La Culture ou les cultures ? Alain Finkielkraut :La défaite de la pensée. Alain Finkielkraut voit dans la prolifération anarchique des sous-cultures le symbole ďun déclin : la société contemporaine ( le monde postmoderne ) irait sa perte du fait de la multiplication des nouveaux médias, de ľabâtardissement des gots du public, de la tyrannie des masses et du rgne de la médiocrité. Que veut la pensée postmoderne ? La mme chose que les Lumires1 : rendre ľhomme indépendant, le traiter en grande personne, bref, pour parler comme Kant, le sortir de la condition de minorité dont il est lui-mme responsable. A cette nuance prs que la culture n'est plus considérée comme ľinstrument de ľémancipation, mais comme ľune des instances tutélaires2 qui lui font obstacle. Dans cette optique, les individus auront accompli un pas décisif vers leur majorité, le jour o la pensée cessera ďtre une valeur suprme et deviendra aussi facultative (et aussi légitime) que le tiercé ou le rock'n'roll : pour entrer effectivement dans ľre de ľautonomie, il nous faut transformer en options toutes les obligations de ľâge autoritaire. Ľélitisme reste ľennemi, mais la signification du mot s'est subrepticement inversée. En disant : Il faut faire pour la culture ce que Jules Ferry a fait pour ľinstruction , André Malraux s'inscrivait explicitement dans la tradition des Lumires et voulait généraliser la connaissance des grandes oeuvres humaines ; aujourďhui, les livres de Flaubert rejoignent, dans la sphre pacifiée du loisir, les romans, les séries télévisées et les films ľeau de rosé dont s'enivrent les incarnations contemporaines ďEmma Bovary, et ce qui est élitiste (donc intolérable) ce n'est pas de refuser la culture au peuple, c'est de refuser le label culturel quelque distraction que ce soit. Nous vivons ľheure des feelings3 : il n'y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype ni invention, ni beauté, ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs, différents et égaux. La démocratie qui impliquait ľaccs de tous la culture se définit désormais par le droit de chacun la culture de son choix (ou nommer culture sa pulsion du moment). Laissez-moi faire de moi ce que je veux 4 : aucune autorité transcendante, historique ou simplement majoritaire ne peut infléchir les préférences du sujet postmoderne ou régenter ses comportements. Muni ďune télécommande dans la vie comme devant son poste de télévision, il compose son programme, ľesprit serein, sans plus se laisser intimider par les hiérarchies traditionnelles. Libre au sens o Nietzsche dit que ne plus rougir de soi est la marque de la liberté réalisée, il peut lâcher tout et s'abandonner avec délices ľimmédiateté de ses passions élémentaires. Rimbaud ou Renaud, Lévinas5 ou Lavilliers -- sa sélection est automatiquement culturelle. La non-pensée, bien sr, a toujours coexisté avec la vie de ľesprit, mais c'est la premire fois dans ľhistoire européenne, qu'elle habite le mme vocable, qu'elle jouit du mme statut, et que sont traités de racistes ou de réactionnaires, ceux qui, au nom de la haute culture, osent encore ľappeler par son nom. Soyons clair : cette dissolution de la culture dans le tout culturel ne met fin ni la pensée ni Part. Il ne faut pas céder au lamento nostalgique sur ľâge ďor o les chefs-ďoeuvre se ramassaient la pelle. Vieux comme le ressentiment, ce poncif accompagne, depuis ses origines, la vie spirituelle de ľhumanité. Le problme auquel nous sommes, depuis peu, confrontés est différent, et plus grave : les oeuvres 50 existent, mais la frontire entre la culture et le divertissement s'étant estompée, il n'y a plus de lieu pour les accueillir et pour leur donner sens. Elles flottent donc absurdement dans un espace sans coordonnées ni repres. Quand la haine de la culture devient elle-mme culturelle, la vie avec la pensée perd toute signification. Alain Finkielkraut, La Défaite de ta pensée, Éditions Gallimard, 1987 1 Les philosophes du XVIIIe sicle, appelé sicle des Lumires 2 Tutélaire : protecteur (adjectif) rapprocher de tuteur et tutelle. 3 Jugements immédiats fondés sur des sensations. 4 André Bercoff, Manuel ďinstruction civique pour temps ingouvernables, Grasset, 1985, p. 86 et passim. 5 Philosophe contemporain. EXERCICES ďANALYSE : 1) Expliquez les mots et expressions suivants : a) les incarnations contemporaines ďEmma Bovary, b) cette dissolution de la culture dans le tout culturel. 2) Ľauteur affirme que, dans notre société de divertissement , nous assistons une dissolution de la culture. Partagez-vous cette analyse ? Votre développement doit tre composé et appuyé sur des exemples.