Jean-Paul DUBOIS : Une vie française





                            Mai 1968 vu par la littérature contemporaine

   

   

   A quoi bon maintenant parler de scolarité, ce purgatoire de l'adolescence. L'époque, sur ce
   point, était intraitable, stricte, austere. Il fallait apprendre. A tout prix. Et sans
   fantaisie. Apprendre tout et son contraire. Le grec, le latin, l'allemand, l'anglais, le saut
   `a l'élastique, la corde `a noeuds, les plissements hercyniens, le pic de la Maladetta, le
   mont Gerbier-de-Jonc, Ovide, Dicunt Home-rum cacum fuisse, Charles le roi, notre empereur
   Magne/Sept ans tout plein est resté en Espagne/, ax^2 + bx + c, Quand deux verbes se suivent
   le second se met `a l'infinitif, Fontenoy, Richelieu, >> begin, began, begun<<, >> hujus, huic,
   hoc, hac, hoc<<, Ich weisse nicht was es bedeuten soll, la caverne de Platon, le triangle
   isocele, a^3 + 3a^2 b + 3ab^2 + b^3, tarse, métatarse, Ideoprecor beatam sem-per virginem, How
   oldareyoui.

   A ce rythme-l`a, vieux, nous l'étions avant l'âge. Apprendre `a marche forcée, apprendre `a
   manger sans mettre les coudes sur la table, `a nager sur le ventre, sur le dos, sur le côté,
   `a se tenir droit, `a ne pas mettre les doigts dans son nez, `a ne pas répondre, `a se taire,
   `a se contrôler, bref, comme on disait `a l'époque, >> apprendre `a etre un homme <<.
   Étrangement, cette éducation passait par l'Angleterre, territoire flottant et initiatique ou
   tout petit bourgeois était censé parfaire sa premiere ou seconde langue, appendice qu'il
   s'empressait, sitôt le Channel franchi, de fourrer dans la bouche de la premiere Londonienne
   venue. Vers l'âge de quinze ou seize ans nous avions, donc, tous les yeux déj`a rivés sur les
   falaises de Folkestone, avides de connaître enfin ces prometteuses Anglo-Saxonnes dont on nous
   avait instruits qu'elles n'avaient pas froid aux yeux.

   Il faut s'imaginer la France d'alors, une 403 bleu marine ou grise, intérieur en velours ras,
   de Gaulle au volant, les deux mains sur le cercle, Yvonne `a ses côtés, le sac `a main sur les
   genoux, et nous, nous tous, derriere, en proie aux nausées des promenades dominicales, `a
   l'ennui vertigineux d'un avenir déj`a démodé. Paul VT au balcon et Pompidou `a l'accordéon,
   indécrottable Premier ministre, éternel porte-coton de la V^e République. Oui, nous tous `a
   l'arriere, les vitres légerement entrouvertes pour nous faire tenir tranquilles et surtout
   éviter les remous d'air. La France ressemblait `a ces familiales au dessin un peu raide, ces
   berlines de petits notaires ou d'employés de l'Etat, tristes `a périr, conduites sans exces ni
   fantaisie par un général catholique toujours prompt `a rétrograder les vitesses dans l'ordre
   de la grille, et qui, le reste du temps, vivait dans les téléviseurs Grandin. Je vous parle
   d'un pays aujourd'hui bien plus englouti que l'Atlantide, un pays avec des sommiers de laine,
   des Mobylette jaunes, de l'huile d'olive vendue au détail, des bouteilles consignées, un pays
   ou il n'y avait rien de louche ni de scandaleux `a payer une voiture avec de l'argent liquide,
   lequel ne provenait pas de revenus illicites ou de bénéfices dissimulés au fisc, mais de
   longues années d'économies. Le vendeur remplissait le bon de commande, l'acheteur glissait la
   main dans la poche de sa veste, en sortait plusieurs liasses reliées par des épingles,
   recomptait les billets aussi larges que des serviettes de restaurant et concluait l'affaire.
   Oui, c'est ainsi que l'on achetait des voitures, ou des gazinieres et meme des maisons. Avec
   des imposantes feuilles de papier coloriées et craquantes comme des biscottes. Certaines fins
   de semaine, mon pere rentrait `a la maison avec la recette de la journée. Il était alors plus
   chargé qu'une diligence de la Wells Fargo. Ces soirs-l`a, j'attendais que tout le monde dorme,
   et discretement, tel un Fantomas domestique, je prélevais quelques petites coupures dans le
   mael-strôm de ce magot.

   Chez Simca, apres la valse des V8, la folie des grandeurs et la vie de château, on était
   revenu `a des ambitions et des appellations plus modestes. Ainsi, mon pere ne vendait plus des
   Chambord, des Versailles et des Beaulieu mais plus prosaiquement des Simca 1000, 1100, 1300 et
   1500. L'enseigne sur la façade continuait `a briller Jour et Nuit. Mais il y avait dans sa
   lumiere quelque chose d'encore imperceptible qui, pourtant, disait qu'une époque était en
   train de finir, et qu'une autre, encore indéfinissable, fragile, pareille `a un parfum
   naissant, flottait dans l'air de ce pays.

