signifie : la petite chose pénible qui vient s'ajouter au reste et qui fait qu'on ne supporte plus l'ensemble. [8] Qu’on ne peut réduire ; qui ne peut etre entamé, dont on ne peut venir `a bout [9] Col étroit d'un récipient. [10] Béton armé : coulé autour d'une armature métallique. [11] Enfoncé dans une matiere molle et qui retient (ici, de la boue). [Synonyme : embourber] [12] Bâillonner : mettre un bâillon `a (une personne, un animal). Fig. Empecher la liberté d'expression, réduire au silence par la contrainte. Bâillon : morceau d'étoffe qu'on met entre les mâchoires de qqn pour l'empecher de parler, de crier.