La Culture ou les cultures ? Alain Finkielkraut : La défaite de la pensée. Alain Finkielkraut voit dans la prolifération anarchique des sous-cultures le symbole d'un déclin : la société contemporaine (« le monde postmoderne ») irait `a sa perte du fait de la multiplication des nouveaux médias, de l'abâtardissement des gouts du public, de la tyrannie des masses et du regne de la médiocrité. Que veut la pensée postmoderne ? La meme chose que les Lumieres[1] : rendre l'homme indépendant, le traiter en grande personne, bref, pour parler comme Kant, le sortir de la condition de minorité dont il est lui-meme responsable. A cette nuance pres que la culture n'est plus considérée comme l'instrument de l'émancipation, mais comme l'une des instances tutélaires[2] qui lui font obstacle. Dans cette optique, les individus auront accompli un pas décisif vers leur majorité, le jour ou la pensée cessera d'etre une valeur supreme et deviendra aussi facultative (et aussi légitime) que le tiercé ou le rock'n'roll : pour entrer effectivement dans l'ere de l'autonomie, il nous faut transformer en options toutes les obligations de l'âge autoritaire. L'élitisme reste l'ennemi, mais la signification du mot s'est subrepticement inversée. En disant : « Il faut faire pour la culture ce que Jules Ferry a fait pour l'instruction », André Malraux s'inscrivait explicitement dans la tradition des Lumieres et voulait généraliser la connaissance des grandes œuvres humaines ; aujourd'hui, les livres de Flaubert rejoignent, dans la sphere pacifiée du loisir, les romans, les séries télévisées et les films `a l'eau de rosé dont s'enivrent les incarnations contemporaines d'Emma Bovary, et ce qui est élitiste (donc intolérable) ce n'est pas de refuser la culture au peuple, c'est de refuser le label culturel `a quelque distraction que ce soit. Nous vivons `a l'heure des feelings[3] : il n'y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype ni invention, ni beauté, ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs, différents et égaux. La démocratie qui impliquait l'acces de tous `a la culture se définit désormais par le droit de chacun `a la culture de son choix (ou `a nommer culture sa pulsion du moment). « Laissez-moi faire de moi ce que je veux »[4] : aucune autorité transcendante, historique ou simplement majoritaire ne peut infléchir les préférences du sujet postmoderne ou régenter ses comportements. Muni d'une télécommande dans la vie comme devant son poste de télévision, il compose son programme, l'esprit serein, sans plus se laisser intimider par les hiérarchies traditionnelles. Libre au sens ou Nietzsche dit que ne plus rougir de soi est la marque de la liberté réalisée, il peut lâcher tout et s'abandonner avec délices `a l'immédiateté de ses passions élémentaires. Rimbaud ou Renaud, Lévinas[5] ou Lavilliers — sa sélection est automatiquement culturelle. La non-pensée, bien sur, a toujours coexisté avec la vie de l'esprit, mais c'est la premiere fois dans l'histoire européenne, qu'elle habite le meme vocable, qu'elle jouit du meme statut, et que sont traités de racistes ou de réactionnaires, ceux qui, au nom de la « haute » culture, osent encore l'appeler par son nom. Soyons clair : cette dissolution de la culture dans le tout culturel ne met fin ni `a la pensée ni `a Part. Il ne faut pas céder au lamento nostalgique sur l'âge d'or ou les chefs-d'œuvre se ramassaient `a la pelle. Vieux comme le ressentiment, ce poncif accompagne, depuis ses origines, la vie spirituelle de l'humanité. Le probleme auquel nous sommes, depuis peu, confrontés est différent, et plus grave : les œuvres 50 existent, mais la frontiere entre la culture et le divertissement s'étant estompée, il n'y a plus de lieu pour les accueillir et pour leur donner sens. Elles flottent donc absurdement dans un espace sans coordonnées ni reperes. Quand la haine de la culture devient elle-meme culturelle, la vie avec la pensée perd toute signification. Alain Finkielkraut, La Défaite de ta pensée, Éditions Gallimard, 1987 Exercices d’analyse : 1) Expliquez les mots et expressions suivants : a) les incarnations contemporaines d'Emma Bovary, b) cette dissolution de la culture dans le tout culturel. 2) L'auteur affirme que, dans notre « société de divertissement », nous assistons `a une «dissolution de la culture». Partagez-vous cette analyse ? Votre développement doit etre composé et appuyé sur des exemples. ------------------------------- [1] Les philosophes du XVIII^e siecle, appelé « siecle des Lumieres » [2] Tutélaire : protecteur (adjectif) `a rapprocher de tuteur et tutelle. [3] Jugements immédiats fondés sur des sensations. [4] André Bercoff, Manuel d'instruction civique pour temps ingouvernables, Grasset, 1985, p. 86 et passim. [5] Philosophe contemporain.