   Pour ma part, je fis ma révolution personnelle durant l'été 1965. Sur les conseils de mon
   professeur de langue, mes parents consentirent `a m'expédier un mois durant dans le giron
   éducatif d'une sinistre famille sise Atwater Street, `a East Grinstead, trou sans fond, situé
   `a une heure au sud de Londres.

   Mes hôtes s'appelaient les Groves. James et Eleonor Groves. Ils avaient pour particularité de
   bavarder `a tort et `a travers - mais, comme disait Beckett : >> Apporter de la voix, n'est-ce
   pas déj`a le premier degré de la compagnie ? << -, de boire des hectolitres  de gin et de
   sentir en permanence la transpiration. Pour se déplacer ils possédaient une Borgward deux
   portes dont on ne savait, jamais que penser quel que fut l'angle sous lequel on la
   considérait. Outre leur penchant pour l'alcool, et peut-etre meme `a cause de cela, les Groves
   étaient des gens extremement décontractés, sans aucun a priori éducatif, comprenant
   parfaitement qu'un jeune Français en vacances puisse découcher d'East Grinstead aussi souvent
   et aussi longtemps qu'il le désirait, pourvu qu'il fasse attention `a regarder du bon côté en
   traversant la rue. Aujourd'hui encore je sais infiniment gré `a ces alcooliques malodorants de
   m'avoir permis de découvrir, l'espace d'un mois, ce que des gens recherchent parfois en vain
   durant toute une vie : le sexe, l'amour, le rock and roll et la joie absolue d'etre soi.

       Pour la premiere fois, j'avais vraiment la sensation d'exister. J'éprouvais cette griserie
   permanente qui me donnait toutes les audaces. Parler `a des filles, marcher en les tenant par
   l'épaule, se les embrasser, caresser leurs incroyables seins, glisser une main sous leurs
   intimidantes jupes et, lorsque la chance me souriait, toucher enfin au but, ressentir cette
   trop breve électrocution qui faisait désormais de vous un homme et vous autorisait, le moment
   venu, `a rentrer la tete haute dans vos foyers. Durant ces trente jours exceptionnels, sans
   famille ni patrie, je grésillais de cette meme vitalité que doit ressentir le papillon au
   sortir de sa chrysalide.

   Dans la journée, je traînais dans le secteur de Carnaby Street ou bien pres d'un vieux bowling
   enfoui pres de Piccadilly, et le soir, j'essayais de me faufiler dans les boîtes de rock et de
   rythm and blues disséminées dans Soho. En repensant aux trois événements marquants que j'eus
   `a connaître durant cet été 1965, je me dis que les dieux d'East Anglia, vraiment, étaient
   avec moi.

   Lorsque je décidais de ne pas rentrer `a East Grinstead, les Groves m'avaient donné pour
   consigne de dormir chez l'une de leurs amies, Miss Postelthwaith, une femme charmante qui
   mettait `a ma disposition l'un des lits les plus confortables dans lesquels il m'ait jamais
   été donné de dormir. Lucy Postelthwaith possédait l'élégance patinée de ces femmes `a mi-vie
   qui n'ont jamais manqué de rien. Son éducation et ses manieres semblaient irréprochables au
   point meme qu'elle évitait de m'embarrasser avec son anglais oxfordien et s'adressait
   essentiellement `a moi par signes et par sourires, comme le font naturellement les
   ressortissants des vieux pays colonisateurs lorsqu'ils tentent de prendre langue avec des >>
   sauvages <<. Je me sentis tres vite `a l'aise dans cet appartement cosy ou nul ne me demandait
   jamais rien. Parfois, le matin, Lucy me préparait un petit déjeuner continental qu'elle
   m'apportait dans ma chambre. Un matin, elle entra tandis que, nu et bouillonnant d'une stupide
   seve adolescente, j'utilisais son incroyable matelas comme un trampoline qui `a chaque
   impulsion m'envoyait presque dinguer au plafond. Lucy ne fut pas choquée par ce spectacle
   rebondissant. Elle se contenta de déposer son plateau sur la commode, de s'asseoir sur le
   fauteuil et de m'encourager d'un sourire explicite `a continuer mes exercices.

   Lorsque je fus `a bout de souffle, elle fit mine d'applaudir et m'adressa ce que je devinais
   etre un compliment dans lequel figurait le mot >> spring <<. J'étais convaincu qu'elle me
   félicitait pour mon >> ressort <<, `a moins qu'elle ne s'inquiétât pour ceux de son matelas.
   Entre nous, ce jeu devint tres vite une habitude, et chaque fois que je dormais chez elle,
   Lucy Postelthwaith entrait le matin dans ma chambre avec son plateau et, tel un petit soldat
   observant le reglement, mon machin au grand air, je la régalais pendant cinq bonnes minutes du
   spectacle gymnique de mes couilles `a ressorts. Avec toujours ce meme sourire de bon aloi,
   Lucy les regardait valser. Parfois, par pure gentillesse, elle me glissait une dizaine de
   livres dans la poche. Je me voyais déj`a, jeune homme étincelant et précoce, `a l'orée d'une
   prometteuse carriere de gigolo.

