Annie Ernaux : La place « Je hasarde une explication : écrire c'est le dernier recours quand on a trahi. » JEAN GENET J'ai passé les épreuves pratiques du Capes2 dans un lycée de Lyon, `a la Croix-Rousse. Un lycée neuf, avec des plantes vertes dans la partie réservée `a l'administration et au corps enseignant, une bibliotheque au sol en moquette sable. J'ai attendu l`a qu'on vienne me chercher pour faire mon cours, objet de l'épreuve, devant l'inspecteur et deux assesseurs, des profs de lettres tres confirmés. Une femme corrigeait des copies avec hauteur, sans hésiter. Il suffisait de franchir correctement l'heure suivante pour etre autorisée `a faire comme elle toute ma vie. Devant une classe de premiere, des matheux, j'ai expliqué vingt-cinq lignes — il fallait les numéroter — du Pere Goriot de Balzac. « Vous les avez traînés, vos éleves », m'a reproché l'inspecteur ensuite, dans le bureau du proviseur. Il était assis entre les deux assesseurs, un homme et une femme myope avec des chaussures rosés. Moi en face. Pendant un quart d'heure, il a mélangé critiques, éloges, conseils, et j'écoutais `a peine, me demandant si tout cela signifiait que j'étais reçue. D'un seul coup, d'un meme élan, ils se sont levés tous trois, l'air grave. Je me suis levée aussi, précipitamment. L'inspecteur m'a tendu la main. Puis, en me regardant bien en face : « Madame, je vous félicite. » Les autres ont répété « je vous félicite » et m'ont serré la main, mais la femme avec un sourire. Je n'ai pas cessé de penser `a cette cérémonie jusqu'`a l'arret de bus, avec colere et une espece de honte. Le soir meme, j'ai écrit `a mes parents que j'étais professeur « titulaire ». Ma mere m'a répondu qu'ils étaient tres contents pour moi. Mon pere est mort deux mois apres, jour pour jour. Il avait soixante-sept ans et tenait avec ma mere un café-alimentation dans un quartier tranquille non loin de la gare, `a Y... (Seine-Maritime). Il comptait se retirer dans un an. Souvent, durant quelques secondes, je ne sais plus si la scene du lycée de Lyon a eu lieu avant ou apres, si le mois d'avril venteux ou je me vois attendre un bus `a la Croix-Rousse doit précéder ou suivre le mois de juin étouffant de sa mort. C'était un dimanche, au début de l'apres-midi. Ma mere est apparue dans le haut de l'escalier. Elle se tamponnait les yeux avec la serviette de table qu'elle avait du emporter avec elle en montant dans la chambre apres le déjeuner. Elle a dit d'une voix neutre : « C'est fini. » Je ne me souviens pas des minutes qui ont suivi. Je revois seulement les yeux de mon pere fixant quelque chose derriere moi, loin, et ses levres retroussées au-dessus des gencives. Je crois avoir demandé `a ma mere de lui fermer les yeux. Autour du lit, il y avait aussi la sœur de ma mere et son mari. Ils se sont proposés pour aider `a la toilette, au rasage, parce qu'il fallait se dépecher avant que le corps ne se raidisse. Ma mere a pensé qu'on pourrait le revetir du costume qu'il avait étrenné pour mon mariage trois ans avant. Toute cette scene se déroulait tres simplement, sans cris, ni sanglots, ma mere avait seulement les yeux rouges et un rictus continuel. Les gestes s'accomplissaient tranquillement, sans désordre, avec des paroles ordinaires. Mon oncle et ma tante répétaient «il a vraiment fait vite» ou «qu'il a changé». Ma mere s'adressait `a mon pere comme s'il était encore vivant, ou habité par une forme spéciale de vie, semblable `a celle des nouveau-nés. Plusieurs fois, elle l'a appelé « mon pauvre petit pere » avec affection. Apres le rasage, mon oncle a tiré le corps, l'a tenu levé pour qu'on lui enleve la chemise qu'il portait ces derniers jours et la remplacer par une propre. La tete retombait en avant, sur la poitrine nue couverte de marbrures. Pour la premiere fois de ma vie, j'ai vu le sexe de mon pere. Ma mere l'a dissimulé rapidement avec les pans de la chemise propre, en riant un peu : « Cache