Camille LAURENS - Dans ces bras-lä C'était lui. Aux battements de mon coeur je ne pouvais pas me tromper. Je sais que c'est difficile ä croire, certe soudaine certitude, mais voilä. Je me levai, laissant le verre plein sur la table, je payai et je le suivis. II marchait vite, aussi vite que moi, j'aimais la facon dont il était vetu, ses hanches étroites, ses belles épaules, je ne voulais pas le perdre. A deux ou trois rues de lá, il entra sous un porche, il disparut. Le temps que j'arrive et pousse ä mon tour la lourde porte, il avait déjä pénétré dans l'un des appartements, mais lequel? On n'entendait rien dans la cage ďescalier, ľascenseur était reste au rez-de-chaussée. Comment savoir? Je montai sans faire de bruit, un tapis couvrait les marches. C'était un immeuble bourgeois de trois étages, avec deux portes ä chaque palier. La plupart s'ornaient d'une plaque en cuivre, certaines étaient silencieuses, d'autres laissaient passer le bruit d'une voix, la sonnerie d'un telephone. Craignant d'etre surprise immobile sur le paillasson, ä regarder, ä écouter, je redescendis. Les boites ä lettres fournissaient peu d'informations : des noms, parfois méme pas. C'était des boites anciennes, avec une fente par laquelle on peut glisser la main. Dehors, les plaques brillantes oú je voyais le reflet deforme de mon visage donnaient plus de details, mais sans faciliter vraiment les recherches : touš les occupants exercaient une profession médicale, un seul était avocat ä la Cour. Comment savoir qui il était, qui était cet homme? Certes il pouvait étre avocat, il en avait bien l'allure, encore que je n'eusse pour ma part rencontre qu'un seul avocat dans ma vie, quelques semaines plus tôt, qui ressemblait ä un trafiquant d'armes - disons plutôt qu'il en était ľimage idéale, celie que dessineraient spontanément la veuve et l'orphelin. Mais il pouvait tout aussi bien étre médecin. II y en avait lá plusieurs, je les passai en revue. Les noms soudain n'étaient plus arbitraires, prenaient valeur de signe, et je tentais d'y lire un sens comme en un visage inconnu. Dans cet immeuble IIIe République, par quelque mystérieuse correspondance entre les lieux et les étres, touš portaient des prénoms ďautrefois, des noms désuets : Raymond Lecointre, Raoul Dulac, Paulette Méziěres, Armand Dhomb - mais non, non, j'avais mal lu : pas Armand, Amand, Amand Dhombre, pediatre, ancien externe de la faculté de Paris. Amand, oui, je n'invente pas, ca existe, c'est dans les dictionnaires de prénoms, c'est le masculin d'Amandine, du latin amandus, « choisi pour l'amour », le plus célěbre des Amand fut un moine qui se consacra ä ľévangélisation de la Gaule dans les années 680, ainsi que me ľapprit ľouvrage de reference consulté le méme soir. « Choisi pour l'amour », ca pouvait étre lui, ca pouvait parfaitement : il y a de ces coincidences qui, dans un román, paraitraient penibles mais qui, dans la vie, répondent ä une nécessité dont personne ne s'étonne. Amand Dhombre : ce devait étre lui, élu pour l'amour et choisi par moi sous le sceau du plus profond secret, Amand Dhombre, une ombre ďamant qu'il me tardait de transformer en proie, en lumiére, en soleil. Je regardai tout de méme les autres, par acquit de conscience : restaient Roger Bose, masseur-kinésithérapeute, reeducation post-traumatique, et, au méme dernier étage, Abel Weil, psychanalyste, thérapie conjugate - ils avaient la méme špecialite. Je ne m'y attardai pas, car il me sembla que, arrivée sur ses pas dans le hall, s'il était monté jusqu'au troisiéme j'aurais entendu une clef tourner, une porte s'ouvrir ou se fermer. Je m'en tins done ä mon intuition initiale (Ier étage gauche) et notai son numero de telephone (ma fille ainée avait, ces derniers temps, un rhume trainant). C'est ä ce moment que le porche s'ouvrit sur une odeur de camphre suivie d'une vieille femme qui me dévisagea avec méfiance - qu'est-ce que je faisais lá? Je baissai les yeux sur mon calepin - la concierge ? -puis la regardai s'éloigner, glisser le long du trottoir avec certe fluidité des gens qui ont toujours mis des patins chez eux, progresser jusqu'au coin de ľavenue - serais-je la méme un jour, aussi lente? - avant de comprendre sans plus de vélocité qu'il n'était peut-étre lui aussi qu'un client, un patient, et je fixais mon carnet d'un air stupide - qu'est-ce que je faisais lá? J'attendais. J'attendais qu'il revienne, qu'il reparaisse; je n'arrivais pas ä partir, j'avais peur que tout s'écroule, que vu de loin ca ne ressemble plus ä rien, que ce ne soit rien. Je voulais le revoir, je voulais que ce soit vrai, que ľombre prenne corps. Et puisqu'il n'y avait dans la rue ni café pour la tromper, ni vitríne pour la réduire, ni abribus pour la justifier, ľattente se statufia sous mon humble espěce au bas de ľimmeuble, comme si ľon avait déménagé un instant sur le trottoir ľune des nymphes qui en oceupent souvent les cours et pleurent ľeau de leurs fontaines... D'autres que moi auraient agi autrement, inspectant les salles ďattente, interrogeant les secretaires, prétextant une urgence. J'en étais incapable. Je ne pouvais ni renoncer ni entreprendre, seulement attendre - mais attendre quelqu'un, n'est-ce pas un moyen d'etre avec lui? II ne vint pas. J'attendis prés d'une heure, bouleversée, transie. II me manquait. Plusieurs personnes sortirent, ce n'était jamais lui. J'en conclus qu'il n'était pas un client, qu'il travaillait lá, que je saurais oú le retrouver. Je finis par m'en aller car il n'était pas loin de quatre heures et j'avais rendez-vous avec mon éditeur. Et s'il y a bien quelqu'un qui déteste arriver en retard, essoufflée, le coeur battant et montrant sa folie, c'est moi. 1 Ce serait un livre sur les hommes, sur l'amour des hommes : objets aimés, sujets aimants, ils formeraient 1'objet et le sujet du livre. Les hommes en general, tous - ceux qui sont la sans que jamais ľon sache ďeux autre chose que leur sexe : ce sont des hommes, voila tout ce qu'on peut en dire -, et les hommes en particulier, quelques-uns. Ce serait un livre sur tous les hommes d'une femme, du premier au dernier - pere, grand-pěre, fils, frěre, ami, amant, mari, patron, collěgue..., dans l'ordre ou le désordre de leur apparition dans sa vie, dans ce mouvement mystérieux de presence et d'oubli qui les fait changer ä ses yeux, s'en aller, revenir, demeurer, devenir. Ainsi la forme du livre serait-elle discontinue, afin de mimer au fil des pages ce jeu de va-et-vient, ces progres, ces ruptures qui tissent et défont le lien entre eile et eux : les hommes feraient des entrees et des sorties comme au theatre, certains n'auraient qu'une scene, ďautres plusieurs, ils prendraient plus ou moins ďimportance, comme dans la vie, plus ou moins de place, comme dans le souvenir. Je ne serais pas la femme du livre. Ce serait un roman, ce serait un personnage, qui ne se dessinerait justement qu'ä la lumiěre des hommes rencontres ; ses contours se préciseraient peu ä peu de la méme facon que sur une diapositive, dont l'image n'apparait que levée vers le jour. Les hommes seraient ce jour autour d'elle, ce qui la rend visible, ce qui la crée, peut-étre. Je sais ce que vous allez dire : et les femmes ? Les autres femmes ? La mere, la soeur, l'amie... N'ont-elles pas autant de poids dans une vie, sinon davantage ? Ne comptent-elles pas ? Elles ne compteraient pas. Pas dans certe histoire. Ou trěs peu. Je donnerais au personnage ce trait precis de mon caractěre (je le tiens de ma mere...) : ne s'étre, pendant toutes ces années, intéressée - n'avoir pu s'intéresser - qu'aux hommes. C'est ainsi. C'est un défaut, si vous voulez. Un défaut d'attention, une carence de l'esprit. Depuis toujours, eile regarde les hommes, rien ďautre. Ni les paysages, ni les animaux, ni les objets. Les enfants, quand eile aime leur pere. Les femmes, quand elles parlent des hommes. Toute autre conversation