Benoît DUTEURTRE : La plage du Havre Les fossés qu'on creusait, autour des châteaux de sable, s'emplissaient aussitôt d'une eau jaunâtre. Un liquide mousseux suintait des murailles de nos forteresses qui s'affaissaient lentement dans le sol boueux. Le sable d'ici n'était pas une poudre dorée mais un limon graisseux, comme une pâte imbibée de fuel. Sur l'immense plaine de vase ou riaient les enfants, des vagues étalaient, heure apres heure, leur sélection d'hydrocarbures. Les navires pétroliers dégazaient au loin dans la baie de Seine. Nous grandissions dans l'optimisme de la croissance. L'eau de mer ou nous pataugions, en ces «années soixante», semblait destinée `a rincer les cuves des supertankers autant qu'`a recueillir nos corps de baigneurs. A quelques kilometres de la plage du Havre, les usines de la «zone industrielle» — dont on apercevait les cheminées `a l'horizon — raffinaient jour et nuit l'essence, le benzene et d'innombrables dérivés chimiques et plastiques. Au milieu des prairies s'étendaient des hectares de réservoirs cylindriques, des réseaux de tuyaux multicolores d'ou jaillissaient des flammeches rouges ornées de panaches noirs. Les troupeaux de vaches normandes paissaient autour du complexe industriel pétrochimique, puante machine `a fumée dont les excréments — eaux de refroidissement, boues toxiques — étaient vomis dans l'estuaire du fleuve par d'énormes conduits; ils coloraient les algues, empoisonnaient le poisson, coulaient lentement entre deux eaux puis s'étalaient, `a leur tour, sur le sable luisant et visqueux du Havre. A nos jeux d'enfants participaient également les eaux usées d'un quartier voisin. Au milieu de la plage, elles sourdaient du sol par une bouche d'égout. Jaillies de cette caverne, elles poursuivaient leur cours `a l'air libre, dans un ruisseau pavé qui glissait parmi les baigneurs Un liquide poisseux charriait jusqu'au rivage le trop-plein des caniveaux et les rejets de l'activité ménagere. Découvert `a marée basse, cet antique systeme d'assainissement disparaissait sous la mer `a marée haute. On en reconnaissait le cours d'apres le groupe de mouettes qui tournaient au-dessus du sillage noir. Une partie des déchets revenait avec les vagues vers la plage, melée aux eaux de lavage des pétroliers et aux boues de la zone industrielle, pour composer la poésie particuliere de l'endroit. D'autres substances arrivaient par des voies plus mystérieuses. Un jour, alors que j'accomplissais mon vingt-cinq metres nage libre, je heurtai une masse de viande rosé avariée qui flottait entre deux eaux. Je la repoussai d'une main, sans bien comprendre de quoi il s'agissait. De retour sur le rivage, j'entendis le maître nageur expliquer qu'un cadavre de cochon dérivait dans la mer. La plage du Havre est une plage immense qui fait la joie des parents et des enfants. Beaucoup d'habitants pensent que leur ville n'est pas belle ; du moins ont-ils l'avantage de la mer et la jouissance de ce littoral plein sud ou, de juin `a septembre, l'existence prend des contours délicieux. Les familles sont assises sur le monticule de galets brulants qui domine la grande étendue de vase et de détergents. Disposés sur toute la largeur de la baie — des digues du port aux falaises du cap de la Heve —, des milliers de corps rougissent au soleil, répartis par strates sociales. Pres de la digue, sous les tours de la ville moderne, se massent les ouvriers des cités. Au milieu de la plage, `a l'ombre des grandes villas « 1900» du boulevard maritime, s'agglutine un mélange de bourgeois, de commerçants, d'employés, de cadres... Plus `a l'ouest, sous le coteau verdoyant qui grimpe vers les falaises, se regroupe la riche population de Sainte-Adresse, que ses habitants surnomment parfois « le Neuilly du Havre ». Accompagné de ma mere et de ma petite sœur, je fis mes débuts sur cette plage au cours des années soixante, `a égale distance des deux extrémités, dans une aire mal déterminée ou se melaient divers fragments de la bourgeoisie et du prolétariat. Bien qu'issue d'une famille de notables, ma mere — comme ses amies, nées dans le meme milieu — adhérait `a un projet de simplicité. Leur groupe désirait se meler `a d'autres groupes et vivre simplement. Elles méprisaient l'onéreuse plage privée