3e seance (jeudi 9 mars 2006) : La societě contemporaine. La société contemporaine (depuis 1980). A partir des années 1980, un probléme se pose qui semble general: ľébranlement de la société, des mceurs, de ľindividu contemporain de ľäge de la consommation de masse, ľémergence ďun mode de socialisation et ďindividualisation inédit, en rupture avec celui institué depuis les XVIIe et XVIIIe siécles. Gilles Lipovetsky parle dans ce contexte en termes ďune nouvelle phase dans ľhistoire de ľ individualisme occidental. L'idéal moderne de subordination aux regies rationnelles collectives a été pulverise. L'idéal de personnalisation apparait comme une valeur fondamentale, celie de ľaccomplissement personnel. Sans doute le droit d'etre absolument soi-méme, de jouir au maximum de la vie est-il inseparable d'une société qui a érigé ľindividu libre en valeur cardinale. II n'est que ľultime manifestation de ľidéologie individualiste. Le proces de personnalisation représente une stratégie globale, mutation generale dans le faire et le vouloir des sociétés occidentales. II a effectivement deux faces dont notamment celle, sauvage, qui est portée par la volonte ď autonomie et de particularisation des groupes et individus nous intéresse : néo-féminisme, liberation des mceurs et sexualités, revendication des minorités regionales et linguistiques, désir ď expression et d'épanouissement du moi, mouvements « alternatifs », c'est partout la recherche de ľ identite propre et non plus de ľuniversalité qui motive les actions sociales et individuelles. Le proces de personnalisation est apparu au sein de l'univers disciplinaire, de sorte que ľäge moderne finissant s'est caractérisé par le mariage de deux logiques antinomiques : le proces de personnalisation et le recul concomitant du proces disciplinaire. Ľ individualisme hédoniste et personnalisé est devenu legitime et ne rencontre plus d'opposition; c'est en quelque sort une maniere de dire que 1'ěre de la revolution, du scandale, de l'espoir futuristé, inseparable du modernisme, est achevée. La société postmoderne est celle oú rěgne ľindifférence de masse, oú le sentiment de ressassement et de piétinement domine, oú ľ autonomie privée va de soi, oú le nouveau est accueilli comme ľancien, oú ľinnovation est banalisée, oú le futur n'est plus assimilé á un progres ineluctable. Le temps de la société moderne est révolu; la société contemporaine ne connait plus la croyance dans ľavenir, dans la science, dans la technique; les lendemains radieux de la revolution et du progres ne sont plus crus par personne. Elle semble avide ď identite, de difference, de conservation, de detente, d'accomplissement personnel immédiat. L'homme contemporain veut vivre tout de suite, ici et maintenant, se conserver jeune, ne songeant plus á forger l'homme nouveau. Les grands axes modernes - la revolution, les disciplines, la laicité, l'avant-garde ont été désaffectés á force de personnalisation hédoniste. Ľoptimisme technologique et scientifique a disparu : les découvertes ont servi, dans de nombreux cas, au surarmement des blocs, á la degradation de ľenvironnement. Plus aucune ideologie n'enflamme les foules, il n'y a plus d'idole ni de tabou, aucun projet historique mobilisateur. Bref, c'est le vide qui nous regit. La société de consommation est loin de toucher á son terme : le proces de personnalisation en élargit les frontiěres. On voit de plus en plus que ni la recession économique, ni la crise énergétique, ni la conscience écologique ne sont capables de modérer la pulsation de la consommation. Nous sommes condamnés á consommer, füt-ce autrement: toujours plus d'objets d'informations, de sports de voyages, de formation, de musique et de soins médicaux. Nous ne sommes pas dans un au-delá de la consommation, au contraire, nous vivons son apotheose. Notre existence au monde flotte dans une abondance des moděles, souvent superficiels, á poursuivre. Cette deuxiěme phase de la société de consommation est celle qui a digéré la critique de la premiere (cf. G. Perec, Les Choses, 1965). La culture des années 1980 - 1990 se décěle par plusieurs traits : recherche de la qualité de la vie, passion de la personnalité, sensibilité verte, désaffection des grands systěmes de sens, culte de la participation et de ľexpression, mode rétro, rehabilitation du local, regional, de certaines croyances et pratiques traditionnelles. Tout ceci sont des manifestations du proces de personnalisation, des strategies de destruction des effets de la modernita (gigantisme, centralisme, ideologies dures, avant-garde). Cette culture est le reflet de la société qui sort d'un type d'organisation uniforme. Aujourďhui, les questions cruciales concernant la vie collective ont une vie éphémére, á la maniere des stars des hit-parades, tout glisse dans une indifference décontractée. Ľindividu est entiérement déconnecté du social, il se replie dans son intimite solipsiste. Les hierarchies suprémes sont égalisées, abaissées. Ľ individualisme contemporain consiste dans des groupuscules aux intéréts miniaturises et spécialisées par rapport aux pretentions universalisantes des époques précédentes : regroupements des veufs, des parents d'enfants dysgraphiques, des bégues, des alcooliques, des méres lesbiennes, des boulimiques, etc. II s'agit lá ďune retraction des visées