l'ennuie, eile y perd son temps. Elle peut visiter les plus beaux pays du monde, voir les pampas, les deserts, les musées, les églises, tous les voyages lui semblent vains tant que n'apparait pas, fut-ce en reflet, en mirage, en ombre chinoise, la trace ďun homme bleu, ďun gaucho, d'un Christ. Sa géographie est humaine, strictement. Elle ne fera jamais un kilometre pour contempler seule un lever de soleil, une falaise, ou les lignes au loin du Mont-Blanc - eile ne voit pas ľintérét, eile a l'impression d'etre morte. Elle est sortie demi-folle du film de Cukor, Women, oú il n'y a que des femmes, et parfois ľune d'elles s'écrie en tournant la téte vers la porte : « Tiens, voici John » (ou Mark, ou Philip), mais jamais celui-ci n'entre dans le champ : aucun corps d'homme, pas méme une voix - c'est insupportable. Mais eile déteste aussi les films de guerre, les histoires de sous-marins males et d'amitié virile oú les femmes n'apparaissent qu'en Photographie dans un portefeuille et en souvenir ému juste avant la mort. Ľintérét passionné qu'elle porte aux hommes, il faut qu'ils le lui rendent. Elle aime les hommes qui pensent aux femmes. Děs qu'elle arrive quelque part, ou qu'elle aille, eile regarde s'il y a des hommes. C'est un reflexe, un automatisme, comme d'autres écoutent la météo : une facon d'anticiper le proche avenir, de savoir quel temps il va faire. L'attrait n'est pas d'abord physique, en tout cas pas nécessairement, méme s'il le devient souvent. Elle n'a pas de type particulier, pas de fascination speciale - blonds, bruns, grands, minces, trapus, fragiles -, eile a des preferences, bien súr, mais pas de systéme. Dans un premier temps, l'homme compte moins comme individu caractérisé que comme presence; c'est une réalité globale dont la vue s'assure aussitôt oú le coeur se rassure : il y a des hommes. Elle ne va pas ä leur rencontre, du moins pas comme on pourrait croire. Elle ne fond pas sur eux pour les capter, les saisir, leur parier. Elle les regarde. Elle se remplit de leur image comme un lac du reflet d'un ciel. Elle les maintient d'abord dans certe distance qui permet de les réfléchir. Les hommes restent done lá longtemps, en face d'elle. Elle les regarde, eile les observe, eile les contemple. Elle les voit toujours comme ces voyageurs assis vis-ä-vis d'elle dans les trains maintenant rares oú cette disposition existe encore : non pas ä côté d'elle, dans le méme sens, mais en face, de ľautre côté de la tablette oú git le livre qu'elle écrit. Ils se tiennent lá. C'est le sexe oppose. Je serais done aussi ce personnage, on peut le penser, bien súr, puisque j'écris, puisque c'est moi qui laisse épars entre nous les feuillets oú je parle d'eux. Difficile d'y échapper tout ä fait. Mais la question de la vérité ne se posera pas. II ne s'agira ni de mon pere, ni de mon mari, ni de personne; il faudra qu'on le comprenne. Ce sera une sorte de double construction imaginaire, une creation réciproque : j'écrirai ce que je vois d'eux et vous lirez ce qu'ils font de moi - quelle femme je deviens en inventant cet inventaire : les hommes de ma vie. Le cliche est ä prendre au pied de la lettre : les hommes de ma vie, comme je dirais : les battements de mon coeur. Oui, voilá le projet dans sa definition la plus juste. Ce serait aprés un grand bal dont, passant de bras en bras, j'aurais malgré ľivresse tenú ä jour et conserve le carnet, et ľon pourrait y reconnaitre, au fil des pages, des danses et des noms, le defilé irrégulier des cavaliers, bien súr, leur maniere propre, leur allure, mais surtout, dessinée par le mouvement méme du tourbillon, allant de ľun ä ľautre, prise, laissée, reprise, embrassée, le coeur battant, la figure floue et chavirée de la danseuse, en vue cavaliére. Carnet de bal. Ce serait le titre. 2 * Dans ľidéal, voilä ce que je voulais dire ä mon éditeur. Bien entendu je n'en fis rien : écrire est tout ce que je peux espérer. II portait une chemise blanche sans cravate, il était bronze. II me demanda comment j'allais, j'allais bien, ce que j'avais vu au cinéma ces derniers temps, ce que j'avais lu. Je lui citai quelques titres, ľun ďeux surtout, que j'avais adoré, il me demanda pourquoi, ce qui m'avait plu dans ce film, je lui expliquai que c'était un bon film, excellent méme, et comme il me regardait avec une expression ďintérét profond, j'ajoutai que j'avais beaucoup aimé, vraiment, qu'il devrait aller le voir, que c'était bien. II me dit qu'il ľavait vu mais qu'il avait préféré le precedent, que lá les citations d'Hitchcock étaient un peu lourdes, que le recours systématique ä ľellipse gachait une partie du plaisir qu'on pouvait prendre au noir et blane, par ailleurs tellement mis ä toutes les sauces ces dix derniéres années, et que Kadoshki, sur le méme sujet, avait fait infiniment mieux en 1965, non? Oui, peut-étre, je ne ľavais pas vu, je le lui dis en me resservant du thé - la théiére était vide, ma tasse aussi, je buvais quand méme tout en émiettant le suere entre le pouce et ľindex, il n'avait pas tort, bien súr, mais tout de méme - je gardais la tasse ä mes lévres - tout de méme, ca se laissait voir. II me demanda si j'en voulais un autre, je dis non, que ce n'était pas la peine. Est-ce que j'écrivais, est-ce que j'avais commence quelque chose, est-ce que je pouvais lui en parier? Oui, enfin, non, je... Le garcon voulait encaisser, il sortit son porte-monnaie, je sortis le mien, mais non, il n'y avait pas de raison, eh bien merci, alors. Logiquement, le livre devrait s'ouvrir sur le pere. II y a toujours beaucoup ä dire sur ľhomme qui vous a concu, ľhistoire commence lá. Malgré tout, j'étais assez tentée de faire entrer ľéditeur d'abord, parce que ce n'était pas ma vie que j'écrivais, mais un román (ma vie, quant ä eile, s'écrivait sans moi, je le savais, méme si j'étais décidée ä lui imprimer un mouvement personnel, ä donner la cadence, sinon j'allais mourir immobile). Aussi, ä peine de retour chez moi, non sans avoir au préalable pris rendez-vous chez le pediatre, j'entrepris mon carnet de bal - premiers tours de piste, valse ä deux temps. Ľéditeur Quand il appelle la premiere fois, e'est dimanche. II est dix heures ä sa montre, midi pour lui. II vient de lire son roman, eile dort ä poings fermés, complětement nue tant la chaleur est grande. Elle entend la troisiěme ou quatriěme sonnerie, eile descend ľescalier ä toute allure, décroche. II pensait bien qu'elle était une femme, il le dit aussitôt, il en était certain, malgré le prénom. II appelle pour dire qu'il aime. II a ce courage. Est-ce beaucoup plus facile parce qu'il s'agit ďun livre ? Elle ne sait pas, ce n'est pas súr : il faut trouver les mots, faire cet aveu : ľamour. II n'appelle pas pour raison professionnelle, il ne travaille pas : c'est dimanche. II appelle par amour, soudain il a envie de le dire : il aime ses mots, sa voix, ce qu'elle a bien voulu lui donner, lui faire entendre, il ľaime. Elle n'a aucune idée de lui, eile ne peut pas se le représenter. Mais sa voix lui plait, et puis c'est un homme. Ľéditeur est un homme, cela va de soi, le contraire serait inimaginable. A quoi servirait ďécrire, quel sens aurait ce geste si ce n'était pas un homme qui ľacceptait, qui ľen remerciait? II appelle de ľautre côté des mers, il lui propose un jour de rendez-vous, ľété, quand eile voudra, il attendra qu'elle vienne. Elle reste longtemps nue dans le soleil, ä faire des entrechats. C'est si bon d'etre aimée. La scéne prend trés vite sa dimension fondatrice. Dans ľhistoire mythique vers quoi tend la vie děs qu'on la raconte, eile reste connue sous sa date : c'est ľappel du 17 juin. Le pere Quand il la prend dans ses bras la premiére fois, le pere est déjä pere, il sait ce que c'est. Qu'est-ce que c'est? dit la mere derriére le masque oú eile aspire encore un peu ďair. C'est une fille. Quand il ľappelle la premiére fois, il a un moment ďhésitation. II