des « régates » de Sainte-Adresse, ou s'ébattaient des tribus de blondinets arrogants. Assez loin d'eux, nous avions constitué une colonie social-chrétienne, entre les marchands de frites et les familles jouant au basket. Nous rougissions sur les galets brulants. L'époque exigeait un bronzage intense et je m'efforçais, comme les autres, de prendre un teint hâlé. Apres quelques jours de plage, ma peau blanche de rouquin devenait écarlate. Mais les coups de soleil passaient pour une étape normale du bronzage; ces plaques douloureuses annonçaient ma prochaine réincarnation en enfant basané. J'endurais fierement les douleurs, ces nuits ou la chair devenait tellement douloureuse que je me figeais comme une momie, en attendant le matin. Apres cette épreuve, ma peau tombait en lambeaux pour laisser apparaître enfin une couleur nouvelle — non pas bronzée mais légerement roussie — et j'éprouvais un sentiment victorieux, comme si le petit Normand s'était mué en Méditerranéen triomphant. Nous rôtissions au-dessus de l'eau verdâtre, dans une nuée de cris, de jeux collectifs. A l'infini, des compositions humaines s'étalaient sur les galets, selon des combinaisons variées : retraités avec chapeaux sous des parasols; couples avec glacieres, couples avec chiens; jeunes femmes fumant des cigarettes; familles nombreuses agglutinées, tels des chiots autour de leur mere ; postes radio, romans de l'été... Fouillant sous les galets, nous trouvions parfois un ossement desséché, un morceau de verre coloré poli par la mer comme une pierre précieuse. Mais, plus souvent, les doigts se collaient sur une pellicule d'huile noire entre deux cailloux; il fallait essuyer sur d'autres galets nos mains pleines de « cambouis ». Plus bas, une grosse dame arpentait les flots d'un pas résigné, immergée jusqu'aux genoux, afin de soigner des problemes de circulation. Dans la rade passait un grand bateau poussé par les remorqueurs qu'on appelait, ici, les abeilles. La sirene lançait un cri retentissant. Un pétrolier faisait son entrée majestueuse en Europe. Il pénétrait entre les deux bras de la digue puis s'enfonçait dans le port, pres des réservoirs de gaz. Le mât du navire glissait encore entre les immeubles de la ville, avant de disparaître tout `a fait. Ma mere nous passait sur le dos un doigt de creme `a bronzer. Dessiné par l'architecte Auguste Perret, apres les bombardements de 1944, le centre du Havre forme un plan géométrique dont les avenues en béton armé se croisent `a angles droits. Perret, qui déplorait « trop de désordre » dans l'urbanisme new-yorkais, revait d'une cité parfaite, d'une modernité pure, ordonnée, rationalisée. Le Havre, sa grande œuvre, passe pour une monstruosité de l'urbanisme d'apres-guerre. Pourtant, certains jours de soleil, les vastes places aérées par les bassins du port, les boulevards bordés de tours, de cubes et de parallélépipedes, les halls d'immeubles `a colonnades de béton, les frontons décorés par Raoul Dufy adoptent une majesté classique. Le haut clocher gris de l'église Saint-Joseph évoque un gratte-ciel d'autrefois. Lorsque cette tour s'éleva, en 1949, Le Havre était encore un port transatlantique, principale tete de pont entre la France et l'Amérique. Les voyageurs des paquebots apercevaient ce clocher depuis la mer, tel un écho de Manhattan. Cinquante ans plus tard, la route des voyageurs ne passe plus par l'océan ; les paquebots ont disparu ; la tour se dresse toujours ; les symboles du Havre n'ont plus de sens. Le damier de constructions en béton conçu par Auguste Perret s'interrompt brutalement face au rivage. Derriere les tours de la «Porte Océane» s'acheve l'Europe et commence la plage du Havre : une immense étendue de galets, bordée par le boulevard maritime ; plusieurs hectares de caillasse grise entre la ville et la mer. Non pas de petits galets ronds, comme on en trouve sur les plages avoisinantes du pays de Caux, mais des galets difformes, énormes, crochus, coupants, qui écorchent les pieds ; des galets de mer mais aussi des morceaux de fer, des galets de brique, de tuile, de verre. En septembre 1944, les avions alliés déverserent des milliers de tonnes de bombes sur Le Havre, occupé par les Allemands. En quelques jours, la ville devint un immense champ de ruines, aussi méthodiquement nettoyée que Dresde ou Hiroshima. Aucune construction ne résista aux explosions ni aux flammes, sauf quelques pans de murs déchiquetés, calcinés, émergeant d'un monceau de pierres et de cadavres. Lors de la reconstruction, une partie des ruines fut rejetée vers le rivage par une armée de bulldozers; puis la mer, par le jeu des marées, commença `a polir, arrondir, rouiller, modeler ces gravats de l'ancien Havre qui constituent, aujourd'hui, l'une des substances de la plage. Les milliers de Havrais qui bronzent ici, chaque été, trônent, sans y penser, sur les restes de leurs ancetres, réduits de jour en jour `a des galets moins crochus, moins difformes, plus ronds. L'hiver, parfois, je retourne au Havre, marcher sur cette surface grise. Luttant contre le vent, je foule les résidus des siecles passés, imbibés d'huile de frites de l'été dernier. J'arpente cette étendue désertique en bordure de la ville ou l'on entend, d'un côté les automobiles du boulevard maritime et, de l'autre, le bruit du vent. Avançant vers la mer, j'atteins l'arete ou les galets amorcent une pente brusque vers le bas, découvrant la partie inférieure de la plage. Je dévale quelques metres et le bruit de la ville s'éteint, faisant place aux rumeurs de la baie de Seine : ressac, bateaux sous les nuages. Lorsque la mer monte, elle vient buter contre les galets et l'on entrevoit, dans le creux des vagues, des reflets transparents aux teintes vert bouteille, melées d'algues et de minéraux. En redescendant, la marée découvre une zone incertaine ou se melent le sable, les roches et d'innombrables flaques salées. Puis la mer recule encore, dévoilant la grande plaine brune et luisante de vase, ou l'on bâtit d'éphémeres châteaux de sable, ou l'eau s'étale en vaguelettes mousseuses. Autrefois, des pecheurs y poussaient leurs filets `a crevettes. Plus tard les détergents faisaient mousser l'eau de mer. Aujourd'hui, j'observe de bizarres créatures juchées sur des chars `a voile, fonçant sur l'autoroute de sable. Des enfants agitent leurs cerfs-volants synthétiques qui tourbillonnent bruyamment dans le ciel comme une nuée de mouches agressives avant de piquer en kamikazes vers le sol. Nos cerfs-volants étaient plus calmes mais ne s'envolaient guere. Chaque été, la plage du Havre se recouvrait de centaines de cabanes en bois. Des les premiers beaux jours, on voyait pousser sur les galets ces baraques, assemblées au fil des week-ends par des peres et des fils bricoleurs. Une vaste cité de planches s'édifiait peu `a peu `a l'ombre de la ville de béton. En dessous du boulevard maritime, d'innombrables cubes identiques s'alignaient sur la caillasse, disposés comme un damier en lignes perpendiculaires, séparées par des allées numérotées. Chaque allée de cabanes partait du boulevard et s'ouvrait `a l'autre extrémité sur la mer. Toutes les dix rangées, la série s'interrompait dans une allée plus large destinée aux édifices publics : douches, terre-pleins réservés aux poubelles, terrasses de marchands de frites, marchands de boissons. Dans les bistrots de planches, des midinettes de banlieue et des séducteurs `a lunettes noires sirotaient en maillot de bain, l'apres-midi entier. Des enfants se faufilaient sur la dalle de béton gluant pour acheter un cornet de frites, puis rejoignaient leur cabane en se glissant parmi les baraquements, dans des interstices sombres et puants. Les cabanes du Havre sont presque toutes construites sur le meme modele. Hautes de deux metres, larges de deux metres, profondes de deux metres, elles sont peintes en blanc et recouvertes d'un toit noir goudronné. L'aménagement intérieur est parfois rudimentaire ; surtout dans les familles aisées qui utilisent leurs cabanes en demi-saison, mais passent la plus grande partie des vacances loin du Havre, sur des plages ensoleillées. Au contraire, les Havrais moins favorisés utilisent cette baraque de planches durant tout l'été, comme une résidence secondaire `a bas prix, dotée d'une coquette installation. Leur cabane contient des miroirs, des tables pliantes, un portemanteau, un rideau pour se changer, de petits meubles peints, un réchaud, un éclairage au gaz, des bidons d'eau potable, des fauteuils pliants, des matelas de camping... Débarquant