ta misere, mon pauvre homme. » La toilette finie, on a joint les mains de mon pere autour d'un chapelet. Je ne sais plus si c'est ma mere ou ma tante qui a dit : « II est plus gentil comme ça», c'est-`a-dire net, convenable. J'ai fermé les persiennes et levé mon fils couché pour sa sieste dans la chambre `a côté. « Grand-pere fait dodo. » Avertie par mon oncle, la famille qui vit `a Y... est venue. Ils montaient avec ma mere et moi, et restaient devant le lit, silencieux quelques instants, apres quoi ils chuchotaient sur la maladie et la fin brutale de mon pere. Quand ils étaient redescendus, nous leur offrions `a boire dans le café. Je ne me souviens pas du médecin de garde qui a constaté le déces. En quelques heures, la figure de mon pere est devenue méconnaissable. Vers la fin de l'apres-midi, je me suis trouvée seule dans la chambre. Le soleil glissait `a travers les persiennes sur le linoléum. Ce n'était plus mon pere. Le nez avait pris toute la place dans la figure creusée. Dans son costume bleu sombre lâche autour du corps, il ressemblait `a un oiseau couché. Son visage d'homme aux yeux grands ouverts et fixes de l'heure suivant sa mort avait déj`a disparu. Meme celui-l`a, je ne le reverrais jamais. On a commencé de prévoir l'inhumation, la classe des pompes funebres, la messe, les faire-part, les habits de deuil. J'avais l'impression que ces préparatifs n'avaient pas de lien avec mon pere. Une cérémonie dont il serait absent pour une raison quelconque. Ma mere était dans un état de grande excitation et m'a confié que, la nuit d'avant, mon pere avait tâtonné vers elle pour l'embrasser, alors qu'il ne parlait déj`a plus. Elle a ajouté : « Il était beau garçon, tu sais, étant jeune. » L'odeur est arrivée le lundi. Je ne l'avais pas imaginée. Relent doux puis terrible de fleurs oubliées dans un vase d'eau croupie. Ma mere n'a fermé le commerce que pour l'enterrement. Sinon, elle aurait perdu des clients et elle ne pouvait pas se le permettre. Mon pere décédé reposait en haut et elle servait des pastis et des rouges en bas. Larmes, silence et dignité, tel est le comportement qu'on doit avoir `a la mort d'un proche, dans une vision distinguée du monde. Ma mere, comme le voisinage, obéissait `a des regles de savoir-vivre ou le souci de dignité n'a rien `a voir. Entre la mort de mon pere le dimanche et l'inhumation le mercredi, chaque habitué, sitôt assis, commentait l'événement d'une façon laconique, `a voix basse : « Il a drôlement fait vite... », ou faussement joviale: «Alors il s'est laissé aller le patron ! » Ils faisaient part de leur émotion quand ils avaient appris la nouvelle, «j'ai été retourné », « je ne sais pas ce que ça m'a fait ». Ils voulaient manifester ainsi `a ma mere qu'elle n'était pas seule dans sa douleur, une forme de politesse. Beaucoup se rappelaient la derniere fois qu'ils l'avaient vu en bonne santé, recherchant tous les détails de cette derniere rencontre, le lieu exact, le jour, le temps qu'il faisait, les paroles échangées. Cette évocation minutieuse d'un moment ou la vie allait de soi servait `a exprimer tout ce que la mort de mon pere avait de choquant pour la raison. C'est aussi par politesse qu'ils voulaient voir le patron. Ma mere n'a pas accédé toutefois `a toutes les demandes. Elle triait les bons, animés d'une sympathie véritable, des mauvais poussés par la curiosité. A peu pres tous les habitués du café ont eu l'autorisation de dire au revoir `a mon pere. L'épouse d'un entrepreneur voisin a été refoulée parce qu'il n'avait jamais pu la sentir de son vivant, elle et sa bouche en cul de poule. Les pompes funebres sont venues le lundi. L'escalier qui monte de la cuisine aux chambres s'est révélé trop étroit pour le passage du cercueil. Le corps a du etre enveloppé dans un sac de plastique et traîné, plus que transporté, sur les marches, jusqu'au cercueil posé au milieu du café fermé pour une heure. Une descente tres longue, avec les commentaires des employés sur la meilleure façon de s'y prendre, pivoter dans le tournant, etc. Il y avait un trou dans l'oreiller sur lequel sa tete avait reposé depuis dimanche. Tant que le corps était l`a, nous n'avions pas fait le ménage de la chambre. Les vetements de mon pere étaient encore sur la chaise. De la poche `a fermeture éclair de la salopette, j'ai retiré une liasse de billets, la recette du mercredi précédent. J'ai jeté les médicaments et porté les vetements au sale. La veille de l'inhumation, on a fait cuire une piece de veau pour le repas qui suivrait la cérémonie. Il aurait été indélicat de renvoyer le ventre vide les gens qui vous font l'honneur d'assister aux obseques. Mon mari est arrivé le soir, bronzé, gené par un deuil qui n'était pas le sien. Plus que jamais, il a paru déplacé ici. On a dormi dans le seul lit `a deux places, celui ou mon pere était mort.¨ Beaucoup de gens du quartier `a l'église, les femmes qui ne travaillent pas, des ouvriers qui avaient pris une heure. Naturellement, aucune de ces personnes «haut placées» auxquelles mon pere avait eu affaire pendant sa vie ne s'était dérangée, ni d'autres commerçants. Il ne faisait partie de rien, payant juste sa cotisation `a l'union commerciale, sans participer `a quoi que ce soit. Dans l'éloge funebre, l'archipretre a parlé d'une « vie d'honneteté, de travail », « un homme qui n'a jamais fait de tort `a personne ». Il y a eu le serrement des mains. Par une erreur du sacristain dirigeant l'opération — `a moins qu'il n'ait imaginé ce moyen d'un tour supplémentaire pour grossir le nombre des assistants — les memes gens qui nous avaient serré la main sont repassés. Une ronde cette fois rapide et sans condoléances. Au cimetiere, quand le cercueil est descendu en oscillant entre les cordes, ma mere a éclaté en sanglots, comme le jour de mon mariage, `a la messe. Le repas d'inhumation s'est tenu dans le café, sur les tables mises bout `a bout. Apres un début silencieux, les conversations se sont mises en train. L'enfant, réveillé d'une bonne sieste, allait des uns aux autres en offrant une fleur, des cailloux, tout ce qu'il trouvait dans le jardin. Le frere de mon pere, assez loin de moi, s'est penché pour me voir et me lancer: «Te rappelles-tu quand ton pere te conduisait sur son vélo `a l'école? » II avait la meme voix que mon pere. Vers cinq heures, les invités sont partis. On a rangé les tables sans parler. Mon mari a repris le train le soir meme. Je suis restée quelques jours avec ma mere pour les démarches et formalités courantes apres un déces. Inscription sur le livret de famille `a la mairie, paiement des pompes funebres, réponses aux faire-part. Nouvelles cartes de visite, madame veuve A... D... Une période blanche, sans pensées. Plusieurs fois, en marchant dans les rues, «je suis une grande personne» (ma mere, autrefois, «tu es une grande fille » `a cause des regles). On a réuni les vetements de mon pere pour les distribuer `a des gens qui en auraient besoin. Dans son veston de tous les jours, accroché dans le cellier, j'ai trouvé son portefeuille. Dedans, il y avait un peu d'argent, le permis de conduire et, dans la partie qui se replie, une photo glissée `a l'intérieur d'une coupure de journal. La photo, ancienne, avec des bords dentelés, montrait un groupe d'ouvriers alignés sur trois rangs, regardant l'objectif, tous en casquette. Photo typique des livres d'histoire pour « illustrer » une greve ou le Front populaire. J'ai reconnu mon pere au dernier rang, l'air sérieux, presque inquiet. Beaucoup rient. La coupure de journal donnait les résultats, par ordre de mérite, du concours d'entrée des bachelieres `a l'école normale d'institutrices. Le deuxieme nom, c'était moi. Ma mere est redevenue calme. Elle servait les clients comme avant. Seule, ses traits s'affaissaient. Chaque matin, tôt, avant l'ouverture du commerce, elle a pris l'habitude d'aller au