   Ma seconde expérience fut de nature plus troublante. Dans le fameux bowling dont j'ai parlé
   plus haut, un apres-midi, je rencontrai une Française un peu plus âgée que moi, elle aussi en
   stage de perfectionnement de langue. C'était une fille assez commune, aux attaches solides,
   mastiquant sans grâce un chewing-gum rosâtre, et dont on remarquait surtout le buste
   intimidant. Elle était vetue d'un petit shetland moulant et d'une jupe écossaise `a
   portefeuille. Je ne sais plus par quel concours de circonstances nous nous retrouvâmes dans
   les derniers rangs d'une salle de cinéma qui projetait un film américain dans lequel jouait
   David Niven. Nous nous connaissions `a peine depuis deux heures et pourtant nous nous
   embrassions comme des forcenés, comme si notre vie en dépendait. Ma main brassait son
   imposante poitrine tandis que la sienne me branlait avec une précision enthousiasmante.
   J'avais l'impression qu'une poignée de truites arc-en-ciel gigotaient dans mon pantalon.
   Subjugué par la vitalité de ce vivier et désireux de retarder une échéance dont je pressentais
   l'imminence, j'essayais d'oublier ces délices en me concentrant sur les cinématographiques
   aventures de David Niven. Mais cette méthode me fut d'un bien pietre secours et j'explosai
   bien avant que le héros du film ait eu le temps d'allumer la meche de la dynamite qu'il
   manipulait depuis un bon moment. Voil`a ou nous en étions lorsqu'elle glissa sa main dans mon
   dos et entreprit de me caresser les reins. Elle me massait de la meme façon qu'elle malaxait
   son chewing-gum : sans désemparer. Je n'imaginais pas qu'une femme ait jamais fait ça `a un
   homme dans une salle de cinéma. Et je ne pouvais davantage envisager que son majeur, vif et
   roublard, allait se faufiler entre mes fesses et, en une fraction de seconde, se planter en
   plein coeur de mon orifice anal. Personne ne m'avait jamais dit que des femmes pouvaient faire
   pareilles choses et surtout que les hommes y trouvaient leur compte. Aussi, souffle coupé,
   yeux écarquillés, je me redressais sur mon siege comme un ressort (sans doute mon fameux >>
   spring <<). Sitôt passé le choc de la surprise, je pris la main de la jeune fille et la serrais
   fort dans la mienne, plus pour me préserver d'une nouvelle attaque que pour lui témoigner une
   quelconque marque de tendresse ou d'affection. Et tandis que le film traînait en longueur, je
   pensais qu'un seul garçon au monde pourrait un jour faire le bonheur d'une fille pareille :
   mon ami David Rochas.

   Sinika Vatanen n'avait rien `a voir avec ce couple-l`a. Elle était simplement la fille la plus
   douce, la plus belle, la plus élégante de la terre. Finlandaise aux longs cheveux noirs et aux
   yeux verts, native de Tampere, elle aussi était l`a pour parfaire un anglais déj`a fort
   convaincant. Nous nous étions rencontrés sur les galets de la plage de Brighton et nous avions
   immédiatement décidé de faire notre vie ensemble sans meme nous en parler tant `a quinze ans
   ces choses-l`a se voient au premier coup d'oeil.

   Nous nous étions aimés des la premiere seconde et, bien sur, resterions inséparables jusqu'`a
   l'instant de notre mort. Une semaine durant, nous vécumes ainsi, couchés l'un sur l'autre,
   l'un dans l'autre, l'un `a côté de l'autre, dans les bras l'un de l'autre. Quand elle me
   caressait, j'avais le sentiment de glisser sur de l'eau. Nous marchions sur les piers qui
   avançaient vers la mer. J'avais oublié le visage de mes parents, la mort de mon frere,
   l'existence des Groves et meme les réveils bondissants chez Miss Postelth-waith. Je n'étais
   plus que ce M. Vatanen dont toute l'Angleterre parlait, l'amant de la plus belle femme du
   monde, cet incroyable séducteur toulousain qui, `a quinze ans, avait déj`a tout expérimenté de
   la vie, du >> spring << matinal au toucher anal, en passant par le rôti vaginal. J'étais ce M.
   Vatanen quittant sa famille, son pays, abandonnant ses études, pour aller s'installer dans les
   sep-tentrions, au pays de la neige et des glaces, aupres de cette femme unique qu'il aimerait
   et protégerait jusqu'`a la fin de sa vie. Bien plus tard, dans un livre dont j'ai oublié
   l'auteur, je lus cette phrase : >> L'aisance, c'est de n'etre jamais contraint de se donner `a
   fond. << Ces quelques mots me firent aussitôt penser `a Sinika Vatanen. Ils lui rendaient
   hommage mieux que je n'aurais jamais su le faire.

   Notre histoire se termina de la plus simple des façons : elle prit son ferry pour la Finlande
   et moi, le mien, pour mon pays. Sitôt rentré, j'annonçais `a mes parents ma décision de partir
   vivre `a Tampere. Ils me conseillerent d'aller prendre une douche avant  de passer `a table.
   J'écrivis `a Sinika pendant trois ou quatre mois. Elle m'envoya des poemes et des photos
   d'elle. Puis, un jour, elle y ajouta un cliché de son chien qui ressemblait `a une sorte de
   vieille banane en peluche. Je ne saurais dire en quoi la vue de cet animal transfigura mes
   sentiments, mais, en l'espace d'une seconde, la plus aimée, la plus douce et la plus belle
   femme du monde sortit définitivement de mon coeur et de ma vie.

   Sans doute étais-je en train de devenir un petit homme, avec tout ce que cela sous-entendait
   comme arrangements avec la dignité. Je poursuivis en tout cas des études ennuyeuses en
   écoutant les Rolling Stones, Percy Sledge, Otis Redding, tandis que la France s'accommodait
   tant bien que mal d'un troisieme et meme d'un quatrieme gouvernement Pompidou. Dans les
   manifestations paysannes du Midi, l'on commençait `a entendre tinter le fringant et rustique
   slogan >> Pom-pi-dou, pompe-`a-merde, pompe-`a-sous ! << De Gaulle, lui, habitait toujours dans
   les Grandin qui s'appelaient maintenant Téléavia, Ducretet-Thomson ou Grundig. Il disait des
   choses comme : >> La mano en la mano <<, >> Vive le Québec libre <<, >> L'Europe de l'Atlantique `a
   l'Oural <<, ou enfin >> Israël est un peuple sur de lui et dominateur <<. Plus j'écoutais cet
   homme, plus je le regardais fendre les foules avec son képi de gardien de square, plus il me
   paraissait habiter sur une autre planete et s'adresser aux pensionnaires imaginaires d'un zoo
   désaffecté. Dans les surboums d'alors on appelait les parents dépassés par leur époque, les >>
   vieux <<, les >> croulants <<. Le lider maximo, pere d'une patrie gérontophile, était, lui,
   simplement devenu une sorte de momie caractérielle vetue de bandelettes kaki. Qu'ajouter
   d'autre ? Peut-etre ceci : `a l'occasion de ses déplacements, le Général avait abandonné
   l'ancienne Simca Régence présidentielle aux ailes impériales, pour voyager désormais en DS
   Citroën carrossée par Chapron. Ce changement s'opéra, bien sur, au grand regret de mon pere,
   républicain, certes, mais concessionnaire avant tout. Je serais bien incapable de dire ou
   j'étais et ce que je faisais lorsque, en 1963, J. F. Kennedy fut assassiné. En revanche je me
   souviens parfaitement de ce dîner en famille quand, le 8 novembre 1967, la télévision annonça
   la mort d'Ernesto Che Guevara. C'était, il me semble, la premiere fois qu'`a l'heure du repas,
   l'on montrait le cadavre d'un homme avec autant de désinvolture. Je revois les images de ce
   corps troué de balles, allongé et exhibé devant les caméras, pour que chacun soit instruit,
   sans le moindre doute possible, de la mort du guérillero, mais aussi pour que tous comprennent
   que les sentiers de la révolte étaient des voies sans issue. Il y avait une volonté patente
   d'édification, de mise en garde menaçante, dans cet avis de déces. Ces images-l`a s'ajoutaient
   `a bien d'autres arrogances militaires, éclats barbares, coups d'État, et partout dans le
   monde occidental sourdait un courant de rébellion. Ce vent de sédition, encore irrégulier,
   fantasque, tourbillonnant, sortait de nos vies minuscules, se formait souvent `a partir de
   choses insignifiantes, petites dépressions individuelles, désaccords familiaux, culturels ou
   éducatifs. La prise de conscience politique demeurait encore balbutiante, mais une génération
   était en train de naître qui ne voulait plus qu'on lui coupe les cheveux en brosse, pas
   davantage qu'on lui taille sa vie au carré ou qu'on la traîne `a l'église. Une génération
   avide d'équité, de liberté, brulant de prendre ses distances d'avec ses dieux et ses vieux
   maîtres. Une génération, oui, vraiment `a cent mille lieues de la précédente. Jamais, sans
   doute, n'y eut-il, dans l'histoire, une rupture aussi violente, brutale et profonde dans le
   continuum d'une époque. 1968 fut un voyage intergalactique, une épopée bien plus radicale que
   la modeste conquete spatiale américaine qui ambitionnait simplement d'apprivoiser la Lune. Car
   en ce mois de mai, il s'agissait ni plus ni moins que d'embarquer, au meme moment, sans budget
   particulier, ni plan concerté, ni entraînement, ni führer, ni caudillo, des millions d'hommes
   et de femmes vers une planete nouvelle, un autre monde, ou l'art, l'éducation, le sexe, la
   musique et la politique seraient libérés des normes bornées et des codes forgés dans la
   rigueur de l'apres-guerre.