avait prévu Jean, comme son pere, et Pierre, comme lui: Jean-Pierre. II faut débaptiser ľidée morte, nommer le corps. II ľappelle Camille. La mere a un léger malaise post-partum, sans gravité. Ce n'est pas grave, dit la sage-femme. Le pere pose Camille dans son berceau. II marche dans la rue, c'est le 10 novembre. Le voici deux fois pere. Pere de deux filles. Ľainée s'appelle Claude. Un an plus tard, le pere appelle. C'est une fille. II a trois filles. II appelle de ľautre côté du réve, du bord lointain de son désir. II ne va pas la voir, il sait ce que c'est. 3 Cest une fílle qui respire mal, eile est bleue. Elle meurt le lendemain, le pere la voit morte. On ľappelle Pierrette. De Pierre, le pere. Cest la fílle du pere trois fois pere. Claude et Camille sont chez leurs grands-parents. Le pere vient les chercher - Claude? Camille? -, elles viennent. Camille agite les mains dans le soleil - papa. Cest si bon ďaimer. - Avez-vous des enfants? - Non, dit le pere, j'ai deux filles. Amand Dhombre était un homme adorable, chaleureux, ďun contact facile, ma fílle rit aux éclats lorsqu'il lui proposa de la transformer en hérisson grace ä de minuscules aiguilles steriles - il avait un diplome d'acupuncteur, bref, un type formidable. Monsieur Dhombre pere avait fait la Corée ou le Vietnam et sauvé du napalm sa future lignée, du moins füt-ce ainsi que je me racontai l'histoire d'amour qui remplacait la mienne inopinément tandis que, tassée dans un coin sur une chaise, je me soumettais au principe de réalité : c'était un Asiatique d'environ 1 m 63 et 45 kg, dont le sourire ne pouvait en aucun cas se substituer au visage ténébreux de ľinconnu apercu la veille, qu'il allait me falloir oublier, pensais-je, comme tout le reste, comme on oublie qu'on respire ou qu'on a le ciel au-dessus de la téte. Ce fut pourtant en levant machinalement les yeux vers le haut de l'escalier, triste et défaite au sortir de la, que je reconnus, actionnant une clef au troisiěme étage, le veston de tweed dont je remarquais ä present la coupe impeccable dans l'ouverture de la porte capitonnée ou il m'accueillait pour le premier entretien psychothérapique que j'avais bien été forcée de solliciter auprěs d'Abel Weil, puisque c'était lui. C'était un projet fou, peut-étre, mais aussi l'occasion de tenter ce pari : séduire un homme non pas, comme d'habitude, en lui cachant tout, en masquant du moins l'essentiel, mais au contraire en lui disant tout, en disant du moins l'essentiel - ce qui, de chacun, doit étre su, ce qui suffit pour étre aimé ou non. Sans doute aurais-je pu m'arranger, ä force d'efforts, pour le rencontrer ailleurs qu'ä son cabinet, pour approcher ses relations, ses amis, sa famílie, pour entrer dans le cercle mondain qui m'aurait permis, un jour, d'etre assise ä côté de lui ä table et de lui demander quelle était sa profession, et s'il voulait bien m'en parier un peu, c'est si passionnant, la psychanalyse, les méandres de l'äme humaine, ce doit étre dur, aussi, est-ce que vous n'avez pas envie d'autre chose, parfois? Mais les ruses ne me disaient rien, ni la patience qui les accompagne. Qu'il soit psychanalyste ne m'apparaissait d'ailleurs pas comme une simple opportunité de le voir vite en prenant rendez-vous, mais, au-dela, comme un moyen de savoir enfin ce qu'était l'amour, ce que j'attendais de l'amour des hommes, ce que j'attendais. Ca tombait bien, au fond, certe foudre me transpercant ä la terrasse ďun café, c'était un signe du ciel, certe flěche fichée en moi comme un cri ä sa seule vue, certe blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porte au coeur muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre. II me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais. Je ne pretends pas qu'il n'y eut de ma part aucune stratégie. Si je commencai, dans la tradition ďune thérapie ordinaire, en lui parlant de mon mari, de mon couple, comme on dit, c'est que j'avais peur d'etre découverte et renvoyée, et que plus rien ne soit possible alors. Dans la suite, j'usai aussi des armes habituelles de la jalousie, de la coquetterie, de la seduction. Mais peu, au fond. Bien sůr, je voulais qu'il me trouve belle et je me faisais belle pour aller ä nos rendez-vous. Tel n'était pourtant pas mon objectif premier : je voulais avant tout qu'il me connaisse, qu'il sache qui j'étais et, le sachant, qu'il m'aime. Je voulais savoir si l'on pouvait m'aimer autrement que dans le mystěre -dans la nudité de ma douleur, dans ma misére. Longtemps, la main creuse attendant l'obole, j'avais mendié l'amour auprěs de qui voulait m'entendre. Je venais de trouver ä qui parier. C'était lui. Qu'on me comprenne bien : je ne suis pas tombée amoureuse de mon analyste - une telle banalite ajoutée ä tant d'autres m'aurait été intolerable, ä certe époque, je ne ľaurais pas supportée. Non, je me suis éprise d'un inconnu qui s'est révélé étre, par le plus grand des hasards, psychanalyste : ce n'est pas la méme chose, méme si j'ai vu dans ce hasard une chance, une promesse d'avenir - ce qu'on appelle un heureux hasard. Ce ľétait d'autant plus que je venais d'entamer ä la fois mon divorce et mon livre ; je pensais que la parole si longtemps réduite ä presque rien allait ä point nommé me faciliter ľun et ľautre. II y avait bien quelque ironie ä ce qu'il fut specialise dans la thérapie conjugale, puisque j'étais fermement décidée ä laisser mon mari ä ľécart de ľentreprise - et pour cause -, mais d'un autre côté cela permettrait d'entrer aussitôt dans le vif du sujet, l'amour. Abel Weil était done ľhomme ideal, ä tous points de vue ideal. Aussi, lorsque, s'étant assis en face de moi pres d'un petit divan de velours gris et ayant croisé élégamment ses longues jambes, il me dit : « Je vous écoute », la certitude éprouvée huit jours plus tôt au café ou je l'avais vu revint plus forte que jamais, et ce rut exactement, dans ľacception ä la fois triviale et passionnée, pragmatique et possessive de la formule, ce rut exactement comme s'il m'avait dit, avec le méme sérieux amoureux et la méme verve gouailleuse, tandis que des bribes de la chanson me revenaient en tete, ce rut exactement comme s'il m'avait dit : « Je suis votre homme. » Děs lors, il n'y eut plus pour moi, pendant des mois, que deux ancrages dans un temps qui dérivait : mon livre et nos rendez-vous, ľécriture dans la solitude de la memoire et la parole dans le monologue de nos rencontres. Et il n'y 4 eut plus aussi que deux sortes d'hommes : ceux dont je parlais, dont je faisais revivre ľhistoire ä travers moi, et celui ä qui je parlais, dont j'attendais qu'il donne une suite ä ľhistoire, ou, peut-étre, qu'il me fasse revivre. Oui, il n'y eut plus au monde que deux sortes d'hommes : les autres, et lui... Seule avec lui Je ne sais pas vraiment comment le dire, je n'avais pas prévu d'en parier si vite, d'etre la devant vous, j'ai pris rendez-vous sans réfléchir, en fait je voudrais que personne ne le sache, que mes enfants l'ignorent, que mes parents l'ignorent, d'ailleurs est-ce que ca les regarde - est-ce que ga vous regarde, regardez-moi, répondez-moi, est-ce que get vous interes se, est-ce que je vous interes se? Au debut c'était bien, évidemment, au debut... Je vais dire des evidences, des choses que vous entendez tous les j ours, que vous savez, des banalités ä longueur de temps, des récits qui trainent partout dans les livres, les magazines, les chansons, les romans, les journaux, je suis documentaliste, je lis tout, je lis tout le temps, le reste du temps j'écris, alors vous pensez si je sais, si je sais ä quel point c'est bete - éternel et bete, ä quel point. Le mari, ľamant, ľex, les ex, le pere, le copain, ľami, je connais toutes les categories, tout ce qui s'écrit sur le sujet, les différents styles, les types, la typologie : le prudent, le casanier, le distant, le timide, le surbooké, le méfiant, le violent, le tendre, le