cimetiere. Dans le train du retour, le dimanche, j'essayais d'amuser mon fils pour qu'il se tienne tranquille, les voyageurs de premiere n'aiment pas le bruit et les enfants qui bougent. D'un seul coup, avec stupeur, « maintenant, je suis vraiment une bourgeoise » et « il est trop tard ». Plus tard, au cours de l'été, en attendant mon premier poste, « il faudra que j'explique tout cela ». Je voulais dire, écrire au sujet de mon pere, sa vie, et cette distance venue `a l'adolescence entre lui et moi. Une distance de classe, mais particuliere, qui n'a pas de nom. Comme de l'amour séparé. Par la suite, j'ai commencé un roman dont il était le personnage principal. Sensation de dégout au milieu du récit. Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d'une vie soumise `a la nécessité, je n'ai pas le droit de prendre d'abord le parti de l'art, ni de chercher `a faire quelque chose de « passionnant », ou d'« émouvant». Je rassemblerai les paroles, les gestes, les gouts de mon pere, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d'une existence que j'ai aussi partagée. Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L'écriture plate me vient naturellement, celle-l`a meme que j'utilisais en écrivant autrefois `a mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles. L'histoire commence quelques mois avant le vingtieme siecle, dans un village du pays de Caux, `a vingt-cinq kilometres de la mer. Ceux qui n'avaient pas de terre se louaient chez les gros fermiers de la région. Mon grand-pere travaillait donc dans une ferme comme charretier. L'été, il faisait aussi les foins, la moisson. Il n'a rien fait d'autre de toute sa vie, des l'âge de huit ans. Le samedi soir, il rapportait `a sa femme toute sa paye et elle lui donnait son dimanche pour qu'il aille jouer aux dominos, boire son petit verre. Il rentrait saoul, encore plus sombre. Pour un rien, il distribuait des coups de casquette aux enfants. C'était un homme dur, personne n'osait lui chercher des noises. Sa femme ne riait pas tous les jours. Cette méchanceté était son ressort vital, sa force pour résister `a la misere et croire qu'il était un homme. Ce qui le rendait violent, surtout, c'était de voir chez lui quelqu'un de la famille plongé dans un livre ou un journal. Il n'avait pas eu le temps d'apprendre `a lire et `a écrire. Compter, il savait. Je n'ai vu qu'une seule fois mon grand-pere, `a l'hospice ou il devait mourir trois mois apres. Mon pere m'a menée par la main `a travers deux rangées de lits, dans une salle immense, vers un tres petit vieux `a la belle chevelure blanche et bouclée. Il riait tout le temps en me regardant, plein de gentillesse. Mon pere lui avait glissé un quart d'eau-de-vie, qu'il avait enfoui sous ses draps. Ma grand-mere avait meme de la distinction, aux fetes elle portait un faux cul en carton et elle ne pissait pas debout sous ses jupes comme la plupart des femmes de la campagne, par commodité. Vers la quarantaine, apres cinq enfants, les idées noires lui sont venues, elle cessait de parler durant des jours. Plus tard, des rhumatismes aux mains et aux jambes. Pour guérir, elle allait voir saint Riquier, saint Guillaume du Désert, frottait la statue avec un linge qu'elle s'appliquait sur les parties malades. Progressivement elle a cessé de marcher. On louait une voiture `a cheval pour la conduire aux saints. Chaque fois qu'on m'a parlé de lui, cela commençait par « il ne savait ni lire ni écrire », comme si sa vie et son caractere ne se comprenaient pas sans cette donnée initiale. Ma grand-mere, elle, avait appris `a l'école des sœurs. Comme les autres femmes du village, elle tissait chez elle pour le compte d'une fabrique de Rouen, dans une piece sans air recevant un jour étroit d'ouvertures allongées, `a peine plus larges que des meurtrieres. Les étoffes ne devaient pas etre abîmées par la lumiere. Elle était propre sur elle et dans son ménage, qualité la plus importante