   Les causes de ces bouleversements ? Les garrots de Franco, l'assassinat de Martin Luther King,
   la suffisance des princes, le képi du Général, Tixier-Vignancour, la pestilence du clergé, le
   moisi des écoles, l'étau de la morale, la condition des femmes, la toute-puissance des
   mandarins, le Torrey Canyon, l'aplomb de Giscard, déj`a, Pompidou et ses gauloises bleues, la
   guerre du Vietnam, Vatican II, l'affaire Ben Barka, et mon pere, avec ses nouveaux discours
   modernistes sur ses Simca de merde, ma mere et ses silences névrotiques, ma tante Suzanne
   réclamant de l'ordre, un peu de sabre, davantage de goupillon et surtout du respect, son mari
   Hubert, sombrant dans l'alcoolisme mondain et la haine raciale, Odile, l'ancienne socialiste
   convertie aux palinodies giscardiennes, et meme Dawson, le journaliste sportif rattrapé par
   l'aigreur, communiste enkysté dans les bibles tetues des congres arrangés.

   A dix-huit ans, en ce printemps, bien peu d'entre nous étaient instruits des subtilités
   idéologiques du mouvement. Les plus politisés se réclamaient des situationnistes, mais la
   grande masse suivait le sillage de Cohn-Bendit, Geismar, Sauvageot, en ignorant tout de la >>
   Premiere proclamation de la section hollandaise de l'IS << signée Alberts, Armando, Constant et
   Har Oudejans. Pour ma part, et contrairement au stratege Debord qui au début des années
   soixante écrivait >> La victoire sera pour ceux qui auront su faire le désordre sans l'aimer<<,
   j'adorais le bordel. Le bordel pour le bordel. Martyriser la rue comme l'on casse de vieux
   jouets. Rompre des liens, briser les regles en une derniere colere d'enfant. Le bordel en ce
   qu'il avait de vivifiant et d'incontrôlable, un bordel quasi liquide qui s'infiltrait dans
   tous les interstices de la société, vivant sur sa propre énergie, faisant sauter les plombs
   des usines et des familles, submergeant ce plat pays, un bordel qui montait `a la vitesse
   d'une mer d'équinoxe, d'un cheval au galop et qui faisait fuir ces ministres en complet
   veston, comprenant, mais un peu tard, que l'on ne négociait pas avec la marée.

   Le 22 mars, tandis qu'`a Nanterre les étudiants occupaient les locaux administratifs de leur
   faculté, moi, `a Toulouse, je m'asseyais au volant de ma premiere voiture, une Volkswagen de
   1961, de couleur >> perlweiss <<, équipée de doubles pare-chocs, d'une batterie de six volts et
   d'un toit ouvrant en toile. C'était une reprise du garage, soixante-dix mille kilometres au
   compteur, garantie familiale. Mon pere avait supervisé la révision de ce véhicule avant la
   remise solennelle des clés dans son bureau. Il avait dit `a peu pres ceci : >> J'espere que
   cette auto te conduira jusqu'au bac. << C'était bien l`a de l'humour paternel : concis,
   minimal, sinistre. Puis il avait ajouté sur un ton qui m'apparut plus professionnel : >> Je
   crois qu'elle est de premiere. << Il adorait ce qualificatif et l'employait `a tout bout de
   champ. Un repas était de premiere, une voiture, bien sur, mais aussi un film, une journée, un
   match de rugby, un raisonnement ou tout simplement un con. J'avais donc une auto >> de premiere
   <<, un formidable jouet d'émancipation, un missile de liberté qui me transportait de joie. A
   chaque accélération, j'écoutais siffler la turbine chargée de refroidir les quatre petits
   cylindres avec le sentiment d'etre aux commandes de quelque chose qui me dépassait. Mais je
   sentais aussi que grâce `a ce volant en bakélite, j'étais, pour la premiere fois, en mesure de
   diriger ma vie. Mon mouvement du 22 mars se résuma donc `a un tour de ville, quelques
   kilometres de route et un retour `a la maison avec la meme fierté que >> cestui-l`a qui conquit
   la toison <<.

   Aux émeutiers, je dois une fiere chandelle, celle de ce baccalauréat bouffon et enturbanné,
   offert sur un plateau par une caste que je voyais trembler pour la premiere fois. Je n'ai
   jamais aimé les professeurs. Je ne fais pas partie de ces repentis de la scolarité ou de
   l'université rendant un hommage tardif, voire posthume, `a l'un ou l'autre de leurs anciens
   maîtres censés les avoir élevés au-dessus de leur condition en leur révélant les beautés de la
   littérature et les charmes des sciences physiques ou humaines. Tous les enseignants que j'ai
   croisés dans ma vie - instituteurs, professeurs, assistants, titulaires de chaire, remplaçants
   de pacotille -, tous étaient des rosses, des carnes, des baltringues lâches et démagogiques,
   imbus d'eux-memes, serrant la bride aux faibles, flattant la croupe des forts, et conservant
   jusqu'`a la fin ce gout maniaque de la classification, de l'élimination, de l'humiliation.
   L'école ou la faculté ne me sont jamais apparues comme des lieux d'apprentissage ou
   d'épanouissement mais plutôt comme des centres de tri chargés de remplir, selon la demande,
   usines et bureaux. Aussi, lorsqu'en ce printemps le bonheur me fut donné, `a moi, ignorant
   constitutionnel, cancre jusqu'`a la moelle, d'étaler mes lacunes face `a ces kapos
   tremblotants, je jurais, quoi qu'il arrive plus tard, de ne jamais renier la grâce de ces
   moments-l`a. Il était impossible de ne pas avoir son baccalauréat en 1968. Amputé de ses
   épreuves écrites, l'examen se résumait `a une méfiante poignée de main entre l'éleve et le
   professeur, ce dernier félicitant systématiquement le premier pour la brillance et la
   concision d'un exposé qui parfois n'avait meme pas été prononcé. Pour une fois, les petits
   douaniers du savoir furent contraints de relâcher leur vigilance, d'abandonner leur zele et de
   laisser passer la lie des contrebandiers qu'en d'autres temps ils se faisaient une joie et un
   devoir de questionner, fouiller et refouler. Je me présentais tete haute devant mes
   examinateurs, qui me couvrirent d'éloges et de mentions. Comme au rugby, le pack des insurgés
   qui poussait derriere moi venait de me propulser derriere la ligne blanche qui matérialisait
   l'en-but de la faculté.