déprimé, le passionné, ľinfidéle, je ne suis pas la premiére, c'est súr, je ne suis pas la seule, et c'est déjä insupportable, certe repetition, ce discours, la trivialité démultipliée de ces mots mille fois prononcés, mille fois entendus : je ľaime, je ľai aimé, je ne ľaime plus, ce mec, ce type, est-ce que je ľaime encore, cet homme, ce mec-lä, mon mec, avec lui c'était bien, au debut c'était bien, c'était formidable - on dit ca des livres aussi, des gens, des moments, des voyages : un livre formidable, un pere formidable, des vacances formidables - ca n'a plus de sens, plus le sens ďautrefois, quand ca désignait ce qui inspire une grande peur, une terreur stupéfaite, un étonnement, un saisissement ďeffroi - et pourtant, c'est ca justement, on peut le dire ainsi: j'ai eu un passé formidable. C'est pourquoi je suis lá ä vous parier - est-ce que vous m'écoutez, est-ce que vous saisissez? - est-ce que ce n'est pas toujours la méme chose, toujours affreusement pareil, une angoisse mélée au temps, un effroi devant la disparition, la demolition, ľeffacement, est-ce qu'il y a autre chose, au bout d'un moment, que certe peur qui m'amene : une terri-fiante usure, une erosion formidable? - est-ce que vous le savez, est-ce que vous pouvez répondre, ětes-vous un specialisté, quel genre d'homme ětes-vous : un professionnel, un passionné, un dilettante, un Don Juan, un expert, un super-coup, un pere modele, un pantouflard, un carriériste, un affairiste, un pauvre mec, un type bien, un homme formidable ? Je ne sais pas, je ne sais plus, je veux bien en parier, oui, essayer les mots dans la bouche et pas sur la feuille blanche, pour une fois - j'écris, d'habitude, j'écris sur les hommes, un livre sur les mecs, « et votre livre sur les mecs, ca avance? », quel autre sujet qui vaille, je vous le demande, personnellement c'est tout ce que je vois, c'est tout ce qui me regarde - ah! le premier regard, le tout premier, je m'en souviens encore comme si c'était hier, c'était il y a quinze ans, je suis mariée depuis quinze ans, ca va faire quinze ans - des mines, des mines oú se devine ľarchitecture ancienne, un monument ďamour dont ne resterait que le pian au sol, plus rien dans l'air, plus de relief, plus rien qu'ä terre la trace de belles fondations - ä terre, tout ä terre, ä taire aussi peut-étre, ä enterrer -mais oui, oui, au debut -faut-il le dire maintenant, est-ce que ca vaut la peine ? -, au debut c'était bien, la rencontre, c'était formidable. Le mari Elle le connait depuis une minute ä peine lorsqu'ils s'approchent ä se toucher - il a dit « bonjour », peut-étre, quelqu'un les a présentés dans certe soiree, un samedi ä Paris. lis restent quelques secondes immobiles et muets, souriant, puis eile jette ses bras vers lui, autour de son cou, eile ferme les yeux; il la recoit, le corps est chaud sous ses mains, il est ä eile. lis ne parlent que plusieurs heures aprěs, dans une chambre de cet appartement ou ils ne sont jamais venus ni l'un ni l'autre, ils se disent leur nom. C'est le nom qu'elle porte, maintenant. La rencontre telle qu'elle advient constitue pour eile un sommet de perfection. II n'y a pas de mots, on échappe au bmit des mensonges. L'amour, c'est quand on ne dit rien - qu'est-ce qu'on pourrait dire, qui vaille ? Lorsqu'il jouit, bien aprěs eile, il pousse un cri de béte fauve (heureusement la soiree bat son plein), il crie comme s'il mourait. II ne lui a pas demandé si eile prenait la pilule, ni rien : l'instant inclut le passe et l'avenir, c'est un lot indivisible, ä prendre ou ä laisser. Huit jours plus tard, les bans sont publiés. Ils se marient en presence de deux témoins, dans une mairie deserte. Les parents ne sont pas avertis. Un mois aprěs, eile telephone ä son pere et, au détour de la conversation, lui apprend qu'elle s'est mariée. « Contre qui? », dit-il. Contre lui, justement. Tout contre. Camille Laurens, Dans ces bras-lá, Paris, P.O.L., 2000, pp. 9-34. 5