de bon matin pour la journée entiere, les propriétaires accomplissent un long rituel composé de séances de bronzage, bains de mer, promenade du chien, apéritifs, réceptions amicales, repas. Chaque allée de cabanes constitue une petite rue et le cœur d'un village. Les maisons de bois se font face avec leurs portes `a battants. Des tribus se constituent pour la saison et se reconstituent d'une année sur l'autre, car les familles conservent jalousement leur emplacement. Les enfants revendiquent les avantages de leur rangée : la supériorité de ses habitants, la proximité du marchand de glaces ou d'un emplacement pour stationner; la meilleure qualité du sable et des galets `a cet endroit précis de la plage, etc. Autant d'atouts incontestables qui entraînent la formation de bandes rivales et génerent parfois des conflits violents. Les planchers extérieurs, posés devant chaque cabane, offrent aux corps un espace privé supplémentaire. Ils permettent notamment d'arpenter l'allée sans s'écorcher les pieds, malgré les remarques de certains propriétaires qui voudraient interdire leur plancher aux pieds étrangers. Le plus souvent, toutefois, les familles fraternisent `a l'intérieur de chaque allée, ou regne une harmonie melée de solidarité contre les allées voisines. A la frontiere du Havre et de Sainte-Adresse, non loin des égouts, un quartier de cabanes plus importantes s'accroche au coteau, sur une herbe de terrain vague. Construites sur pilotis, ces baraques géantes comportent des étages, des terrasses couvertes. Régnant sur leur paradis de planches, quelques privilégiés y passent leurs congés face `a la mer, dans les senteurs d'eaux usées. Les enfants voient, dans ces demeures imposantes, l'image d'un luxe inaccessible. Je jouais dans la vase, le corps rouge de coups de soleil. J'étais un conquérant, un bâtisseur d'empire. Je voulais construire le plus gros château, le plus beau. Je donnais des ordres `a ma sœur qui n'obéissait pas, tandis qu'autour de nous travaillaient des quantités d'enfants mieux organisés, plus doués de leurs mains. Quelques-uns se faisaient aider par leurs parents. Munis de pelles, ceux-ci dépensaient une énergie considérable pour offrir `a leur progéniture le plus haut édifice de la plage. Les murs séchaient sous le soleil. Un instant, on croyait qu'ils allaient durcir et tenir ; puis bientôt commençait la chute lente des fortins de vase, qui s'effondraient en bouillie molle. Déj`a la mer, reprenant son mouvement ascendant, s'étendait en longues vaguelettes qui achevaient de raser, d'égaliser, d'effacer ces aventures humaines de la derniere marée. L'apres-midi finissait. La plage de sable disparaissait peu `a peu sous les flots. Nous remontions nous asseoir sur la pente de galets puis devant la cabane ou notre mere bavardait avec d'autres meres. Assises sur leurs serviettes de bain, elles tricotaient, papotaient, profitaient du bonheur d'habiter Le Havre `a cette heure précise de la journée, quand le soleil se fait plus doux et que les foules remontent en autobus vers les cités; lorsque seuls quelques groupes de femmes et d'enfants traînent encore au bord de l'eau. Les femmes ne travaillaient pas encore, dans ce milieu de bourgeoisie provinciale. Elles reproduisaient assez fidelement les modeles hérités de la génération antérieure. Fiancées, mariées, meres de famille, elles bavardaient côte `a côte en bronzant. Leur conversation trahissait toutefois — on était autour de 1968 —un besoin diffus de changement. Elles se posaient des questions nouvelles; elles se voulaient plus libres, moins bourgeoises, affranchies de certaines conventions ; elles découvraient le droit des femmes, revaient de «travailler», ce qui occasionnait de vives discussions. Elles s'engageaient dans l'action sociale, revaient d'abolir leurs privileges ; elles recevaient `a dîner des pretres-ouvriers, faisaient cotiser leurs enfants pour le tiers-monde, prônaient la paix, l'égalité, l'amour universel. Elles entrevoyaient une façon nouvelle de décrypter la vie fondée sur l'écoute mutuelle, la simplicité sociale. Elles glissaient volontairement des galets chics de Sainte-Adresse vers la foule vivante de la digue. Présentement, nous nous trouvions au centre de la plage, et ces jeunes femmes