Benoît DUTEURTRE : La plage du Havre

   

   Les fossés qu'on creusait, autour des châteaux de sable, s'emplissaient aussitôt d'une eau
   jaunâtre. Un liquide mousseux suintait des murailles de nos forteresses qui s'affaissaient
   lentement dans le sol boueux. Le sable d'ici n'était pas une poudre dorée mais un limon
   graisseux, comme une pâte imbibée de fuel. Sur l'immense plaine de vase ou riaient les
   enfants, des vagues étalaient, heure apres heure, leur sélection d'hydrocarbures. Les navires
   pétroliers dégazaient au loin dans la baie de Seine. Nous grandissions dans l'optimisme de la
   croissance. L'eau de mer ou nous pataugions, en ces >>années soixante<<, semblait destinée `a
   rincer les cuves des supertankers autant qu'`a recueillir nos corps de baigneurs.

   A quelques kilometres de la plage du Havre, les usines de la >>zone industrielle<< --- dont on
   apercevait les cheminées `a l'horizon --- raffinaient jour et nuit l'essence, le benzene et
   d'innombrables dérivés chimiques et plastiques. Au milieu des prairies s'étendaient des
   hectares de réservoirs cylindriques, des réseaux de tuyaux multicolores d'ou jaillissaient des
   flammeches rouges ornées de panaches noirs. Les troupeaux de vaches normandes paissaient
   autour du complexe industriel pétrochimique, puante machine `a fumée dont les excréments ---
   eaux de refroidissement, boues toxiques --- étaient vomis dans l'estuaire du fleuve par
   d'énormes conduits; ils coloraient les algues, empoisonnaient le poisson, coulaient lentement
   entre deux eaux puis s'étalaient, `a leur tour, sur le sable luisant et visqueux du Havre.

   A nos jeux d'enfants participaient également les eaux usées d'un quartier voisin. Au milieu de
   la plage, elles sourdaient du sol par une bouche d'égout. Jaillies de cette caverne, elles
   poursuivaient leur cours `a l'air libre, dans un ruisseau pavé qui glissait parmi les
   baigneurs Un liquide poisseux charriait jusqu'au rivage le trop-plein des caniveaux et les
   rejets de l'activité ménagere. Découvert `a marée basse, cet antique systeme d'assainissement
   disparaissait sous la mer `a marée haute. On en reconnaissait le cours d'apres le groupe de
   mouettes qui tournaient au-dessus du sillage noir. Une partie des déchets revenait avec les
   vagues vers la plage, melée aux eaux de lavage des pétroliers et aux boues de la zone
   industrielle, pour composer la poésie particuliere de l'endroit.

   D'autres substances arrivaient par des voies plus mystérieuses. Un jour, alors que
   j'accomplissais mon vingt-cinq metres nage libre, je heurtai une masse de viande rosé avariée
   qui flottait entre deux eaux. Je la repoussai d'une main, sans bien comprendre de quoi il
   s'agissait. De retour sur le rivage, j'entendis le maître nageur expliquer qu'un cadavre de
   cochon dérivait dans la mer.

   La plage du Havre est une plage immense qui fait la joie des parents et des enfants. Beaucoup
   d'habitants pensent que leur ville n'est pas belle ; du moins ont-ils l'avantage de la mer et
   la jouissance de ce littoral plein sud ou, de juin `a septembre, l'existence prend des
   contours délicieux.

   Les familles sont assises sur le monticule de galets brulants qui domine la grande étendue de
   vase et de détergents. Disposés sur toute la largeur de la baie --- des digues du port aux
   falaises du cap de la Heve ---, des milliers de corps rougissent au soleil, répartis par strates
   sociales. Pres de la digue, sous les tours de la ville moderne, se massent les ouvriers des
   cités. Au milieu de la plage, `a l'ombre des grandes villas >> 1900<< du boulevard maritime,
   s'agglutine un mélange de bourgeois, de commerçants, d'employés, de cadres... Plus `a l'ouest,
   sous le coteau verdoyant qui grimpe vers les falaises, se regroupe la riche population de
   Sainte-Adresse, que ses habitants surnomment parfois >> le Neuilly du Havre <<.

   Accompagné de ma mere et de ma petite soeur,  je fis mes débuts sur cette plage au cours des
   années soixante, `a égale distance des deux extrémités, dans une aire mal déterminée ou se
   melaient divers fragments de la bourgeoisie et du prolétariat. Bien qu'issue d'une famille de
   notables, ma mere --- comme ses amies, nées dans le meme milieu --- adhérait `a un projet de
   simplicité. Leur groupe désirait se meler `a d'autres groupes et vivre simplement. Elles
   méprisaient l'onéreuse plage privée des >> régates << de Sainte-Adresse, ou s'ébattaient des
   tribus de blondinets arrogants. Assez loin d'eux, nous avions constitué une colonie
   social-chrétienne, entre les marchands de frites et les familles jouant au basket.

   Nous rougissions sur les galets brulants. L'époque exigeait un bronzage intense et je
   m'efforçais, comme les autres, de prendre un teint hâlé. Apres quelques jours de plage, ma
   peau blanche de rouquin devenait écarlate. Mais les coups de soleil passaient pour une étape
   normale du bronzage; ces plaques douloureuses annonçaient ma prochaine réincarnation en enfant
   basané. J'endurais fierement les douleurs, ces nuits ou la chair devenait tellement
   douloureuse que je me figeais comme une momie, en attendant le matin. Apres cette épreuve, ma
   peau tombait en lambeaux pour laisser apparaître enfin une couleur nouvelle --- non pas bronzée
   mais légerement roussie --- et j'éprouvais un sentiment victorieux, comme si le petit Normand
   s'était mué en Méditerranéen triomphant.

   

   Nous rôtissions au-dessus de l'eau verdâtre, dans une nuée de cris, de jeux collectifs. A
   l'infini, des compositions humaines s'étalaient sur les galets, selon des combinaisons variées
   : retraités avec chapeaux sous des parasols; couples avec glacieres, couples avec chiens;
   jeunes femmes fumant des cigarettes; familles nombreuses agglutinées, tels des chiots autour
   de leur mere ; postes radio, romans de l'été... Fouillant sous les galets, nous trouvions
   parfois un ossement desséché, un morceau de verre coloré poli par la mer comme une pierre
   précieuse. Mais, plus souvent, les doigts se collaient sur une pellicule d'huile noire entre
   deux cailloux; il fallait essuyer sur d'autres galets nos mains pleines de >> cambouis <<. Plus
   bas, une grosse dame arpentait les flots d'un pas résigné, immergée jusqu'aux genoux, afin de
   soigner des problemes de circulation.

   Dans la rade passait un grand bateau poussé par les remorqueurs qu'on appelait, ici, les
   abeilles. La sirene lançait un cri retentissant. Un pétrolier faisait son entrée majestueuse
   en Europe. Il pénétrait entre les deux bras de la digue puis s'enfonçait dans le port, pres
   des réservoirs de gaz. Le mât du navire glissait encore entre les immeubles de la ville, avant
   de disparaître tout `a fait. Ma mere nous passait sur le dos un doigt de creme `a bronzer.

   Dessiné par l'architecte Auguste Perret, apres les bombardements de 1944, le centre du Havre
   forme un plan géométrique dont les avenues en béton armé se croisent `a angles droits. Perret,
   qui déplorait >> trop de désordre << dans l'urbanisme new-yorkais, revait d'une cité parfaite,
   d'une modernité pure, ordonnée, rationalisée. Le Havre, sa grande oeuvre, passe pour une
   monstruosité de l'urbanisme d'apres-guerre. Pourtant, certains jours de soleil, les vastes
   places aérées par les bassins du port, les boulevards bordés de tours, de cubes et de
   parallélépipedes, les halls d'immeubles `a colonnades de béton, les frontons décorés par Raoul
   Dufy adoptent une majesté classique. Le haut clocher gris de l'église Saint-Joseph évoque un
   gratte-ciel d'autrefois. Lorsque cette tour s'éleva, en 1949, Le Havre était encore un port
   transatlantique, principale tete de pont entre la France et l'Amérique. Les voyageurs des
   paquebots apercevaient ce clocher depuis la mer, tel un écho de Manhattan. Cinquante ans plus
   tard, la route des voyageurs ne passe plus par l'océan ; les paquebots ont disparu ; la tour
   se dresse toujours ; les symboles du Havre n'ont plus de sens.

   Le damier de constructions en béton conçu par Auguste Perret s'interrompt brutalement face au
   rivage. Derriere les tours de la >>Porte Océane<< s'acheve l'Europe et commence la plage du
   Havre : une immense étendue de galets, bordée par le boulevard maritime ; plusieurs hectares
   de caillasse grise  entre la ville et la mer. Non pas de petits galets ronds, comme on en
   trouve sur les plages avoisinantes du pays de Caux, mais des galets difformes, énormes,
   crochus, coupants, qui écorchent les pieds ; des galets de mer mais aussi des morceaux de fer,
   des galets de brique, de tuile, de verre.