au village, ou les voisins surveillaient la blancheur et l'état du linge en train de sécher sur la corde et savaient si le seau de nuit était vidé tous les jours. Bien que les maisons soient isolées les unes des autres par des haies et des talus, rien n'échappait au regard des gens, ni l'heure `a laquelle l'homme était rentré du bistrot, ni la semaine ou les serviettes hygiéniques auraient du se balancer au vent. Ils habitaient une maison basse, au toit de chaume, au sol en terre battue. Il suffit d'arroser avant de balayer. Us vivaient des produits du jardin et du poulailler, du beurre et de la creme que le fermier cédait `a mon grand-pere. Des mois `a l'avance ils pensaient aux noces et aux communions, ils y arrivaient le ventre creux de trois jours pour mieux profiter. Un enfant du village, en convalescence d'une scarlatine, est mort étouffé sous les vomissements des morceaux de volaille dont on l'avait gavé. Les dimanches d'été, ils allaient aux « assemblées », ou l'on jouait et dansait. Un jour, mon pere, en haut du mât de cocagne, a glissé sans avoir décroché le panier de victuailles. La colere de mon grand-pere dura des heures. « Espece de grand piot » (nom du dindon en normand). Le signe de croix sur le pain, la messe, les pâques. Comme la propreté, la religion leur donnait la dignité. Ils s'habillaient en dimanche, chantaient le Credo3 en meme temps que les gros fermiers, mettaient des sous dans le plat. Mon pere était enfant de chœur, il aimait accompagner le curé porter le viatique. Tous les hommes se découvraient sur leur passage. Les enfants avaient toujours des vers. Pour les chasser, on cousait `a intérieur de la chemise, pres du nombril, une petite bourse remplie d'ail. L'hiver, du coton dans les oreilles. Quand je lis Proust ou Mauriac4, je ne crois pas qu'ils évoquent le temps ou mon pere était enfant. Son cadre `a lui c'est le Moyen Age. Il faisait deux kilometres `a pied pour atteindre l'école. Chaque lundi, l'instituteur inspectait les ongles, le haut du tricot de corps, les cheveux `a cause de la vermine. Il enseignait durement, la regle de fer sur les doigts, respecté. Certains de ses éleves parvenaient au certificat dans les premiers du canton, un ou deux `a l'école normale d'instituteurs. Mon pere manquait la classe, `a cause des pommes `a ramasser, du foin, de la paille `a botteler, de tout ce qui se seme et se récolte. Quand il revenait `a l'école, avec son frere aîné, le maître hurlait «Vos parents veulent donc que vous soyez misérables comme eux ! ». Il a réussi `a savoir lire et écrire sans faute. Il aimait apprendre. (On disait apprendre tout court, comme boire ou manger.) Dessiner aussi, des tetes, les animaux. A douze ans, il se trouvait dans la classe du certificat. Mon grand-pere l'a retiré de l'école pour le placer dans la meme ferme que lui. On ne pouvait plus le nourrir `a rien faire. « On n'y pensait pas, c'était pour tout le monde pareil. » Le livre de lecture de mon pere s'appelait Le tour de la France par deux enfants. On y lit des phrases étranges, comme : Apprendre `a toujours etre heureux de notre sort (p. 186 de ta 326e édition). Ce qu'il y a de plus beau au monde, c'est la charité du pauvre (p. 11). Une famille unie par l'affection possede la meilleure des richesses (p. 260). Ce qu'il y a de plus heureux dans la richesse, c'est qu'elle permet de soulager la misere d'autrui (p. 130).Le sublime `a l'usage des enfants pauvres donne ceci : L'homme actif ne perd pas une minute, et, `a la fin del`a journée, il se trouve que chaque heure lui a apporté quelque chose. Le négligent, au contraire, remet toujours la peine `a un autre moment; il s'endort et s'oublie partout, aussi bien au lit qu'`a ta table et `a la conversation; le jour arrive `a sa fin, il n'a rien fait; les mois et les années s'écoulent, la vieillesse vient, il en est encore au meme point. C'est le seul livre dont il a gardé le souvenir, « ça nous