   Outre les frissons de joie ressentis `a l'occasion de ces inattendus face-`a-face, je compris,
   grâce `a ces oraux et au mouvement qui les avait imposés, que, dans la vie d'une société, tout
   était régi par des rapports de force. Si l'on était assez nombreux pour les inverser, les
   vautours sanguinaires d'hier se transformaient instantanément et comme par magie en une nuée
   d'insignifiants moineaux.

   A la maison, ce mois de mai fut un mois comme les autres : triste, morne, silencieux. Malgré
   les greves, mon pere partait pour le garage tous les matins vendre son lot de Simca. Ma mere,
   elle, s'en allait remettre dans le droit chemin la prose impropre, le salmigondis littéraire
   qu'on lui soumettait quotidiennement. A table, nulle conversation sur les mouvements de rue,
   sur le bien-fondé de la révolte ou l'attitude du gouvernement. Simplement, peut-etre, ce mot
   de mon pere devant les images des dépôts d'essence bloqués : >> Cette fois je trouve qu'ils
   poussent un peu. << L'essence était `a ses yeux plus sacrée que le sang divin. Sans essence,
   plus de voitures. Tout le monde, dans la famille, n'émettait pas des remarques aussi mesurées.
   Je me souviens notamment d'un dîner explosif, vers la fin du mois de mai, dans le jardin de la
   maison de ma grand-mere ou nous vivions désormais. Dans la chaleur du soir et sous les
   ridicules ampoules multicolores que mon pere avait accrochées aux branches du marronnier, deux
   clans irréconciliables s'étaient rapidement formés. Le premier regroupant les gaullistes
   fervents, avec mon impossible tante Suzanne, sa soeur Odile, exsocialiste, toujours
   professeur, et un couple de leurs amis, les Colbert, splendides spécimens d'anciens
   collaborateurs reconvertis `a la realpolitik. Du côté des insurgés on trouvait bien sur Jean,
   mon cousin, cohn-bendiste de la premiere heure, son pere Hubert, qui par antigaullisme féroce
   jouait, comme il disait, >> la carte du pire << pour faire tomber le Général, Dawson, méfiant
   vis-`a-vis des gauchistes, mais aligné sur la ligne flottante du Parti, et moi, bachelier
   putatif, dernier des Mohicans, bouillonnant d'une seve brouillonne. Mes parents, comme
   toujours, hôtes silencieux, suivaient les débats d'une oreille absente. Jusqu'au moment ou,
   exaspérée par les considérations de ma tante Suzanne sur l'indispensable respect de la
   réussite, ma mere l'interrompit pour citer la Montespan d'une voix pleine d'équanimité : >> La
   grandeur d'une destinée se fait de ce que l'on refuse autant que de ce que l'on obtient. <<
   Tout le monde en resta bouche bée. Je crois bien que c'était la premiere fois depuis la mort
   de mon frere que ma mere prenait de cette façon la parole en public.

   -      Ce n'est pas avec pareille doctrine que l'on fait avancer une société, osa un Colbert
   couperosé. On voit bien ou sont en train de nous mener ceux qui, justement, en ce moment
   refusent le systeme.

   -      Absolument, ajouta Suzanne. Dans une vie, tout est `a prendre. Tout. Et si ce n'est pas
   toi qui le prends, une autre s'en emparera `a ta place, alors...

   L'extreme vulgarité intellectuelle de cette femme ramenait tout `a la notion meme de propriété
   et d'accumulation. Elle n'avait pas écouté ce qu'avait dit ma mere, elle avait seulement
   entendu le mot >> refuser << qui recouvrait `a ses yeux l'un des concepts les plus
   blasphématoires de la langue française. Il fut ensuite question de récupération, Jean
   s'attaqua aux lois aliénantes du >> systeme << et son pere théorisa avec sa légereté coutumiere
   sur le terme de >> chienlit <<.

   -      C'est bien une expression de tapette de garnison...

   -      Hubert, est-ce qu'il peut t'arriver de faire une phrase complete sans dire une
   grossiereté ?