découvraient, surtout, la matiere qui allait, au cours des années suivantes, occuper une place croissante dans leur conversation : la psychologie. Échappant `a l'ombre vertueuse de leurs meres, elles envisageaient l'humain sous un éclairage nouveau, découvraient les territoires troubles de V inconscient. Elles lisaient avec audace des ouvrages récents sur la sexualité dans le mariage (et bientôt sur la sexualité tout court), qui se melaient, tant bien que mal, `a leur éducation de bourgeoises catholiques françaises. Elles balançaient entre deux mondes, portaient des maillots de bain `a une seule piece, s'enduisaient de lotions solaires, mais point trop (une jeune chrétienne bourgeoise éprise d'action sociale conserve `a sa peau une dureté naturelle). Elles portaient parfois des lunettes noires, plus modernes que chrétiennes. Elles attendaient leur mari qui les rejoignait en sortant du travail pour un dernier bain de mer, avant de rentrer `a la maison. A six heures du soir, ils arrivaient, jeunes hommes sérieux, apprentis peres de famille, affairés onze mois par an dans leur médecine, leur bureau, leurs affaires. Mon pere avait trimé toute la journée avec énergie. Il s'était donné `a son devoir et nous retrouvait sur cette plage de ruines pour prendre, `a son tour, un bain d'eau salée, plonger la tete dans cette soupe immonde et tonique, puis s'allonger sur les galets aupres de sa femme, aupres de ses enfants ; demeurer enfin étendu au soleil, sans penser `a la journée passée ni au lendemain. Éprouver un délicieux bien-etre, le bien d'etre son corps, le plaisir de respirer, d'avoir chaud, de sentir le sel sur sa peau tandis que la mer, avec acharnement, continuait `a pousser les galets vers le haut, avant de les redescendre vers le bas. Chaque été, nous retrouvions ces rangées de cabanes, ces galets, ce cambouis comme autant de données éternelles de l'existence. Nous formions nous-memes un fragment de la plage du Havre et rien ne pouvait briser ce sentiment d'unité. A l'approche de l'adolescence, les premiers doutes apparurent : je découvris soudain qu'il était possible de dénigrer ce rivage. Je compris que je n'aimais guere cette ville, lassé de croiser chaque jour les memes visages familiers qu'on retrouvait au lycée, dans les magasins, dans les soirées. Partir ailleurs, oublier cette cité étroite, laborieuse ; cette plage immonde et ses galets crochus, son huile `a frites, sa vase pétroliere, son manque d'attrait notoire. A ce premier stade de fracture, je regardais Le Havre comme une prison pleine de laideur et revais de m'enfuir vers des beautés plus convenues : des boulevards parisiens, des rivages italiens ; ou ces grands hôtels proustiens qu'on apercevait par temps clair, de l'autre côté de la baie de Seine. Peu `a peu, je compris que l'affaire était plus compliquée. Ma ville natale était l'objet d'une permanente et violente bataille entre ses défenseurs et ses détracteurs dans laquelle il était difficile d'adopter un parti : d'un côté, certains Havrais voulaient absolument se persuader — et nous convaincre — que leur ville était exquise et leur plage enchanteresse simplement parce qu'ils y habitaient depuis toujours, n'envisageaient rien d'autre et préféraient, jusqu'`a la mort, sublimer leur existence telle quelle. A l'inverse, les jeunes bourgeois de Sainte-Adresse répétaient obstinément que tout était mieux ailleurs, que leurs cousins vivaient « `a Paris », qu'ils possédaient une villa «sur la Côte d'Azur», que Le Havre ne présentait aucun intéret, sinon pour les affaires, qu'ils ne fréquentaient cette ville que par nécessité et avec le plus grand mépris. J'hésitais de plus en plus, `a la croisée de leurs feux nourris : sur ma gauche, le provincialisme exalté du Havrais béat ; sur ma droite, les gosses de riches de Sainte-Adresse, juchés sur leur îlot anti-havrais. Sans plus savoir ou mon cœur balançait, je préférais prôner ce que les autres dénigraient. Quand les bourgeois de Sainte-Adresse ironisaient sur la populace de la digue, je me précipitais pres de la digue pour humer la bonne odeur du pétrole, écouter le chant des mobylettes, boire un pastis chez Polo, déguster un cornet de frites aux Croustillons Victor. Mais des que j'arrivais `a la digue, sur le parking ou se