Annie Ernaux - Une femme Ma grand-mere faisait la loi et veillait par des cris et des coups `a "dresser" ses enfants. C'était une femme rude au travail, peu commode, sans autre relâchement que la lecture des feuilletons. Elle savait tourner les lettres et, premiere du canton au certificat, elle aurait pu devenir institutrice. Les parents avaient refusé qu'elle parte du village. Certitude alors que s'éloigner de la famille était source de malheur. (En normand, "ambition" signifie la douleur d'etre séparé, un chien peut mourir d'ambition.) Pour comprendre aussi cette histoire refermée `a onze ans, se rappeler toutes les phrases qui commencent par "dans le temps": dans le temps, on n'allait pas `a l'école comme maintenant, on écoutait ses parents, etc. Elle tenait bien sa maison, c'est-`a-dire qu'avec le minimum d'argent elle arrivait `a nourrir et habiller sa famille, alignait `a la messe des enfants sans trous ni taches, et ainsi s'approchait d'une dignité permettant de vivre sans se sentir des manants. Elle retournait les cols et les poignets de chemises pour qu'elles fassent double usage. Elle gardait tout, la peau du lait, le pain rassis, pour faire des gâteaux, la cendre de bois pour la lessive, la chaleur du poele éteint pour sécher les prunes ou les torchons, l'eau du débarbouillage matinal pour se laver les mains dans la journée. Connaissant tous les gestes qui accommodent la pauvreté. Ce savoir, transmis de mere en fille pendant des siecles, s'arrete `a moi qui n'en suis plus que l'archiviste. Ni heureuse ni malheureuse de quitter l'école `a douze ans et demi. la regle commune. Dans la fabrique de margarine ou elle est entrée, elle a souffert du froid et de l'humidité, les mains mouillées attrapant des engelures qu'on gardait tout l'hiver. Ensuite, elle n'a jamais pu "voir" la margarine. Tres peu, donc, de "reveuse adolescence", mais l'attente du samedi soir, la paye qu'on rapporte `a la mere, en gardant juste de quoi s'offrir Le Petit Echo de la Mode et la poudre de riz, les fous rires, les haines. Un jour, le contremaître a laissé son cache-nez se prendre dans la courroie d'une machine. Personne ne l'a secouru et il a du se dégager seul. Ma mere était `a côté de lui. Comment admettre cela, sauf `a avoir subi un poids égal d'aliénation? De tous, c'est ma mere qui avait le plus de violence et d'orgueil, une clairvoyance révoltée de sa position d'inférieure dans la société et le refus d'etre seulement jugée sur celle-ci. L'une de ses réflexions fréquentes `a propos des gens riches, "on les vaut bien". C'était une belle blonde assez forte ("on m'aurait acheté ma santé!"), aux yeux gris. Elle aimait lire tout ce qui lui tombait sous la main, chanter les chansons nouvelles, se farder, sortir en bande au cinéma, au théâtre voir jouer Roger la honte et Le Maître de forges. Toujours prete `a "s'en payer". Mais `a une époque et dans une petite ville ou l'essentiel de la vie sociale consistait `a en apprendre le plus possible sur les gens, ou s'exerçait une surveillance constante et naturelle sur la conduite des femmes, on ne pouvait qu'etre prise entre le désir de "profiter de sa jeunesse" et l'obsession d'etre "montrée du doigt". Ma mere s'est efforcée de se conformer au jugement le plus favorable porté sur les filles travaillant en usine: "ouvriere mais sérieuse", pratiquant la messe et les sacrements, le pain bénit, brodant son trousseau chez les soeurs de l'orphelinat, n'allant jamais au bois seule avec un garçon. Ignorant que ses jupes raccourcies, ses cheveux `a la garçonne, ses yeux "hardis", le fait surtout qu'elle travaille avec des hommes, suffisaient `a empecher qu'on la considere comme ce qu'elle aspirait `a etre, "une jeune fille comme il faut". Il me semble maintenant que j'écris sur ma mere pour, `a mon tour, la mettre au monde. Elle était devenue tres forte, quatre-vingt-neuf kilos. Elle mangeait beaucoup, gardait toujours des morceaux de sucre dans la poche de sa blouse. Pour maigrir, elle s'est procuré des pilules dans une pharmacie de Rouen, en cachette de mon pere. Elle s'est privée de pain, de beurre, mais n'a perdu que dix kilos. Elle claquait les portes, elle cognait les chaises en les empilant sur les tables pour balayer. Tout ce qu'elle faisait, elle le faisait avec bruit. elle ne posait pas les objets, mais semblait les