   En septembre 1944, les avions alliés déverserent des milliers de tonnes de bombes sur Le
   Havre, occupé par les Allemands. En quelques jours, la ville devint un immense champ de
   ruines, aussi méthodiquement nettoyée que Dresde ou Hiroshima. Aucune construction ne résista
   aux explosions ni aux flammes, sauf quelques pans de murs déchiquetés, calcinés, émergeant
   d'un monceau de pierres et de cadavres. Lors de la reconstruction, une partie des ruines fut
   rejetée vers le rivage par une armée de bulldozers; puis la mer, par le jeu des marées,
   commença `a polir, arrondir, rouiller, modeler ces gravats de l'ancien Havre qui constituent,
   aujourd'hui, l'une des substances de la plage. Les milliers de Havrais qui bronzent ici,
   chaque été, trônent, sans y penser, sur les restes de leurs ancetres, réduits de jour en jour
   `a des galets moins crochus, moins difformes, plus ronds.

   L'hiver, parfois, je retourne au Havre, marcher sur cette surface grise. Luttant contre le
   vent, je foule les résidus des siecles passés, imbibés d'huile de frites de l'été dernier.
   J'arpente cette étendue désertique en bordure de la ville ou l'on entend, d'un côté les
   automobiles du boulevard maritime  et, de l'autre, le bruit du vent. Avançant vers la mer,
   j'atteins l'arete ou les galets amorcent une pente brusque vers le bas, découvrant la partie
   inférieure de la plage. Je dévale quelques metres et le bruit de la ville s'éteint, faisant
   place aux rumeurs de la baie de Seine : ressac, bateaux sous les nuages. Lorsque la mer monte,
   elle vient buter contre les galets et l'on entrevoit, dans le creux des vagues, des reflets
   transparents aux teintes vert bouteille, melées d'algues et de minéraux. En redescendant, la
   marée découvre une zone incertaine ou se melent le sable, les roches et d'innombrables flaques
   salées. Puis la mer recule encore, dévoilant la grande plaine brune et luisante de vase, ou
   l'on bâtit d'éphémeres châteaux de sable, ou l'eau s'étale en vaguelettes mousseuses.

   Autrefois, des pecheurs y poussaient leurs filets `a crevettes. Plus tard les détergents
   faisaient mousser l'eau de mer. Aujourd'hui, j'observe de bizarres créatures juchées sur des
   chars `a voile, fonçant sur l'autoroute de sable. Des enfants agitent leurs cerfs-volants
   synthétiques qui tourbillonnent bruyamment dans le ciel comme une nuée de mouches agressives
   avant de piquer en kamikazes vers le sol. Nos cerfs-volants étaient plus calmes mais ne
   s'envolaient guere.

   Chaque été, la plage du Havre se recouvrait de centaines de cabanes en bois. Des les premiers
   beaux jours, on voyait pousser sur les galets ces baraques, assemblées au fil des week-ends
   par des peres et des fils bricoleurs.

   Une vaste cité de planches s'édifiait peu `a peu `a l'ombre de la ville de béton. En dessous
   du boulevard maritime, d'innombrables cubes identiques s'alignaient sur la caillasse, disposés
   comme un damier en lignes perpendiculaires, séparées par des allées numérotées. Chaque allée
   de cabanes partait du boulevard et s'ouvrait `a l'autre extrémité sur la mer. Toutes les dix
   rangées, la série s'interrompait dans une allée plus large destinée aux édifices publics :
   douches, terre-pleins réservés aux poubelles, terrasses de marchands de frites, marchands de
   boissons. Dans les bistrots de planches, des midinettes de banlieue et des séducteurs `a
   lunettes noires sirotaient en maillot de bain, l'apres-midi entier. Des enfants se faufilaient
   sur la dalle de béton gluant pour acheter un cornet de frites, puis rejoignaient leur cabane
   en se glissant parmi les baraquements, dans des interstices sombres et puants.

   Les cabanes du Havre sont presque toutes construites sur le meme modele. Hautes de deux
   metres, larges de deux metres, profondes de deux metres, elles sont peintes en blanc et
   recouvertes d'un toit noir goudronné. L'aménagement intérieur est parfois rudimentaire ;
   surtout dans les familles aisées qui utilisent leurs cabanes en demi-saison, mais passent la
   plus grande partie des vacances loin du Havre, sur des plages ensoleillées.

   Au contraire, les Havrais moins favorisés utilisent cette baraque de planches durant tout
   l'été, comme une résidence secondaire `a bas prix, dotée d'une coquette installation. Leur
   cabane contient des miroirs, des tables pliantes, un portemanteau, un rideau pour se changer,
   de petits meubles peints, un réchaud, un éclairage au gaz, des bidons d'eau potable, des
   fauteuils pliants, des matelas de camping... Débarquant de bon matin pour la journée entiere,
   les propriétaires accomplissent un long rituel composé de séances de bronzage, bains de mer,
   promenade du chien, apéritifs, réceptions amicales, repas.

   Chaque allée de cabanes constitue une petite rue et le coeur d'un village. Les maisons de bois
   se font face avec leurs portes `a battants. Des tribus se constituent pour la saison et se
   reconstituent d'une année sur l'autre, car les familles conservent jalousement leur
   emplacement. Les enfants revendiquent les avantages de leur rangée : la supériorité de ses
   habitants, la proximité du marchand de glaces ou d'un emplacement pour stationner; la
   meilleure qualité du sable et des galets `a cet endroit précis de la plage, etc. Autant
   d'atouts incontestables qui entraînent la formation de bandes rivales et génerent parfois des
   conflits violents.

   Les planchers extérieurs, posés devant chaque cabane, offrent aux corps un espace privé
   supplémentaire. Ils permettent notamment d'arpenter l'allée sans s'écorcher les pieds, malgré
   les remarques  de certains propriétaires qui voudraient interdire leur plancher aux pieds
   étrangers. Le plus souvent, toutefois, les familles fraternisent `a l'intérieur de chaque
   allée, ou regne une harmonie melée de solidarité contre les allées voisines.

   A la frontiere du Havre et de Sainte-Adresse, non loin des égouts, un quartier de cabanes plus
   importantes s'accroche au coteau, sur une herbe de terrain vague. Construites sur pilotis, ces
   baraques géantes comportent des étages, des terrasses couvertes. Régnant sur leur paradis de
   planches, quelques privilégiés y passent leurs congés face `a la mer, dans les senteurs d'eaux
   usées. Les enfants voient, dans ces demeures imposantes, l'image d'un luxe inaccessible.

   Je jouais dans la vase, le corps rouge de coups de soleil. J'étais un conquérant, un bâtisseur
   d'empire. Je voulais construire le plus gros château, le plus beau. Je donnais des ordres `a
   ma soeur qui n'obéissait pas, tandis qu'autour de nous travaillaient des quantités d'enfants
   mieux organisés, plus doués de leurs mains. Quelques-uns se faisaient aider par leurs parents.
   Munis de pelles, ceux-ci dépensaient une énergie considérable pour offrir `a leur progéniture
   le plus haut édifice de la plage. Les murs séchaient sous le soleil. Un instant, on croyait
   qu'ils allaient durcir et tenir ; puis bientôt commençait la  chute lente des fortins de vase,
   qui s'effondraient en bouillie molle. Déj`a la mer, reprenant son mouvement ascendant,
   s'étendait en longues vaguelettes qui achevaient de raser, d'égaliser, d'effacer ces aventures
   humaines de la derniere marée.

   L'apres-midi finissait. La plage de sable disparaissait peu `a peu sous les flots. Nous
   remontions nous asseoir sur la pente de galets puis devant la cabane ou notre mere bavardait
   avec d'autres meres. Assises sur leurs serviettes de bain, elles tricotaient, papotaient,
   profitaient du bonheur d'habiter Le Havre `a cette heure précise de la journée, quand le
   soleil se fait plus doux et que les foules remontent en autobus vers les cités; lorsque seuls
   quelques groupes de femmes et d'enfants traînent encore au bord de l'eau.

   Les femmes ne travaillaient pas encore, dans ce milieu de bourgeoisie provinciale. Elles
   reproduisaient assez fidelement les modeles hérités de la génération antérieure. Fiancées,
   mariées, meres de famille, elles bavardaient côte `a côte en bronzant. Leur conversation
   trahissait toutefois --- on était autour de 1968 ---un besoin diffus de changement. Elles se
   posaient des questions nouvelles; elles se voulaient plus libres, moins bourgeoises,
   affranchies de certaines conventions ; elles découvraient le droit des femmes, revaient de
   >>travailler<<, ce qui occasionnait de vives discussions. Elles s'engageaient dans l'action
   sociale, revaient d'abolir leurs privileges ; elles recevaient `a dîner des pretres-ouvriers, 
   faisaient cotiser leurs enfants pour le tiers-monde, prônaient la paix, l'égalité, l'amour
   universel. Elles entrevoyaient une façon nouvelle de décrypter la vie fondée sur l'écoute
   mutuelle, la simplicité sociale. Elles glissaient volontairement des galets chics de
   Sainte-Adresse vers la foule vivante de la digue.

   Présentement, nous nous trouvions au centre de la plage, et ces jeunes femmes découvraient,
   surtout, la matiere qui allait, au cours des années suivantes, occuper une place croissante
   dans leur conversation : la psychologie. Échappant `a l'ombre vertueuse de leurs meres, elles
   envisageaient l'humain sous un éclairage nouveau, découvraient les territoires troubles de V
   inconscient. Elles lisaient avec audace des ouvrages récents sur la sexualité dans le mariage
   (et bientôt sur la sexualité tout court), qui se melaient, tant bien que mal, `a leur
   éducation de bourgeoises catholiques françaises.

   Elles balançaient entre deux mondes, portaient des maillots de bain `a une seule piece,
   s'enduisaient de lotions solaires, mais point trop (une jeune chrétienne bourgeoise éprise
   d'action sociale conserve `a sa peau une dureté naturelle). Elles portaient parfois des
   lunettes noires, plus modernes que chrétiennes. Elles attendaient leur mari qui les rejoignait
   en sortant du travail pour un dernier bain de mer, avant de rentrer `a la maison.

   A six heures du soir, ils arrivaient, jeunes hommes sérieux, apprentis peres de famille,
   affairés onze mois par an dans leur médecine, leur bureau, leurs affaires. Mon pere avait
   trimé toute la journée avec énergie. Il s'était donné `a son devoir et nous retrouvait sur
   cette plage de ruines pour prendre, `a son tour, un bain d'eau salée, plonger la tete dans
   cette soupe immonde et tonique, puis s'allonger sur les galets aupres de sa femme, aupres de
   ses enfants ; demeurer enfin étendu au soleil, sans penser `a la journée passée ni au
   lendemain. Éprouver un délicieux bien-etre, le bien d'etre son corps, le plaisir de respirer,
   d'avoir chaud, de sentir le sel sur sa peau tandis que la mer, avec acharnement, continuait `a
   pousser les galets vers le haut, avant de les redescendre vers le bas.

   Chaque été, nous retrouvions ces rangées de cabanes, ces galets, ce cambouis comme autant de
   données éternelles de l'existence. Nous formions nous-memes un fragment de la plage du Havre
   et rien ne pouvait briser ce sentiment d'unité.

   A l'approche de l'adolescence, les premiers doutes apparurent : je découvris soudain qu'il
   était possible de dénigrer ce rivage. Je compris que je n'aimais guere cette ville, lassé de
   croiser chaque jour les memes visages familiers qu'on retrouvait au lycée, dans les magasins,
   dans les soirées. Partir ailleurs, oublier cette cité étroite, laborieuse ; cette plage
   immonde et ses galets crochus, son huile `a frites, sa vase pétroliere, son manque d'attrait
   notoire. A ce premier stade de fracture, je regardais Le Havre comme une prison pleine de
   laideur et revais de m'enfuir vers des beautés plus convenues : des boulevards parisiens, des
   rivages italiens ; ou ces grands hôtels proustiens qu'on apercevait par temps clair, de
   l'autre côté de la baie de Seine.

   Peu `a peu, je compris que l'affaire était plus compliquée. Ma ville natale était l'objet
   d'une permanente et violente bataille entre ses défenseurs et ses détracteurs dans laquelle il
   était difficile d'adopter un parti : d'un côté, certains Havrais voulaient absolument se
   persuader --- et nous convaincre --- que leur ville était exquise et leur plage enchanteresse
   simplement parce qu'ils y habitaient depuis toujours, n'envisageaient rien d'autre et
   préféraient, jusqu'`a la mort, sublimer leur existence telle quelle. A l'inverse, les jeunes
   bourgeois de Sainte-Adresse répétaient obstinément que tout était mieux ailleurs, que leurs
   cousins vivaient >> `a Paris <<, qu'ils possédaient une villa >>sur la Côte d'Azur<<, que Le Havre
   ne présentait aucun intéret, sinon pour les affaires, qu'ils ne fréquentaient cette ville que
   par nécessité et avec le plus grand mépris.

   J'hésitais de plus en plus, `a la croisée de leurs feux nourris : sur ma gauche, le
   provincialisme exalté du Havrais béat ; sur ma droite, les gosses de riches de Sainte-Adresse,
   juchés sur leur îlot anti-havrais. Sans plus savoir ou mon coeur balançait, je préférais
   prôner ce que les autres dénigraient. Quand les bourgeois de Sainte-Adresse ironisaient sur la
   populace de la digue, je me précipitais pres de la digue pour humer la bonne odeur du pétrole,
   écouter le chant des mobylettes, boire un pastis chez Polo, déguster un cornet de frites aux
   Croustillons Victor. Mais des que j'arrivais `a la digue, sur le parking ou se déversaient les
   cités de banlieue en équipée balnéaire, j'avais envie de m'enfuir ailleurs, loin du Havre,
   vers ma plage italienne ou mon hôtel proustien... Apres quelques minutes de mélancolie, je
   relevais les yeux vers le port ou j'admirais le mouvement des navires, les réservoirs de gaz
   et leurs flammeches. Reprenant mon vélo, je m'enfonçais pres des bassins déserts, le long
   d'immenses cales seches, ou dégringolaient de petits escaliers rouilles contre la quille des
   navires ; j'arpentais les terre-pleins jonchés d'objets fantastiques : hélices de navires
   grosses comme des maisons, rouleaux de câbles larges comme des troncs d'arbres, tas de charbon
   hauts comme des montagnes...