universelles au profit du désir de se retrouver entre soi, avec des étres au mémes preoccupations immédiates et circonscrites : on se rassemble puisqu'on est semblable, ne serait-ce que parce qu'on est sensible aux objectifs existentiels identiques, on veut se rendre utile et exiger de nouveaux droits avec ses congéněres. Si le mobile de l'äge moderne était la production, la revolution, notre contemporain est hanté par l'information et par ľexpression. On s'exprime dans le travail, dans le sport, les loisirs. II n'existe pratiquement plus aucune activité qui ne soit affublée du label « culturel ». La culture de masse, narcissique en est le dénominateur commun. En effet, tout le monde peut s'exprimer dans les médias : chacun est incite á partager sa part de ľintime avec le reste de la population, chacun veut dire quelque chose á partir de son experience de ľintime. La comparaison avec un autre phénoměne « culturel» s'impose : les graffiti (tagues) : plus on s'exprime, plus il n'y a rien á dire, plus la subjectivité est sollicitée, plus ľ effet est anonyme et vide. Personnalisation, seduction, spectacle, consommation, individualisme. La société postindustrielle est celle des services ou, plus directement, celle du libre-service qui anéantit l'ancien quadrillage disciplinaire par la seduction. Celle-ci est devenue le processus general tendant á regier la consommation, les organisations, l'information, ľ education, les mceurs. La société contemporaine est commandée par une nouvelle stratégie : les rapports de production sont remplacés par ceux de la seduction qui est devenue le rapport dominant. La catégorie de spectacle a annoncé en quelque sorte la generalisation de la seduction. Le spectacle est« ľ occupation de la part principále du temps vécu hors de la production moderne. »* Le spectacle est « une nouvelle puissance de la tromperie », « une ideologie 1 Commentaires sur la société du spectacle, 1988. matérialisée », « une imposture de la satisfaction ». Le spectacle consiste á transformer le reel en representation fausse, á étendre la sphere de ľ alienation et de la dépossession. Ces categories sont étroitement liées avec la notion de consummation2. Celle-ci nous permet de donner un nom á la profusion luxuriante des produits, images, services, á ľhédonisme, á ľambiance euphorique de tentation et de proximité. La consommation s'identifie avec la surmultiplication des choix que rend possible ľabondance, avec la latitude des individus plongés dans un univers transparent, ouvert, offrant de plus en plus ďoptions et de combinaisons sur mesure, permettant une circulation et selection libres. Ainsi, la société contemporaine tend, de maniere globale, á réduire les rapports autoritaires et dirigistes, et, simultanément, á accroítre les choix prives, á privilégier la diversité. La seduction est ce qui agence notre monde, le remoděle selon un proces systématique de personnalisation qui consiste á multiplier et diversifier ľoffre, á proposer plus pour que vous décidiez plus, á substituer le libre choix á la contrainte uniforme, la pluralite á ľhomogénéité, ľaccomplissement des désirs á ľaustérité. Ce processus annexe toutes les spheres de ľactivité humaine : la médecine et la santé, le sport, les mceurs, ľ education, le langage, la musique, etc. Ainsi, chacun est un agent libre de son temps, moins rivé aux normes des organisations lourdes. De la méme facon, le processus de personnalisation aseptise le vocabulaire comme les centres des villes, les centres commerciaux et la mort. Car tout ce qui présente une connotation ďinfériorité, de difformité, de passivité, de passivité, ďagressivité doit disparaitre au profit ďun langage diaphane, neutře et objectif (le dernier stade des sociétés individualistes). Le langage devient euphémique et lénifiant, ayant subi un lifting sémantique conforme au proces de personnalisation. Désormais, le discours public doit témoigner du développement, du respect et de ľaménagement des differences individuelles. La personnalisation est inseparable d'une sterilisation feutrée de ľespace public et du langage, mais aussi d'une animation rythmique de la vie privée. Nous vivions une formidable explosion musicale : les rythmes sont devenus depuis les deux derniěres décennies un environnement permanent, un engouement de masse, comme si ľhomme contemporain avait besoin d'etre toujours ailleurs, étre transporte et enveloppé dans une ambiance syncopée, comme s'il avait besoin d'une déréalisation stimulante, euphorique et enivrante du monde. A la personnalisation sur mesure de la société correspond une personnalisation de l'individu qui se traduit par le désir de sentir « plus », de planer, de vibrer en direct, d'éprouver des sensations immédiates, d'etre mis en mouvement integral. La seduction du spectacle est une « representation illusoire du non-vécu »3, c'est-á-dire un développement de l'imaginaire des pseudo besoins, la reduction de l'opposition morale entre le reel et ľapparence. Avec le rěgne des media, des objets et du sexe, chacun s'observe, se teste, se tourne davantage sur lui-méme, chacun devient responsable de sa propre vie, doit gérer de facon optimale son capital esthétique, affectif, physique, libidinal. 2 Jean Baudrillard, Le Systeme des objets, 1968 ; La Société de consommation, 1970. 3 Guy Debord, op. cit.