paraissait réel ». Il s'est mis `a traire les vaches le matin `a cinq heures, `a vider les écuries, panser les chevaux, traire les vaches le soir. En échange, blanchi, nourri, logé, un peu d'argent. Il couchait au-dessus de l'étable, une paillasse sans draps. Les betes revent, toute la nuit tapent le sol. Il pensait `a la maison de ses parents, un lieu maintenant interdit. L'une de ses sœurs, bonne `a tout faire, apparaissait parfois `a la barriere, avec son baluchon, muette. Le grand-pere jurait, elle ne savait pas dire pourquoi elle s'était encore une fois sauvée de sa place. Le soir meme, il la reconduisait chez ses patrons, en lui faisant honte. Mon pere était gai de caractere, joueur, toujours pret `a raconter des histoires, faire des farces. Il n'y avait personne de son âge `a la ferme. Le dimanche, il servait la messe avec son frere, vacher comme lui. Il fréquentait les « assemblées », dansait, retrouvait les copains d'école. On était heureux quand meme. Il fallait bien. Il est resté gars de ferme jusqu'au régiment. Les heures de travail ne se comptaient pas. Les fermiers rognaient sur la nourriture. Un jour, la tranche de viande servie dans l'assiette d'un vieux vacher a ondulé doucement, dessous elle était pleine de vers. Le supportable venait d'etre dépassé. Le vieux s'est levé, réclamant qu'ils ne soient plus traités comme des chiens. La viande a été changée. Ce n'est pas le Cuirassé Potemkine. Des vaches du matin `a celles du soir, le crachin d'octobre, les rasieres de pommes qu'on bascule au pressoir, la fiente des poulaillers ramassée `a larges pelles, avoir chaud et soif. Mais aussi la galette des rois, l'almanach Vermot, les châtaignes grillées, Mardi gras t'en va pas nous ferons des crepes, le cidre bouché et les grenouilles pétées avec une paille. Ce serait facile de faire quelque chose dans ce genre. L'éternel retour des saisons, les joies simples et le silence des champs. Mon pere travaillait la terre des autres, il n'en a pas vu la beauté, la splendeur de la Terre-Mere et autres mythes lui ont échappé. A la guerre 14, il n'est plus demeuré dans les fermes que les jeunes comme mon pere et les vieux. On les ménageait. Il suivait l'avance des armées sur une carte accrochée dans la cuisine, découvrait les journaux polissons et allait au cinéma `a Y... Tout le monde lisait `a haute voix le texte sous l'image, beaucoup n'avaient pas le temps d'arriver au bout. Il disait les mots d'argot rapportés par son frere en permission. Les femmes du village surveillaient tous les mois la lessive de celles dont le mari était au front, pour vérifier s'il ne manquait rien, aucune piece de linge. La guerre a secoué le temps. Au village, on jouait au yoyo et on buvait du vin dans les cafés au lieu de cidre. Dans les bals, les filles aimaient de moins en moins les gars de ferme, qui portaient toujours une odeur sur eux. Par le régiment mon pere est entré dans le monde. Paris, le métro, une ville de Lorraine, un uniforme qui les faisait tous égaux, des compagnons venus de partout, la caserne plus grande qu'un château. Il eut le droit d'échanger l`a ses dents rongées par le cidre contre un appareil. Il se faisait prendre en photo souvent. Au retour, il n'a plus voulu retourner dans la culture. Il a toujours appelé ainsi le travail de la terre, l'autre sens de culture, le spirituel, lui était inutile. Naturellement, pas d'autre choix que l'usine. Au sortir de la guerre, Y... commençait `a s'industrialiser. Mon pere est entré dans une corderie qui embauchait garçons et filles des l'âge de treize ans. C'était un travail propre, `a l'abri des intempéries. Il y avait des toilettes et des vestiaires séparés pour chaque sexe, des horaires fixes. Apres la sirene, le soir, il était libre et il ne sentait plus sur lui la laiterie. Sorti du premier cercle8. A Rouen ou au Havre, on trouvait des emplois mieux payés, il lui aurait fallu quitter la famille, la mere