   J'aimais quelque chose au Havre : cette ville sans charme, dressée au bord de l'eau comme une
   question sur le monde. Ces tours de béton et ces villas bourgeoises, ce grand port moderne
   pour porte-containers et ce vieux port de voyageurs, abandonné sur la route de l'Amérique,
   cette trop grande sous-préfecture, cette cité industrielle de nulle part, cette ville de
   pecheurs, de Normands, d'Alsaciens, de Bretons, d'Algériens. Cette juxtaposition de
   populations et de quartiers, d'usines et de faubourgs ouvriers, cette accumulation de
   mouvements historiques et géographiques, interrompus et condensés face `a l'océan.

   Dans les années quatre-vingt, sur la plage du Havre, les enseignes de marchands de frites
   disparaissaient derriere des enseignes asiatiques. Sous les baraquements de planches
   s'implantaient des commerçants du Mékong, vendant des repas exotiques et des boissons
   fraîches. Des familles de Hanoi ou de Saigon avaient échoué sur les galets et les ossements du
   Havre ; et je me demande comment elles regarderent, pour la premiere fois, cette grande plage
   pauvre ou s'accrochait leur destin ; comment elles trouverent ce vent normand qui n'est jamais
   tout `a fait chaud, meme l'été; comment elles se résignerent `a vivre ici.

   A la meme époque, la plage devint graduellement plus propre; du moins selon les relevés des
   services sanitaires qui, chaque été, annonçaient l'exceptionnelle salubrité de l'eau de mer
   havraise. La marée apportait toujours son lot de bidons en plastique, morceaux de bois et de
   ferraille, bouquets d'algues noires enchevetrées... Mais désormais des bataillons de
   nettoyeurs éliminaient, chaque matin, ce flux moderne de déchets. Les pétroliers ne dégazaient
   plus dans la baie de Seine. Seule une lointaine marée noire rappelait, de temps `a autre, les
   cauchemars de l'hydrocarbure, auxquels on avait quelques  raisons de préférer la centrale
   nucléaire. Les égouts ne s'écoulaient plus au milieu des baigneurs. Le cambouis se faisait
   rare. Les grands épis de fer rouillé, enfoncés dans la plage pour briser les vagues, furent
   remplacés par des épis de pierre, harmonisés aux teintes grises des galets.

   Le port s'enfonçait vers des zones plus lointaines de l'estuaire. Des navires entierement
   automatisés y déchargeaient leur cargaison, selon un horaire rapide et précis. Les marins ne
   descendaient plus `a terre. Autour des bassins, sur d'immenses espaces grillagés,
   s'accumulaient les containers en acier remplis de magnétoscopes fabriqués `a Taiwan,
   d'appareils photographiques japonais, de computers américains et peut-etre meme de quelques
   marchandises exotiques du port d'autrefois : bois précieux, sacs de café, balles de coton,
   régimes de bananes pleins de serpents venimeux congelés... Il fallait réapprendre `a rever
   devant ces empilements de boîtes toutes semblables, saisies par des élévateurs silencieux,
   chargées sur des trains ou sur des camions. Le long des vieux bassins abandonnés de l'ancien
   port, quelques cargos sans pavillon croupissaient : navires soviétiques en perdition,
   ukrainiens, russes ou lettons, incertains de leur appartenance depuis l'éclatement de l'URSS.
   Des marins sans uniforme arpentaient les pontons rouilles, bricolaient, trafiquaient, en
   attendant une décision.

   En ville, les dockers manifestaient pour les avantages acquis d'une profession morte. Dans les
   faubourgs, des usines fermaient. De modernisation en reconversion, une pauvreté nouvelle
   s'étendait; le chômage s'installait ; les skinheads attaquaient ; les voitures étaient
   toujours plus nombreuses. Sur le front de mer, le décor se rénovait. Les grandes villas 1900
   du boulevard maritime se transformaient en résidences de copropriété. Des entrepreneurs
   modernes divisaient ces châteaux bourgeois en appartements, remplaçaient les fenetres `a
   croisillons par de grandes baies `a double vitrage, et baptisaient leurs immeubles :
   >> résidence Claude-Monet <<, >> résidence Georges-Braque <<, en hommage aux peintres navrais.