   -      Ma chere Odile, ex-socialiste, néo-gaulliste et future quoi, chabaniste ? pompidiste ?
   edgar-fauriste ? je vais te dire une bonne chose : un vichyssois comme moi - puisque tu aimes
   tant rappeler ce point d'histoire -, qui se l'est fait mettre aussi souvent et aussi profond
   par ton cher général, peut bien, en contrepartie, le traiter, de temps en temps, de tapette de
   garnison, non ?

   -      Moi, en tout cas, je suis d'accord avec ma soeur, trancha Suzanne. Je trouve que de
   Gaulle a parfaitement posé le probleme : le temps de la réforme est peut-etre venu - je dis
   bien peut-etre -, certainement pas celui de la chienlit.

   Et c'est alors que je lançais cette réplique qui, pour manquer politiquement de substance,
   recouvrait une certaine réalité :  Oui, mais, justement, nous, ce qu'on aime, c'est le bordel.
   Tout le monde se tourna vers moi comme si je venais de lâcher un énorme pet sonore. Du bout
   des doigts, Suzanne lissa ses paupieres et, se tournant vers mon pere, dit d'un ton affligé :
   >> Comme disait maman, mon pauvre Victor, je crois bien qu'un jour cet enfant te fera pleurer
   des larmes de sang. <<

   D'une certaine façon, ma tante venait de faire preuve d'un certain talent prémonitoire si l'on
   veut bien considérer les événements qui allaient se produire quatre ou cinq jours plus tard.

   Imperceptiblement, le mouvement s'anémiait. De Gaulle se préparait `a aller chercher des
   garanties chez Massu, `a Baden-Baden, la droite fourbissait son grand défilé, et l'essence, le
   tout-puissant carburant, la fiole des foules, revenait dans les pompes. Tous les soirs
   cependant, des rassemblements de manifestants plus ou moins spontanés élevaient des barricades
   et s'accrochaient avec les CRS[1]. A Toulouse, les affrontements, pour etre moins
   spectaculaires qu'`a Paris, n'en demeuraient pas moins vifs et nombreux. N'étant pas encore `a
   l'université, n'appartenant `a aucun groupuscule, je traînais dans ces arenes dépavées et
   chlorées comme un touriste solitaire. Il y avait souvent des heurts sur les boulevards de
   Strasbourg et Carnot, des échauffourées violentes. Au son des grenades, les CRS chargeaient en
   troupeau, faisant s'égailler les manifestants les plus impressionnables dans les petites rues
   adjacentes, tandis que les anarchistes convaincus tenaient fermement leurs positions et
   ripostaient `a coups de pavés et de cocktails Molotov. Il fallait etre de marbre pour demeurer
   `a l'écart de pareilles joutes et ne pas, `a un moment donné, rejoindre le camp des insurgés.

   En ce qui me concerne, je choisis de rallier leurs rangs en un lieu et en un moment pour le
   moins singulier. Ce soir-l`a, deux ou trois barricades avaient été élevées sur le boulevard
   Carnot et la police avait fait preuve d'une violence redoublée. Sonnés par les gaz et le bruit
   des explosions, nous nous étions regroupés vers la place Jeanne-d'Arc, `a deux pas du garage
   de mon pere, et l'endroit avait été prestement dépavé en prévision d'une nouvelle charge des
   compagnies républicaines de sécurité. Vers vingt-deux heures, apres de nombreuses petites
   escarmouches, elles avaient donné un assaut qu'elles espéraient définitif.

   Allez savoir ce qui se passa dans nos tetes ce soir-l`a. Allez savoir pourquoi, au lieu de
   nous enfuir dans les couloirs des rues attenantes, nous conservâmes fermement nos positions,
   ripostant avec une telle conviction que ce furent les gardes mobiles qui battirent en
   retraite. Dans l'affolement et la précipitation, un groupe de militaires étourdis s'engagea
   dans une rue fréquentée au centre de laquelle se trouvait le garage Simca de Victor Blick. Les
   plus au fait de la topographie locale, inversant pour une fois les rôles, lancerent une charge
   contre cette troupe coupée de ses soutiens et qui commit l'erreur de se réfugier derriere les
   piliers de soutenement du bâtiment abritant la concession familiale. C'est ainsi que pavé
   apres pavé, je bombardais la soldatesque mais surtout les lumineuses vitrines du garage
   paternel, qui, sous l'effet des impacts, explosaient les unes apres les autres avec un bruit
   rappelant des vagues atlantiques s'écrasant contre les blocs d'une jetée.

   Durant ce siege, je dois bien reconnaître qu'une part de moi-meme criait aux émeutiers >>
   Arretez, arretez, c'est le garage de mon pere, un brave type qui vend juste des Simca `a des
   travailleurs qui s'appretent `a partir en vacances ! <<, tandis qu'une autre, moins indulgente,
   redoublait de violence et hurlait en citant Vaneigem : >> Le désespoir de la conscience fait
   les meurtriers de l'ordre ! <<

   Au lendemain du siege je n'eus pas le courage d'accompagner mon pere au garage et de faire
   semblant de partager son affliction. Je me contentais, le soir, d'écouter le compte rendu
   qu'il fit de ce saccage, sur un ton et en des termes, comme `a son habitude, tres mesurés.

   Vers la mi-juin, le gouvernement décida de dissoudre les formations d'extreme gauche, la
   police fit évacuer la Sorbonne, l'Odéon, toutes les rues du pays, Renault vota la reprise et
   une large majorité de la nation plébiscita le Général.

   Un mois plus tard, les forces du pacte de Varsovie remettaient la Tchécoslovaquie `a la norme
   et la France faisait exploser sa premiere bombe H. Tout revenait `a l'identique, et, pourtant,
   plus rien ne serait comme avant. Je m'inscrivis en sociologie `a l'université du Mirail
   balbutiante et me préparai `a une nouvelle vie.

   Un an plus tard, le 28 avril 1969, désavoué par un référendum qui ressemblait `a un péché
   d'orgueil, de Gaulle démissionnait de toutes ses charges. Tandis qu'en famille et devant la
   télévision, nous suivions sans grande passion le résultat de ces élections, mon pere fit
   soudain un geste de la main comme s'il voulait saisir quelque chose qui passait devant lui,
   puis s'écroula sur la table, victime de son premier malaise cardiaque.

   

   

   

   ALAIN POHER (Premier intérim, 28 avril 1969-19 juin 1969)

   

   

   Avec ses grues, ses engins mécaniques, ses innombrables petites unités architecturales
   cubiques, l'université du Mirail ressemblait `a l'idée que l'on peut se faire d'une station
   balnéaire en construction. Une petite ville bon marché, populaire mais sans mer `a proximité,
   bâtie `a la va-vite pour entasser l'exceptionnelle génération spontanée d'étudiants éclose en
   1968. En sociologie, premiere UER `a émerger de ce nouveau continent, la vie était douce,
   l'enseignement facultatif et le gauchisme obligatoire. Le professeur le plus `a droite de
   toute l'unité était membre du Parti communiste français. Les autres, d'obédience trotskiste,
   anarchiste ou maoiste, se haissaient et se livraient des guerres d'influence sournoises pour
   imposer leurs preches dans ces nouvelles chapelles gauchistes. Trop occupés `a ferrailler et
   `a s'affronter dans de subtiles joutes idéologiques, ces intellectuels nous distribuaient avec
   une grande prodigalité des unités de valeur qui, bien sur, n'en avaient aucune.

   Mon pere se remettait lentement de ses ennuis de santé et ne passait plus que quelques heures
   par jour au garage. Durant ces mois difficiles, il ne me demanda jamais la moindre aide, ni ne
   me proposa de prendre un jour sa suite aux commandes de Jour et Nuit. Sans doute avait-il
   deviné que mes projets me conduisaient dans une tout autre direction. En réalité je n'avais
   pas la moindre idée de la façon dont j'allais employer mon avenir. J'étais une sorte
   d'apprenti de la vie, disponible et mu par l'égoisme aveugle et forcené de la jeunesse.

   A la maison, la vie devenait de plus en plus pénible. L'atmosphere vespérale, lourde,
   oppressante, contrastait avec la fougue et la pétulance des joutes gauchistes qui, tout au
   long des apres-midi, se succédaient dans les salles de cours. En rentrant chez moi, j'étais
   dans l'état d'esprit de ces détenus soumis `a un régime de semi-liberté et qui, apres avoir
   vécu une journée normale, doivent, le soir venu, réintégrer leur cellule. Conscients, sans
   doute, de leur incapacité `a vivre des relations chaleureuses ou normales, mes parents ne
   faisaient rien pour me retenir aupres d'eux lorsque j'abrégeais, parfois de maniere un peu
   cavaliere, les repas que nous prenions en commun.

   Depuis mon double succes au permis de conduire et au baccalauréat, mon apparence physique
   avait changé. Disons que je m'étais durci, virilisé, si tant est que ce terme ait jamais eu un
   sens. Je m'étais laissé pousser la moustache, une barbe hésitante et surtout les cheveux, qui
   maintenant retombaient négligemment sur mes épaules. Je ressemblais parfaitement `a l'idée que
   je me faisais d'un étudiant libertaire, sans dieu, ni maître, ni revenu, mais bien vissé `a la
   pointe extreme de la modernité.

   Je n'avais donc qu'une idée en tete : partir de chez mes parents et mener enfin la véritable
   existence d'avant-garde que je méritais. De temps `a autre, il m'arrivait de baiser avec une
   fille `a l'arriere de la Volkswagen. L'exiguité et l'inconfort de la banquette ne faisaient
   alors qu'attiser mon désir d'emménager au plus vite dans un logement décent.

   Pour le reste, les choses continuaient leur route. De Gaulle parti, Alain Poher assura un
   court intermede `a la tete du pouvoir. Il essaya meme, le temps de son bref passage, de
   convaincre le pays qu'il pourrait etre un peu plus qu'un intérimaire et se présenta aux
   élections présidentielles. Mais un homme né `a Montboudif, Cantal, en 1911, ayant émargé chez
   Rothschild et recueilli 58,22 % des suffrages, le renvoya illico dans son repaire sénatorial.

   

   

          Jean-Paul Dubois, Une vie française, Éditions de l'Olivier / Le Seuil, 2004, pp. 38-56.

   

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   [1]  Compagnie républicaine de sécurité -- Francouzská poøádková policie.