déversaient les cités de banlieue en équipée balnéaire, j'avais envie de m'enfuir ailleurs, loin du Havre, vers ma plage italienne ou mon hôtel proustien... Apres quelques minutes de mélancolie, je relevais les yeux vers le port ou j'admirais le mouvement des navires, les réservoirs de gaz et leurs flammeches. Reprenant mon vélo, je m'enfonçais pres des bassins déserts, le long d'immenses cales seches, ou dégringolaient de petits escaliers rouilles contre la quille des navires ; j'arpentais les terre-pleins jonchés d'objets fantastiques : hélices de navires grosses comme des maisons, rouleaux de câbles larges comme des troncs d'arbres, tas de charbon hauts comme des montagnes... J'aimais quelque chose au Havre : cette ville sans charme, dressée au bord de l'eau comme une question sur le monde. Ces tours de béton et ces villas bourgeoises, ce grand port moderne pour porte-containers et ce vieux port de voyageurs, abandonné sur la route de l'Amérique, cette trop grande sous-préfecture, cette cité industrielle de nulle part, cette ville de pecheurs, de Normands, d'Alsaciens, de Bretons, d'Algériens. Cette juxtaposition de populations et de quartiers, d'usines et de faubourgs ouvriers, cette accumulation de mouvements historiques et géographiques, interrompus et condensés face `a l'océan. Dans les années quatre-vingt, sur la plage du Havre, les enseignes de marchands de frites disparaissaient derriere des enseignes asiatiques. Sous les baraquements de planches s'implantaient des commerçants du Mékong, vendant des repas exotiques et des boissons fraîches. Des familles de Hanoi ou de Saigon avaient échoué sur les galets et les ossements du Havre ; et je me demande comment elles regarderent, pour la premiere fois, cette grande plage pauvre ou s'accrochait leur destin ; comment elles trouverent ce vent normand qui n'est jamais tout `a fait chaud, meme l'été; comment elles se résignerent `a vivre ici. A la meme époque, la plage devint graduellement plus propre; du moins selon les relevés des services sanitaires qui, chaque été, annonçaient l'exceptionnelle salubrité de l'eau de mer havraise. La marée apportait toujours son lot de bidons en plastique, morceaux de bois et de ferraille, bouquets d'algues noires enchevetrées... Mais désormais des bataillons de nettoyeurs éliminaient, chaque matin, ce flux moderne de déchets. Les pétroliers ne dégazaient plus dans la baie de Seine. Seule une lointaine marée noire rappelait, de temps `a autre, les cauchemars de l'hydrocarbure, auxquels on avait quelques raisons de préférer la centrale nucléaire. Les égouts ne s'écoulaient plus au milieu des baigneurs. Le cambouis se faisait rare. Les grands épis de fer rouillé, enfoncés dans la plage pour briser les vagues, furent remplacés par des épis de pierre, harmonisés aux teintes grises des galets. Le port s'enfonçait vers des zones plus lointaines de l'estuaire. Des navires entierement automatisés y déchargeaient leur cargaison, selon un horaire rapide et précis. Les marins ne descendaient plus `a terre. Autour des bassins, sur d'immenses espaces grillagés, s'accumulaient les containers en acier remplis de magnétoscopes fabriqués `a Taiwan, d'appareils photographiques japonais, de computers américains et peut-etre meme de quelques marchandises exotiques du port d'autrefois : bois précieux, sacs de café, balles de coton, régimes de bananes pleins de serpents venimeux congelés... Il fallait réapprendre `a rever devant ces empilements de boîtes toutes semblables, saisies par des élévateurs silencieux, chargées sur des trains ou sur des camions. Le long des vieux bassins abandonnés de l'ancien port, quelques cargos sans pavillon croupissaient : navires soviétiques en perdition, ukrainiens, russes ou lettons, incertains de leur appartenance depuis l'éclatement de l'URSS. Des marins sans uniforme arpentaient les pontons rouilles, bricolaient, trafiquaient, en attendant une décision. En ville, les dockers manifestaient pour les avantages acquis d'une profession morte. Dans les faubourgs, des usines fermaient. De modernisation en reconversion, une pauvreté nouvelle s'étendait; le chômage s'installait ; les skinheads attaquaient ; les voitures étaient toujours plus nombreuses. Sur le front de mer, le décor se rénovait. Les grandes villas 1900 du boulevard maritime se transformaient en résidences de copropriété. Des entrepreneurs modernes divisaient ces châteaux bourgeois en appartements, remplaçaient les fenetres `a croisillons par de grandes baies `a double vitrage, et baptisaient leurs immeubles : « résidence Claude-Monet », « résidence Georges-Braque », en hommage aux peintres navrais. En 1992 commencerent d'importants travaux destinés `a réhabiliter la plage. Depuis des années, une rumeur parcourait la ville selon laquelle cette baie n'était pas suffisamment mise en valeur. Au cours des années d'apres-guerre, les habitants du Havre s'étaient accommodés d'une plage négligée, comme s'il ne pouvait en etre autrement, dans cette cité industrieuse : l'essor du complexe pétrochimique imposait ses rejets comme un mal nécessaire. Désormais, l'humanité soignait son image, revait d'une seconde nature. La crise industrielle stimulait l'industrie de la propreté. Face `a la production exponentielle de déchets, le commerce touristique et sportif trouvait son style. A la veille du troisieme millénaire, les habitants de cette ville et ses autorités estimaient mériter, comme les autres, un véritable espace vacances, calqué sur le modele des plages idéales. Il fut question de transformer en promenade piétonniere le boulevard maritime, ou le flux automobile était devenu tres dense. Ce projet hostile `a la circulation fut abandonné et les autorités municipales opterent pour un autre projet consistant `a isoler la plage du boulevard grâce `a une dune artificielle. Un chantier complexe permit d'édifier, au milieu des galets, une bizarre colline de sable, sur laquelle furent plantées des touffes d'herbe sauvage qui rappelaient les lointains rivages des Landes ou du Pas-de-Calais. Le chantier dura trois années : « Un espace de liberté de neuf cents metres de longueur ne se construit pas en un clin d'œil », titra un journal local. Les architectes décorateurs firent creuser, au pied de la dune artificielle, une riviere artificielle, peuplée d'algues et de roseaux évoquant la pureté des cours d'eau campagnards. Malheureusement, les milliers de Havrais qui se rendaient `a la plage dégraderent rapidement ce faux-cours-d'eau-sauvage au milieu des galets. Le pipi d'enfants, les cornets de papier ruinaient, `a la belle saison, le charme du ruisseau. Des frites nageaient parmi les algues, des bancs de mégots glissaient entre les roseaux. A contrecœur, les autorités havraises durent protéger la riviere et les dunes par des barrieres et des grillages, qui rompent quelque peu la poésie du concept. Derriere la dune, côté mer, la nouvelle plage du Havre ne manque pas d'attrait. Une promenade édifiée sur les galets permet d'arpenter le rivage en suivant le mouvement de la mer et des navires. On aperçoit, `a l'horizon, Deauville et Trouville. Raccourcies et rénovées lors des travaux d'aménagement, les rangées de cabanes ont perdu leur aspect de bidonville urbain, au profit d'un caractere plus immédiatement balnéaire. Les bistrots de planches sont bordés de «jardins `a l'anglaise» ; on reconnaît, au milieu des pelouses, les enseignes d'anciens marchands de frites — Chez Polo —, de boutiques vietnamiennes — Le Lotus, Le Mékong —, ainsi qu'une nouvelle vague de bistrots rétro évoquant Le Havre des années trente, tel le bar Frascati (du nom de l'hôtel disparu ou Louis-Ferdinand Céline venait écrire en regardant les bateaux). Lassés par les visions futuristes d'Auguste Perret, les Havrais revent des rues d'avant-guerre qu'ils n'ont pas connues. Quelques vieillards se souviennent encore de cette ville perdue, de la gare maritime et des transatlantiques. Les enfants d'aujourd'hui se remémoreront la riviere d'algues et de mégots, les terre-pleins pour containers. Chaque époque a les reves qu'elle peut; la nostalgie s'accroche `a n'importe quoi. Et moi-meme, en arpentant `a nouveau la plage du Havre, je me rappelle, avec une curieuse mélancolie, le flot d'ordures coulant parmi les baigneurs. Le grand parking de la digue est toujours l`a, avec ses glaces Ortiz, ses croustillons Victor, ses accents, ses odeurs de saucisses et de mobylettes. J'aperçois Sainte-Adresse, `a l'autre extrémité, avec ses bandes de véliplanchistes, ses blondinets