   En 1992 commencerent d'importants travaux destinés `a réhabiliter la plage. Depuis des années,
   une rumeur parcourait la ville selon laquelle cette baie n'était pas suffisamment mise en
   valeur. Au cours des années d'apres-guerre, les habitants du Havre s'étaient accommodés d'une
   plage négligée, comme s'il ne pouvait en etre autrement, dans cette cité industrieuse :
   l'essor du complexe pétrochimique imposait ses rejets comme un mal nécessaire. Désormais,
   l'humanité soignait son image, revait d'une seconde nature. La crise industrielle stimulait
   l'industrie de la propreté. Face `a la production exponentielle de déchets, le commerce
   touristique et sportif trouvait son style. A la veille du troisieme millénaire, les habitants
   de cette ville et ses autorités estimaient mériter, comme les autres, un  véritable espace
   vacances, calqué sur le modele des plages idéales.

   Il fut question de transformer en promenade piétonniere le boulevard maritime, ou le flux
   automobile était devenu tres dense. Ce projet hostile `a la circulation fut abandonné et les
   autorités municipales opterent pour un autre projet consistant `a isoler la plage du boulevard
   grâce `a une dune artificielle. Un chantier complexe permit d'édifier, au milieu des galets,
   une bizarre colline de sable, sur laquelle furent plantées des touffes d'herbe sauvage qui
   rappelaient les lointains rivages des Landes ou du Pas-de-Calais. Le chantier dura trois
   années : >> Un espace de liberté de neuf cents metres de longueur ne se construit pas en un
   clin d'oeil <<, titra un journal local. Les architectes décorateurs firent creuser, au pied de
   la dune artificielle, une riviere artificielle, peuplée d'algues et de roseaux évoquant la
   pureté des cours d'eau campagnards. Malheureusement, les milliers de Havrais qui se rendaient
   `a la plage dégraderent rapidement ce faux-cours-d'eau-sauvage au milieu des galets. Le pipi
   d'enfants, les cornets de papier ruinaient, `a la belle saison, le charme du ruisseau. Des
   frites nageaient parmi les algues, des bancs de mégots glissaient entre les roseaux. A
   contrecoeur, les autorités havraises durent protéger la riviere et les dunes par des barrieres
   et des grillages, qui rompent quelque peu la poésie du concept.

   Derriere la dune, côté mer, la nouvelle plage du Havre ne manque pas d'attrait. Une promenade
   édifiée sur les galets permet d'arpenter le rivage en suivant le mouvement de la mer et des
   navires. On aperçoit, `a l'horizon, Deauville et Trouville. Raccourcies et rénovées lors des
   travaux d'aménagement, les rangées de cabanes ont perdu leur aspect de bidonville urbain, au
   profit d'un caractere plus immédiatement balnéaire. Les bistrots de planches sont bordés de
   >>jardins `a l'anglaise<< ; on reconnaît, au milieu des pelouses, les enseignes d'anciens
   marchands de frites --- Chez Polo ---, de boutiques vietnamiennes --- Le Lotus, Le Mékong ---, ainsi
   qu'une nouvelle vague de bistrots rétro évoquant Le Havre des années trente, tel le bar
   Frascati (du nom de l'hôtel disparu ou Louis-Ferdinand Céline venait écrire en regardant les
   bateaux).

   Lassés par les visions futuristes d'Auguste Perret, les Havrais revent des rues d'avant-guerre
   qu'ils n'ont pas connues. Quelques vieillards se souviennent encore de cette ville perdue, de
   la gare maritime et des transatlantiques. Les enfants d'aujourd'hui se remémoreront la riviere
   d'algues et de mégots, les terre-pleins pour containers. Chaque époque a les reves qu'elle
   peut; la nostalgie s'accroche `a n'importe quoi. Et moi-meme, en arpentant `a nouveau la plage
   du Havre, je me rappelle, avec une curieuse mélancolie, le flot d'ordures coulant parmi les
   baigneurs. Le grand parking de la digue est toujours l`a, avec ses glaces Ortiz, ses
   croustillons Victor, ses accents, ses odeurs de saucisses et de mobylettes. J'aperçois
   Sainte-Adresse, `a l'autre extrémité, avec ses bandes de véliplanchistes, ses blondinets
   mi-français, mi-californiens. Mais une longue promenade, bordée de jardins `a l'anglaise,
   relie désormais les deux extrémités de la plage et, sans doute, d'un bout `a l'autre, les
   vetements, les autos, les conversations se ressemblent davantage aujourd'hui qu'hier. Il
   serait peu raisonnable de le regretter

   Le soleil tombait. Nous demeurions nus sur les galets, serrés les uns contre les autres comme
   des oiseaux sur une branche, petite famille du XX^e siecle au milieu d'une plage de gravats,
   dans la lumiere fraîche et trouble de la baie de Seine.