crucifiée, affronter les malins de la ville. Il manquait de culot : huit ans de betes et de plaines. Il était sérieux, c'est-`a-dire, pour un ouvrier, ni feignant, ni buveur, ni noceur. Le cinéma et le charleston, mais pas le bistrot. Bien vu des chefs, ni syndicat ni politique. U s'était acheté un vélo, il mettait chaque semaine de l'argent de côté. Ma mere a du apprécier tout cela quand elle l'a rencontré `a la corderie, apres avoir travaillé dans une fabrique de margarine. Il était grand, brun, des yeux bleus, se tenait tres droit, il se « croyait » un peu. « Mon mari n'a jamais fait ouvrier. » Elle avait perdu son pere. Ma grand-mere tissait `a domicile, faisait des lessives et du repassage pour finir d'élever les derniers de ses six enfants. Ma mere achetait le dimanche, avec ses sœurs, un cornet de miettes de gâteaux chez le pâtissier. Ils n'ont pu se fréquenter tout de suite, ma grand-mere ne voulait pas qu'on lui prenne ses filles trop tôt, `a chaque fois, c'était les trois quarts d'une paye qui s'en allaient. Les sœurs de mon pere, employées de maison dans des familles bourgeoises, ont regardé ma mere de haut. Les filles d'usine étaient accusées de ne pas savoir faire leur lit, de courir. Au village, on lui a trouvé mauvais genre. Elle voulait copier la mode des journaux, s'était fait couper les cheveux parmi les premieres, portait des robes courtes et se fardait les yeux, les ongles des mains. Elle riait fort. En réalité, jamais elle ne s'était laissé toucher dans les toilettes, tous les dimanches elle allait `a la messe et elle avait ajouré elle-meme ses draps, brodé son trousseau. C'était une ouvriere vive, répondeuse. Une de ses phrases favorites: «Je vaux bien ces gens-l`a. » Sur la photo du mariage, on lui voit les genoux. Elle fixe durement l'objectif sous le voile qui lui enserre le front jusqu'au-dessus des yeux. Elle ressemble `a Sarah Bernhardt. Mon pere se tient debout `a côté d'elle, une petite moustache et « le col `a manger de la tarte9 ». Us ne sourient ni l'un ni l'autre. Elle a toujours eu honte de l'amour. Ils n'avaient pas de caresses ni de gestes tendres l'un pour l'autre. Devant moi, il l'embrassait d'un coup de tete brusque, comme par obligation, sur la joue. Il lui disait souvent des choses ordinaires mais en la regardant fixement, elle baissait les yeux et s'empechait de rire. En grandissant, j'ai compris qu'il lui faisait des allusions sexuelles. Il fredonnait souvent Parlez-moi d'amour, elle chantait `a bouleverser, aux repas de famille, Voici mon corps pour vous aimer. Il avait appris la condition essentielle pour ne pas reproduire la misere des parents : ne pas s'oublier dans une femme. Ils ont loué un logement `a Y..., dans un pâté de maisons longeant une rue passante et donnant de l'autre côté sur une cour commune. Deux pieces en bas, deux `a l'étage. Pour ma mere surtout, le reve réalisé de la « chambre en haut ». Avec les économies de mon pere, ils ont eu tout ce qu'il faut, une salle `a manger, une chambre avec une armoire `a glace. Une petite fille est née et ma mere est restée chez elle. Elle s'ennuyait. Mon pere a trouvé une place mieux payée que la corderie, chez un couvreur. C'est elle qui a eu l'idée, un jour ou l'on a ramené mon pere sans voix, tombé d'une charpente qu'il réparait, une forte commotion seulement. Prendre un commerce. Ils se sont remis `a économiser, beaucoup de pain et de charcuterie. Parmi tous les commerces possibles, ils ne pouvaient en choisir qu'un sans mise de fonds importante et sans savoir-faire particulier, juste l'achat et la revente des marchandises. Un commerce pas cher parce qu'on y gagne peu. Le dimanche, ils sont allés voir `a vélo les petits bistrots de quartier, les épiceries-merceries de campagne. Ils se renseignaient pour savoir s'il n'y avait pas de concurrent `a proximité, ils avaient peur d'etre roulés, de tout perdre pour finalement retomber ouvriers. © Éditions Gallimard, 1983.