mi-français, mi-californiens. Mais une longue promenade, bordée de jardins `a l'anglaise, relie désormais les deux extrémités de la plage et, sans doute, d'un bout `a l'autre, les vetements, les autos, les conversations se ressemblent davantage aujourd'hui qu'hier. Il serait peu raisonnable de le regretter Le soleil tombait. Nous demeurions nus sur les galets, serrés les uns contre les autres comme des oiseaux sur une branche, petite famille du XX^e siecle au milieu d'une plage de gravats, dans la lumiere fraîche et trouble de la baie de Seine. A l'ouest, vers Sainte-Adresse, la côte verdoyante s'élevait jusqu'au cap de la Heve, vers les falaises du pays de Caux. Sur les pentes s'alignaient de grandes demeures `a colombages, des manoirs `a tourelles, des chalets en bois autour d'un ancien hôtel balnéaire. On aurait pu reconnaître, de ce côté de la ville, les tableaux brossés un siecle plus tôt par Monet, Bazille, Jongkind, Boudin lorsqu'ils séjournaient ici. La Normandie était le jardin de Paris et Le Havre, l'entonnoir ou l'on s'engouffrait alors vers l'Amérique. Claude Monet, dans les bassins du port, peignait son Impression soleil levant. Chefs d'orchestre, acteurs, peintres, hommes de lettres, hommes d'affaires, hommes d'État, voyageurs de luxe et voyageurs de commerce embarquaient ici sur des navires `a vapeur pour leurs tournées exotiques ou transatlantiques tandis que, dans les cabines de troisieme classe, s'entassaient les immigrants de toute l'Europe. A l'est, loin des souvenirs, se dressait la ville moderne : ses tours de béton, ses cheminées d'usines. Petit bout d'Europe rénovée, centre de production, coin de province française entre le monde d'hier et le monde d'aujourd'hui. C'était Le Havre, ville `a l'abandon, ville `a la dérive ou subsistaient, ici et l`a, les traces d'une autre histoire. Soudain, dans la lumiere douce de cette fin d'apres-midi, nous relevions ensemble la tete en entendant la sirene d'un bateau. Une sirene différente de toutes les autres ; une sirene plus puissante que nous avions immédiatement reconnue, si bien qu'en nous redressant, nous savions précisément ce que nous allions voir : le passage de ce bateau constituerait le clou de notre semaine, l'apothéose de cette journée délicieuse. Nous regardions glisser, entre les deux bras de la digue, un grand paquebot noir, blanc et rouge aux cheminées ailées. Ses lignes élégantes voguaient sur les flots bleus. Ce navire dégageait une impression de pureté, de souplesse, sans rien de commun avec les lourdes machines flottantes d'avant-guerre. Tel un ultime luxe français des années soixante, telle une Caravelle, une DS Citroën, ce grand bateau souple glissait dans le soir. Son étrave coupait, comme un fil, la ligne des flots. Il abandonnait derriere lui les digues du port pour avancer, rapidement, au milieu de la rade. La sirene lançait `a nouveau un hurlement sourd, qui diffusait dans le corps du public navrais une fierté, une émotion. Toute la ville se figeait un instant sur la plage, sur les balcons. Le France repartait vers l'Amérique. Il traversait le décor, puis diminuait peu `a peu sur l'horizon. Le dernier paquebot transatlantique poursuivait son va-et-vient ; il s'en allait vers New York et les quais de l'Hudson avant de revenir, comme un balancier, chargé d'autres passagers. Nous regardions ce bateau sur la plage dans le soir tombant, sans songer `a New York, ni au Havre, ni `a la France, ni `a l'Amérique, ni `a l'impressionnisme, ni `a la pollution pétroliere, ni au destin de la marine marchande. Nous suivions sur l'horizon la trace de ce navire, comme notre rituel ordinaire et particulier. Il faisait doux. La mer, presque étale, montait encore par minuscules vaguelettes qui se laissaient tomber mollement sur les galets, avec un gargouillis ; puis la vague plus haute et profonde, creusée par l’étrave du navire, ondulait lentement jusqu'`a nous et s'écrasait en projetant des gouttelettes d'écume. Alors, assez heureux, nous allions nous rhabiller dans notre cabane de bois. Nous ramassions les différents objets de l'expédition, puis nous remontions en 2 CV par les rues, jusqu'`a la maison, jusqu'au dîner, jusqu'`a la routine de cette petite famille ou je vivais. Benoît Duteurtre, Drôle de temps.