   A l'ouest, vers Sainte-Adresse, la côte verdoyante s'élevait jusqu'au cap de la Heve, vers les
   falaises du pays de Caux. Sur les pentes s'alignaient de grandes demeures `a colombages, des
   manoirs `a tourelles, des chalets en bois autour d'un ancien hôtel balnéaire. On aurait pu
   reconnaître, de ce côté de la ville, les tableaux brossés un siecle plus tôt par Monet,
   Bazille, Jongkind, Boudin lorsqu'ils séjournaient ici. La Normandie était le jardin de Paris
   et Le Havre, l'entonnoir ou l'on s'engouffrait alors vers l'Amérique. Claude Monet, dans les
   bassins du port, peignait son Impression soleil levant. Chefs d'orchestre, acteurs, peintres,
   hommes de lettres, hommes d'affaires, hommes d'État, voyageurs de luxe et voyageurs de
   commerce embarquaient ici sur des navires `a vapeur pour leurs tournées exotiques ou
   transatlantiques tandis que, dans les cabines de troisieme classe, s'entassaient les
   immigrants de toute l'Europe.

   A l'est, loin des souvenirs, se dressait la ville moderne : ses tours de béton, ses cheminées
   d'usines. Petit bout d'Europe rénovée, centre de production, coin de province française entre
   le monde d'hier et le monde d'aujourd'hui. C'était Le Havre, ville `a l'abandon, ville `a la
   dérive ou subsistaient, ici et l`a, les traces d'une autre histoire.

   Soudain, dans la lumiere douce de cette fin d'apres-midi, nous relevions ensemble la tete en
   entendant la sirene d'un bateau. Une sirene différente de toutes les autres ; une sirene plus
   puissante que nous avions immédiatement reconnue, si bien qu'en nous redressant, nous savions
   précisément ce que nous allions voir : le passage de ce bateau constituerait le clou de notre
   semaine, l'apothéose de cette journée délicieuse. Nous regardions glisser, entre les deux bras
   de la digue, un grand paquebot noir, blanc et rouge aux cheminées ailées. Ses lignes élégantes
   voguaient sur les flots bleus. Ce navire dégageait une impression de pureté, de souplesse,
   sans rien de commun avec les lourdes machines flottantes d'avant-guerre. Tel un ultime luxe
   français des années soixante, telle une Caravelle, une DS Citroën, ce grand bateau souple
   glissait dans le  soir. Son étrave coupait, comme un fil, la ligne des flots. Il abandonnait
   derriere lui les digues du port pour avancer, rapidement, au milieu de la rade. La sirene
   lançait `a nouveau un hurlement sourd, qui diffusait dans le corps du public navrais une
   fierté, une émotion. Toute la ville se figeait un instant sur la plage, sur les balcons.

   Le France repartait vers l'Amérique. Il traversait le décor, puis diminuait peu `a peu sur
   l'horizon. Le dernier paquebot transatlantique poursuivait son va-et-vient ; il s'en allait
   vers New York et les quais de l'Hudson avant de revenir, comme un balancier, chargé d'autres
   passagers. Nous regardions ce bateau sur la plage dans le soir tombant, sans songer `a New
   York, ni au Havre, ni `a la France, ni `a l'Amérique, ni `a l'impressionnisme, ni `a la
   pollution pétroliere, ni au destin de la marine marchande. Nous suivions sur l'horizon la
   trace de ce navire, comme notre rituel ordinaire et particulier. Il faisait doux. La mer,
   presque étale, montait encore par minuscules vaguelettes qui se laissaient tomber mollement
   sur les galets, avec un gargouillis ; puis la vague plus haute et profonde, creusée par
   l'étrave du navire, ondulait lentement jusqu'`a nous et s'écrasait en projetant des
   gouttelettes d'écume.

   Alors, assez heureux, nous allions nous rhabiller dans notre cabane de bois. Nous ramassions
   les différents objets de l'expédition, puis nous remontions en 2 CV par les rues, jusqu'`a la
   maison, jusqu'au dîner, jusqu'`a la routine de cette petite famille ou je vivais.

   

   

   

                                                                Benoît Duteurtre, Drôle de temps.