jeter. A sa figure, on voyait tout de suite si elle était contrariée. En famille, elle disait ce qu'elle pensait en paroles abruptes. Elle m'appelait chameau, souillon, petite garce, ou simplement "déplaisante". Elle me battait facilement, des gifles surtout, parfois des coups de poing sur les épaules ("je l'aurais tuée si je ne m'étais pas retenue!"). Cinq minutes apres, elle me serrait contre elle et j'étais sa "poupée". Elle m'offrait des jouets et des livres `a la moindre occasion, fete, maladie, sortie en fille. Elle me conduisait chez le dentiste, le spécialiste des bronches, elle veillait `a m'acheter de bonnes chaussures, des vetements chauds, toutes les fournitures scolaires réclamées par la maîtresse (elle m'avait mise au pensionnat, non `a l'école communale). Quand je remarquais qu'une camarade avait par exemple une ardoise incassable, elle me demandait aussitôt si j'avais envie d'en avoir une: "Je ne voudrais pas qu'on dis que tu es moins bien que les autres." Son désir le plus profond était de me donner tout ce qu'elle n'avait pas eu. Mais cela représentait pour elle un tel effort de travail, tant de soucis d'argent, et une préoccupation du bonheur des enfants si nouvelle par rapport `a l'éducation d'autrefois, qu'elle ne pouvait s'empecher de constater: "Tu nous coutes cher" ou "Avec tout ce que tu as, tu n'es pas encore heureuse!" Elle a poursuivi son désir d'apprendre `a travers moi. Le soir, `a table, elle me faisait parler de mon école, de ce qu'on m'enseignait, des professeurs. Elle avait plaisir `a employer mes expressions, la "récré", les "compos" ou la "gym". Il lui semblait normal que je la "reprenne" quand elle avait dit un "mot de travers". Elle ne me demandait plus si je voulais "faire collation", mais "gouter". Elle m'emmenait voir `a Rouen des monuments historiques et le musée, `a Villequier les tombes de la famille Hugo. Toujours prete `a admirer. Elle lisait les livres que je lisais, conseillés par le libraire. Mais parcourant aussi parfois Le Hérisson oublié par un client et riant: "C'est bete et on le lit quand meme!" (En allant avec moi au musée, peut-etre éprouvait-elle moins la satisfaction de regarder des vases égyptiens que la fierté de me pousser vers des connaissances et des gouts qu'elle savait etre ceux des gens cultivés. Les gisants de la cathédrale, Dickens et Daudet au lieu de Confidences, abandonné un jour, c'était, sans doute, davantage pour mon bonheur qu pour le sien.) Je la croyais supérieure `a mon pere, parce qu'elle me paraissait plus proche que lui des maîtresses et des professeurs. Tout en elle, son autorité, ses désirs et son ambition, allait dans le sens de l'école. Il y avait entre nous une connivence autour de la lecture, des poésies que je lui récitais, des gâteaux au salon de thé de Rouen, dont il était exclu. Il me conduisait `a la foire, au cirque, aux films de Fernandel, il m'apprenait `a monter `a vélo, `a reconnaître les légumes du jardin. Avec lui je m'amusais, avec elle j'avais des "conversations". Des deux, elle était la figure dominante, la loi. A l'adolescence, je me suis détachée d'elle et il n'y a plus eu que la lutte entre nous deux. Dans le monde ou elle avait été jeune, l'idée meme de la liberté des filles ne se posait pas, sinon en termes de perdition. On ne parlait de la sexualité que sur le mode de la grivoiserie interdite aux "jeunes oreilles" ou du jugement social, avoir bonne ou mauvaise conduite. Elle ne m'a jamais rien dit et je n'aurais pas osé lui demander quoi que ce soit, la curiosité étant déj`a considérée comme le début du vice. Mon angoisse, le moment venu, de lui avouer que j'avais mes regles, prononcer pour la premiere fois le mot devant elle, et sa rougeur en me tendant une garniture, sans m'expliquer la façon de la mettre. Elle n'a pas aimé me voir grandir. Lorsqu'elle me voyait déshabillée, mon corps semblait la dégouter. Sans doute, avoir de la poitrine, des hanches signifiait une menace, celle que je coure apres les garçons et ne m'intéresse plus aux études. Elle essayait de me conserver enfant, disant que j'avais treize ans `a une semaine de mes quatorze ans, me faisant porter des jupes plissées, des socquettes et des chaussures plates. Jusqu'`a dix-huit ans, presque toutes nos disputes ont tourné autour de l'interdiction de sortir, du choix des vetements (son désir répété, par exemple, que j'aie une gaine au-dehors, "tu serais mieux habillée"). Elle entrait dans une colere disproportionnée, en apparence, au sujet: "Tu ne va TOUT DE MEME PAS sortir comme ça" (avec cette robe, cette coiffure, etc.) mais qui me paraissait normale. Nous savions toutes les deux `a quoi nous en tenir: elle, sur mon désir de plaire aux garçons, moi, sur sa hantise qu'il "m'arrive un malheur", c'est-`a-dire coucher avec n'importe qui et tomber enceinte. Elle a changé. Elle mettait la table de plus en plus tôt, onze heures le matin, six heures et demie le soir. Elle lisait seulement France-Dimanche et les romans-photos que lui passait une jeune femme, ancienne cliente (les cherchant dans son buffet lorsque je venais la voir). Elle allumait la télé des le matin - il n'y avait pas alors d'émissions, juste de la musique et la mire sur l'écran - , la laissait marcher toute la journée en la regardant `a peine et le soir s'endormait devant. Elle s'énervait facilement, disait sans cesse, "ça me dégoute", `a propos d'inconvénients futiles, une blouse difficile `a repasser, le pain qui avait augmenté de dix centimes. Une tendance aussi `a s'affoler, pour une circulaire annonçant qu'elle avait gagné ceci ou cela, "mais je n'ai rien demandé!". Quand elle évoquait Annecy, les promenades avec les enfants dans les vieux quartiers, les cygnes sur le lac, elle était prete `a pleurer. Il manquait des mots dans ses lettres, plus rares et courtes. Dans le studio, il y avait une odeur. Il lui est arrivé des aventures. Elle attendait sur le quai de la gare un train déj`a parti. Au moment d'acheter ses commissions, elle trouvait tous les magasins fermés. Ses clés disparaissaient sans arret. La Redoute lui expédiait des articles qu'elle n'avait pas commandés. Elle est devenue agressive vis-`a-vis de la famille d'Yvetot, les accusant tous de curiosité `a propos de son argent, ne voulant plus les fréquenter. Un jour, ou je lui téléphonais: "J'en ai marre de me faire chier dans ce bordel." Elle semblait se raidir contre des menaces indicibles. Son histoire s'arrete, celle ou elle avait sa place dans le monde. Elle perdait la tete. Cela s'appelle la maladie d'Alzheimer, nom donné par les médecins `a une forme de démence sénile. Depuis quelques jours, j'écris de plus en plus difficilement, peut-etre parce que je voudrais ne jamais arriver `a ce moment. Pourtant, je sais que je ne peux pas vivre sans unir par l'écriture la femme démente qu'elle est devenue, `a celle forte et lumineuse qu'elle avait été. Elle a passé un autre hiver. Le dimanche apres Pâques, je suis venue la voir avec du forsythia. Il faisait gris et froid. Elle était dans la salle `a manger avec les autres femmes. La télévision marchait. elle m'a souri quand je me suis approchée d'elle. J'ai roulé son fauteuil jusqu'`a sa chambre. J'ai arrangé les branches de forsythia dans un vase. Je me suis assise `a côté d'elle et je lui ai donné `a manger du chocolat. On lui avait mis des chaussettes de laine brune montant au-dessus du genou, une blouse trop courte qui laissait découvertes ses cuisses amaigries. Je lui ai nettoyé les mains, la bouche, elle avait la peau tiede. A un moment, elle a essayé de saisir les branches de forsythia. Plus tard, je l'ai ramenée `a la salle `a manger, c'était l'émission de Jacques Martin, "L'école des fans". Je l'ai embrassée et j'ai pris l'ascenseur. Elle est morte le lendemain. Dans la semaine qui a suivi, je revoyais ce dimanche, ou elle était vivante, les chaussettes brunes, le forsythia, ses gestes, son sourire quand je lui avais dit au revoir, puis le lundi, ou elle était morte, couchée dans son lit. Je n'arrivais pas `a joindre les deux jours. Maintenant, tout est lié. Ceci n'est pas une biographie, ni un roman naturellement, peut-etre quelque chose entre la littérature, la sociologie et l'histoire. Il fallait que ma mere, née dans un milieu dominé, dont elle a voulu sortir, devienne histoire, pour que je me sente moins seule et factice dans le monde dominant des mots et des idées ou, selon son désir, je suis passée. Je n'entendrai plus sa voix. C'est elle, et ses paroles, ses mains, ses gestes, sa maniere de rire et de marcher, qui unissaient la femme que je suis `a l'enfant que j'ai été. J'ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue.